- Citation :
- Raconte un des soirs où tu t'es isolée avec ta mère pour qu'elle t’apprenne la métamorphose.
Il faisait nuit depuis plusieurs heures déjà lorsque Ylea rentra chez elle ce soir-là, un peu fatiguée mais contente. Ses enfants étaient là, tous les deux, ils jouaient à la lumière du feu. Elle pouvait se féliciter de leur indépendance. Ils étaient si jeunes, mais se débrouillaient déjà seuls, surtout lorsqu’elle rentrait tard le soir. Elle ne leur posait que peu de questions sur leurs occupations, mais ils aimaient tout de même lui raconter, et elle prenait toujours un grand plaisir à les entendre, même si cela se résumait en général à des promenades en forêt ou en ville, ou encore au passage d’une troupe de troubadours et saltimbanques. Ils ne s’étaient pas rendu compte qu’elle était arrivée, alors elle en profita pour les observer depuis la porte, en silence. Soudain, Baarl tourna la tête vers elle, et son visage fut illuminé d’un sourire. Ashae suivit son regard, et eut la même réaction. Les deux enfants se levèrent et vinrent l’embrasser.
Ils se dirigèrent ensuite tous les trois vers la petite pièce qui servait de cuisine, et Ylea s’assit à table tandis que ses enfants ramenaient trois assiettes de soupe. Ils mangèrent en discutant gaiement, et ce repas revigora le corps fatigué de la mère de famille. Quand ils eurent fini, ils débarrassèrent, et les deux enfants chahutaient gentiment. Ylea entreprit tout de même de les calmer, car elle savait que sinon ils ne pourraient jamais aller dormir, et elle aurait besoin de repos cette nuit.
Baarl, laisse donc ta sœur tranquille. Ce soir, nous allons faire quelques exercices toutes les deux. Pourquoi n’irais-tu pas jouer avec ton épée en bois ?
Le garçon ne se fit pas prier deux fois, et laissa la mère et la fille en tête à tête. Elles s’installèrent près de la cheminée. Ashae était excitée, cela faisait longtemps qu’elle et sa mère n’avaient pas fait d’exercices, comme elle disait. Même si pour l’instant, cela n’avait encore rien donné, elles ne voulaient pas s’avouer vaincues, et semblaient sûres et certaines qu’elles finiraient par réussir. Pour Ylea, cela ne faisait aucun doute que le pouvoir d’Ashae fonctionnait de la même façon que le sien et celui de son fils. Elle se disait juste que prendre une apparence humaine devait être beaucoup plus compliqué, ce qui expliquait que le pouvoir de sa fille ne se soit manifesté que si tard, et qu’elle n’arrive pas à le contrôler encore un an après sa découverte.
Elles commencèrent, comme d’habitude, par un peu de méditation. Ylea dit à sa fille de respirer lentement, par la bouche, et d’ouvrir son esprit. La jeune fille ferma les yeux, instinctivement, se concentrant sur les sons qu’elle entendait et ce qu’elle ressentait. Le crépitement du feu et le son de l’épée de bois fendant l’air se firent plus lointains, et elle n’entendit bientôt plus que la voix de sa mère.
Tu dois te concentrer, Ashae. Chercher en ton fort intérieur une force, un recoin de ton esprit qui va te sembler à la fois inconnu et familier, une boule blanche qui dégage de la lumière et de la chaleur. Tu dois la sentir dans tout ton corps. Elle a toujours été en toi et tu n'arrives peut-être pas à la distinguer parce que tu es trop habituée à l'avoir. Concentre toi sur ton souffle et les battements de ton cœur, et tu finiras par entendre ce quelque chose, cette force en toi, dont le rythme est différent à celui de ton corps. Il est indépendant et soutient tout le reste, donne de la force et de la cohérence à tes pensées.La fillette fermait les yeux à s'en fendre les paupières, essayant de se concentrer sur les paroles de sa mère et leur sens, qui lui échappait. Il y avait trop de mots, elle n'arrivait pas à comprendre où Ylea voulait en venir. Et surtout, elle ne trouvait pas cette « force », cette « boule blanche ». Par automatisme, elle se mordilla les lèvres. Son front était souligné par une ride, reflétant toute la tension qui habitait Ashae. Des larmes commencèrent à se former dans ses yeux pour l'obliger à les rouvrir.
Regarde, maman, elle pleure !Ashae ouvrit soudain les yeux et prit conscience que les vibrations du bois du sabre dans l'air avaient cessé, et que son frère était à un mètre en train de l'observer, un grand sourire moqueur sur les lèvres. Ashae lança son poing en direction de Baarl, mais le garçon évita le coup en riant.
Baarl, je t'ai dit de laisser ta sœur tranquille... Ashae, tu n'es pas assez concentrée, tu n'y arriveras jamais si tu n'arrives pas à le faire !Elle est nulle, de toutes façons, s'écria le garçon qui s'éloignait en tirant la langue.
C'est toi le nul ! Ashae se leva pour poursuivre son frère, mais sa mère la retint.
Reviens ici, jeune fille, on en a pas encore fini. La fillette obtempéra, mais se jura de le faire payer à Baarl plus tard. Elle se rassit alors sur sa chaise et ferma à demi les yeux, surveillant de loin son frère qui faisait des grimaces pour la distraire. Ylea, qui s'en rendit vite compte, ordonna au garçon d'aller dans la chambre où se trouvaient leurs trois lits. Ashae, plus sereine, put réessayer de se concentrer. Mais les mots de sa mère résonnaient dans sa tête sans qu'elle n'arrive à leur donner un sens. Tout ceci était du charabia pour elle. Elle ne ressentait aucune force en elle, rien qu'elle puisse localiser et séparer du reste de son corps. Sa mère, voyant que cela ne servait à rien et que sa fille ne comprenait pas ce qu'elle lui disait, décida de changer de stratégie.
Bon. La première fois que tu t'es transformée, tu as pris la forme de ton frère. Certainement parce qu'il est la personne dont tu es le plus proche et avec qui tu passes le plus de temps. On va voir si tu arrives à refaire ce tour encore une fois.Ashae opina, décidée à y arriver. Elle attendit les instructions de sa mère, qui lui demanda de se représenter son frère dans son esprit. Elle n'eut aucun mal. Ylea avait raison : ses deux enfants passaient la majeure partie de leur temps ensemble. Ashae connaissait parfaitement son frère, son visage, son corps, sa taille, sa façon se bouger, de s'exprimer... elle n'avait pas besoin d'une grande concentration pour réussir à le faire apparaître sur l'écran de ses paupières.
C'est bon, dit-elle d'un ton tranquille.
Très bien. Maintenant, essaye de te projeter dans l'image de ton frère. Essaye de t'imaginer dans son corps. Ashae pensa tout de suite aux mains de Baarl. Elles étaient beaucoup plus grandes que les siennes. Elle essaya d'imaginer ce que pouvait être d'avoir ses mains. Lorsqu’elle avait pris la forme de son frère la première fois, elle avait été surprise d'avoir des mains si grandes. Mais il était très dure pour la petite fille d'assimiler le concept d'être dans le corps de quelqu'un d'autre. Elle avait l'habitude de voir son frère, pas de l'imiter.
Sentant le poids du regard de sa mère sur elle, elle faisait de son mieux. Mais Ylea n'était pas dupe. Cet entraînement, comme tous ceux qui l'avaient précédé, ne donnait rien. Le don d'Ashae s'était manifesté bien tard, et elle n'avait plus jamais su l'utiliser que la fois où elle était en colère contre son frère. En colère...
Ylea appela alors Baarl. Le petit garçon arriva, boudeur. On l'avait consigné dans la chambre et il devait maintenant revenir ?
Viens, Baarl, on va voir si tu sais mieux expliquer que moi à ta sœur comment la transformation marche. Tu étais un débutant toi aussi, il n'y a pas si longtemps, tu dois mieux pouvoir exprimer ça que moi.Le garçon se gonfla de fierté et s'approcha d'Ashae, qui lui jeta un regard noir. Elle ne comprenait pas pourquoi sa mère lui permettait de gâcher l'un des seuls moments privilégiés qu'elle pouvait avoir en tête à tête avec elle.
Tandis que le garçon faisait son explication, sans queue ni tête, encore plus incompréhensible que celle de sa mère, ponctuée de « Tadam », « Boum », et autres « Grreuh », Ashae se sentait de plus en plus en colère contre son frère.
Bon, ça suffit, je comprends rien à ce que tu me racontes !C'est normal, t'es trop nulle pour comprendre ! Il y a deux ans moi j'allais déjà me balader en forêt avec maman !Tu n'as qu'à y retourner et me laisser tranquille ! De toutes façons ça ne sert à rien, si je ne peux prendre que ton apparence ! Je ne serais jamais un loup ou un aigle comme vous ! A quoi bon ? Je ne veux pas te ressembler ! Et ça tombe bien, je ne veux pas que tu me ressembles ! J'en ai déjà bien assez que tu me suive de partout !Ylea regarda les deux enfants se battre encore un moment, se disant qu'Ashae finirait, sous le coup de la colère, par changer d'apparence, car à ce moment là elle ne controlerait plus son pouvoir. Mais ce fut en vain, et quand ils en vinrent aux mains, elle les sépara et les envoya se coucher.
Mais maman, on a pas réussi, se plaigna la fillette.
Oui, je sais Ashae, on ne réussira pas aujourd'hui non plus. Ce sera pour la prochaine fois. Allez, va te coucher. Et pardonne à ton frère avant de t'endormir. A contrecœur, elle suivit donc son frère pour aller s'excuser, sous le regard attendri de sa mère.