Datura se retourna sur sa couche et posa sa main sur la cuisse de Talwenn. Il était en train de se lever. Elle se redressa sur un coude, encore à moitié endormie. A travers ses paupières mi-closes, la clamerianne distinguait dans l’obscurité la silhouette élancée de son compagnon. Il était torse nu, ses cheveux étaient éparpillés sur ses épaules. Datura trouva la main de Talwenn et l'enveloppa dans les siennes.

"Où va-tu si tôt, bel amour?"
"Tu sais quel jour nous sommes, non?" répondit-t-il, sombrement.

Datura réfléchit un instant, puis se souvins. Aujourd'hui c'était le deuxième anniversaire de l'effroyable massacre perpetré par des démons, qui avait décimé le clan de Talwenn. Les cheveux de la jeune clamerianne se hérissèrent. Comment avait-t-elle pu oublier un jour pareil? Mortifiée, elle s'assit dans le lit et prit le visage de son compagnon entre ses mains, appuyant son front contre le sien.

"Oh, Talwenn..."
"J'ai besoin d'être seul aujourd'hui, ne t'en fais pas, je t'aime ma belle. Sur le don de Clamerion, je serais bientôt de retour!"

Il se força à sourire, puis délicatement, se dégagea. Le clamerian embrassa sa compagne sur la lèvre inférieure.
Datura se recoucha et le regarda s'habiller, puis quitter la grotte secondaire où ils vivaient. Elle se retourna: il lui restait encore deux bonnes heures avant l'heure de se lever, mais elle fut incapable de se rendormir.

La jeune clamerianne passa la journée un peu ailleurs. Il y avait peu de travail à la forge, comme d'habitude. Elle répara un couteau de chasse, fabriqua quelques pointes de flèches. En fait elle passa une bonne partie de la journée sur nouvelle poignée pour l'épée à deux mains de Talwenn. C'était peu mais elle espérait que cela lui remonterait le moral quand il rentrerait.
Enfin le soir tomba, il n'était toujours pas revenu.
Une sourde angoisse étreignait le coeur de Datura. Sous sa forme canine, elle l'attendit une partie de la nuit devant l'entrée de la caverne. Ce fut finalement sa mère qui arriva en silence derrière elle. Itha s'accroupit à ses cotés et lui passa un bras tendre autour de l'encolure.

"Et bien ma fille. Il va revenir, ne t'inquiète donc pas. Ce n'est pas la première fois qu'il s'absente longtemps, non?"

Datura aquiesa, bien évidemment incapable de parler sous forme canine. Oui, ce n'était pas la première fois. Mais quelque chose n'allait pas, elle était certaine qu'il était arrivé quelque chose à Talwenn.

"Bon allez, Datura, va te coucher, ça ne sert à rien de faire le chien de faïence à l'entrée de la grotte, Talwenn ne rentrera pas plus vite! Si il n'est pas rentré demain on ira le chercher."

Malgré son age, la clamerianne était encore sensible à l'autorité maternelle et suivit sa génitrice à l'intérieur.
Datura alla se coucher, serra contre elle une tunique de son compagnon. Vraiment, quelque chose n'allait pas. Après avoir passé des heures à se retourner dans son lit, elle réussi à s'endormir alors que le soleil se levait.
Son sommeil fut lourd et sans rêve, comme si il la préparait au terrible choc qui allait bientôt survenir. Son éveil fut tout de fois immédiat.

"DATURA! VIENS C'EST TERRIBLE!"

Cria une de ses soeurs de coeur, à moitié hystérique près d'elle. Réveillée en sursaut, Datura se redressa, croyant l'espace d'un instant à une alerte, cherchant des yeux compagnon, vêtements et armes. Puis elle croisa le regard de Lottalia et comprit qu'il s'était passé quelque chose de dramatique.
Datura se leva et quitta à demi-nue son lit pour s'engouffrer dans la grotte principale.
Deux chasseurs sur clan, l'un sous forme humaine, l'autre sous forme canine, se tenaient debout près du feu, le regard larmoyant. Le chien portait sur son dos un corps interne. Datura avait immédiatement compris, mais ne réalisa vraiment l'horreur de la situation que lorsque le chasseur sous forme humaine souleva délicatement le cadavre et l'allongea précautionneusement devant elle. Talwenn avait les yeux mi-clos et la bouche entrouverte. Quelques gouttes de sang perlant d'une plaie sur sa joue avaient gelé, la neige n'avait pas fondu sur ses vêtements et dans ses cheveux. S'y accrochaient en plus quelques feuilles mortes. On aurait dit un dieu de l'hiver endormi. Seulement sa peau était d'une blancheur mortelle, et sa nuque, habituellement courbée, avait prit un angle trop carré pour être naturel.
La grotte s'écroula sur Datura, et le ciel avec elle. Terre et cieux se déchirèrent, libérant feu et chaos. Enfin du moins en eu-t-elle l'impression quand elle s'effondra à genoux avec un cri de chien mortellement blessé, prostré contre le cadavre froid de Talwenn. C'était la fin, elle allait mourir après lui, elle allait mourir de chagrin et de froid contre lui. Elle ne demandait qu'à ça, expirer pour le suivre là où il était. Le monde n'avait plus de sens. Il était aussi absurde que de la neige en été, qu'un soleil qui se levait à l'ouest,
Personne n'osa la bouger, impressionné par sa détresse. Mais on ne pouvait pas reprendre raisonnablement d'activité avec une femme désespérée et un cadavre à la nuque brisée devant le feu central et partiellement au milieu du chemin. On resta donc à la regarder sans trop savoir quoi faire.
Datura hoquetait des sanglots de plus en plus éloignés, le noir tombait sur sa conscience comme la nuit sur un guerrier brisé de fatigue. Elle s'évanoui plus qu'elle ne s'endormit pour noyer son chagrin et sauver sa santé mentale.

Quand elle se réveilla, Datura était à nouveau dans son lit. L'espoir de n'avoir fait qu'un mauvais rêve l'envahit, mais l'air préoccupé de sa mère au bord du lit et surtout l'affreux voile gris qui était tombé sur le monde, la persuadèrent du contraire. Elle était morte avec Talwenn.
Le jour où on brûla le cadavre de ce dernier, Datura arriva presque en retard. Elle avait l'air d'avoir perdu la moitié de son poids. En fait, elle n'avait ni mangé ni dormi depuis la mort de son compagnon. La clamerianne amena avec elle l'épée de Talwenn. Elle avait changé le manche tout simple en bois par un superbe manche d'acier finement travaillé, serti d'une pierre qu'elle avait arraché d'un de ses bijoux.
Elle posa l'arme près de Talwenn: ce serait la première chose qu'il verrait en arrivant dans l'autre monde. On mit le feu au bûcher. L'odeur du bois, puis des chaires brûlées envahit l'air.
Datura compris alors que c'était la fin de son monde.