Ivor posa un regard absent sur la cheminée et ses flammes dansantes. La lumière rasante dansait sur son visage las, creusait plus encore les rides précoces qui sillonnaient son front et ses joues et faisaient de longs replis aux coins de ses yeux. Perdu dans la contemplation des flammes, il laissa passer un long, long moment de silence; il fallait toujours du temps, pour parler. Toujours du temps aussi pour se souvenir, rassembler le lent troupeau de sa mémoire, faire revivre en paroles ce qui avait été.
Alors, doucement, sa voix grave à l'accent guttural s'éleva dans l'ombre, et il raconta, il raconta ce jour, le premier jour, lorsqu'il avait enfin rencontré Isabelle.
"Je me souviens de ce jour-là, comme si c'était hier. C'était à la toute fin de l'hiver, et on n'en voyait guère le bout. La neige était épaisse encore sur les plaines de Saline et il allait falloir des semaines encore pour qu'on la voie dispararaître sur les plateaux où nous vivions. J'allais sur mes quinze ans, et le dernier de mes frères aînés s'était marié l'été précédent, aussi pour la première fois de ma vie je me trouvais seul, sans eux, et j'avais passé un bien triste hiver cette année là. Père et l'Intendant s'étaient mis d'accord depuis fort longtemps sur les fiançailles, et la nouvelle m'avait été annoncée quelques temps auparavant. J'imagine qu'on avait dû avertir Isabelle en même temps, alors qu'elle était partie rejoindre sa mère pour passer l'hiver dans leurs terres sur la côte, là où les rigueurs des frimas étaient moins pénibles à supporter.
Quand j'y pense, la pauvre, quelle déconvenue... Elle s'imaginait sans doute marier quelque seigneur ou baron, ou encore un fils de bourgeois, étant elle-même un très bon parti. Et la voilà collée à ce rustre muet que j'étais! Je devais bien avouer que je n'avais non plus aucune envie de me retrouver en compagnie d'une jeune fille de cette sorte. Pour ce que j'en savais, tous ceux qui vivaient au château, Isabelle y compris, me considéraient, moi, mon père et mes frères, que comme des sauvages. Alors, devoir épouser une femme qui me méprisait cordialement, à quoi bon? Je ne voulais pas connaître l'infortune de mes aînés qui s'étaient trouvés certes fort bien mariés, mais dont les femmes faisaient tellement grise mine lors de leurs épousailles...
Je ne me souvenais qu'à peine d'Isabelle, alors. Elle faisait partie de la cour de Jehan, c'était assez pour moi, et je n'en savais pas plus. Les femmes n'ont jamais été un gibier à mon goût et elles l'étaient encore moins en ce temps.
J'avais alors espéré que l'intendant ne ferait pas prendre la route à son épouse et à sa fille si tôt, alors que la neige était encore là; espoir déçu, car il se hâtait de retrouver les bras de dame Catherine avec grande impatience. J'aurais aimé, je pense, disposer d'un plus long délai afin de me faire à l'idée que j'allais me retrouver bientôt avec une femme sur les bras et un foyer à fonder, et que tout cela sonnerait le glas de ma tranquillité.
Je m'étais réveillé très tôt ce matin-là, le ventre vide comme c'était souvent le cas à la fin de l'hiver, lorsque les provisions étaient épuisées et que les fruits de la terre n'avaient pas encore pu mûrir. C'était en vain, évidemment, car la veille au soir mon père m'avait dit qu'il me libérait pour la journée de mes corvées ordinaires, et que je n'aurais qu'à passer mon temps libre avec Isabelle. Cette idée me semblait saugrenue; que pouvait-elle avoir à me dire, et surtout, comment le sauvage que j'étais pouvait la distraire au point qu'elle voulût passer sa journée en ma compagnie? Aussi, je prévoyais d'écourter l'entretien le plus possible avant d'aller retourner courir les bois et la lande avec mes chiens.
Evidemment, interdiction me fut faite de me salir, une fois que ma mère m'eut passé mes beaux habits brodés. Je n'avais rarement, durant ces années-là, été plus propre et plus pimpant que je ne le fus alors. Il s'agissait de me donner la meilleure mine possible, et de ne pas effrayer la belle...
Je passai la matinée à errer de pièce en pièce, chassé d'abord par ma mère, irritée par mon agitation, qui me chasse hors de notre demeure. Je gagnai la cour, d'où mon père me délogea afin que n'y souille pas mes chausses, avant que je trouve enfin refuge dans le grand hall du château, où j'allai me réfugier près de la cheminée. Je n'aimais pas entrer là; ça n'était pas mon domaine et tout le monde me l'avait bien fait comprendre. Cet empilement de pierres énormes, de salles exigues remplies de tapisseries poussiéreuses et de lourds meubles ferrés me donnait l'impression d'être enfermé.
J'étais assis près du feu lorsque j'entendis le galop des chevaux et les éclats de voix annoncer l'arrivée de l'épouse et de la fille de l'intendant ainsi que de leur suite. A contrecoeur, je sortis les accueillir, et ne vis d'abord que l'équipage des deux dames, entourées de leur garde, de leurs valets et accompagnées par deux des cousins d'Isabelle venus en visite. Ceux-là me prirent sans doute pour un laquais, et je me demandais pourquoi Isabelle n'en prenait pas un pour époux: ils étaient riches, ils étaient nobles, et ils avaient bien meilleure allure que je ne pourrais jamais espérer.
Ce fut l'un d'eux qui aida Isabelle à descendre du carosse où elle et sa mère avaient fait le voyage. Je ne vis d'abord qu'une grand jeune fille enveloppée de lourdes pelisses de fourrure, et pendant un long moment ce fut tout ce que je pus apercevoir d'elle.
Son père vint bientôt me saluer, ainsi que dame Catherine et ses neveux, qui semblaient surprise que je fusse l'heureux élu. Je n'étais jamais à l'aise en société, malgré l'amitié que l'intendant avait pour moi; face à tant de grands personnages si bien vêtus, je me sentais le dernier des imbéciles et fus à peine capable de bredouiller quelques mots de politesse.
Ni l'intendant ni son épouse ne s'en formalisèrent, mais je vis les cousins de ma promise rire et tordre le nez. Je n'en n'avais cure, étant accoutumé depuis l'enfance aux moqueries de la cour du duc, mais ce jour-là, étrangement, j'avais perdu ma sérénité coutumière et n'osai même plus croiser leur regard.
Un moment plus tard, après avoir été officiellement présentés, Isabelle et moi fûmes laissés seuls dans la grande salle, à l'écart. L'intendant avait insisté, voyant sans doute qu'on ne tirerait rien de bon de ma personne en étant en public, voulant aussi, sans doute, laisser à sa fille le temps de s'accoutumer à moi.
Que dire d'elle? Isabelle n'avait alors que treize ans, mais je la voyais plus âgée encore. Elle était grande, presque autant que moi, et avait, heureusement pour elle, hérité du beau visage de sa mère et non des traits ingrats de son père dont elle ne gardait que le long nez busqué qui séparait ses yeux bruns. A mes yeux elle avait une allure de grande dame, altière, gracieuse comme une reine, et elle se tenait très droite, très digne, face à moi qui me sentais soudain terriblement laid, tellement disgracieux et mal vêtu... J'avais sur le dos mes habits les plus précieux mais face à elle et à ses nobles cousins, je ressemblais à un paysan. C'était comme un rat qui rencontre une colombe; à se demander ce que nous pouvions faire dans la même pièce.
Le silence s'éternisait entre nous; je regardais, fasciné, la lumière du feu faire des reflets roux dans ses longs cheveux blonds. Isabelle avait toujours eu des cheveux magnifiques; ils n'étaient pas de ce blond sale et grisâtre que l'on voyait si souvent sur la tête du peuple de Saline, mais d'une belle couleur de miel doré, comme s'ils étaient faits de fils d'or pur et de rayons de soleil. Un bandeau d'argent les couronnait, et le blanc métal semblait soudain grisâtre comparé à la clareté de sa peau d'ivoire. Cela m'avait frappé lorsqu'elle m'avait tendu la main pour la saluer; sur l'instant, la seule pensée qui m'était venue était que je n'avais jamais vu de si belles mains, et qu'elle n'avait jamais du les user, pour avoir de si jolis doigts.
Je me tenais donc, fasciné et penaud, comme une bête sauvage à qui l'on présente une chose étrange qu'il n'a jamais vue et dont il ne sait rien. Je n'avais rien à dire, la tête vide, et je n'aspirais qu'à m'enfuir loin d'elle. J'avais croisé les mains dans mon dos pour qu'elle ne les voie pas trembler, et ne savais ni comment me tenir, ni comment parler, même pas quel sujet aborder. Tout cela était au-dessus de mes forces et au-delà de mes faibles capacités en matière de courtoisie...
Finalement c'est elle qui rompit le silence et s'approcha de moi. J'en conçus autant de soulagement que d'effroi et d'étonnement. Que me voulait-elle? Je reculai instinctivement alors qu'elle approchait son visage du mien pour m'observer.
-En fait, dit-elle d'un ton joyeux; vous n'avez guère changé depuis l'enfance, Ivor. Je vous croyais muet, savez-vous? Et puis un jour je vous ai vu mener les chiens de mon père. Vous êtes très habile avec eux, bien plus qu'avec les dames, ce me semble.
Je me contentai de hocher la tête. Rien à faire, je ne savais même pas quoi lui répondre.
-Mon père a fait grand éloge de vous, reprit-elle en se détournant un peu. Il dit que vous êtes aussi honnête et brave que votre père, et que vous saurez prendre soin de moi.
Ces paroles m'arrachèrent un sourire qu'elle ne manqua pas de remarquer. La finesse d'esprit de cette femme m'étonna toujours, tout comme sa capacité à savoir toujours déchiffrer mes silences.
-Qu'est-ce que cela? Répliqua-elle, visiblement satisfaite de me voir enfin esquisser un signe de vie. Est-ce que vous en doutez?
J'ignorais ce qui la poussait à se montrer si douce et si aimable envers moi, alors qu'elle avait une bien meilleure compagnie qui l'attendait en la personne de sa famille et de ses cousins.
Je me contentai de répondre par un haussement d'épaules, et elle accourut vers moi pour me prendre les mains.
-Moi, déclara-elle d'un ton enjoué, je suis certaine que vous serez bon époux et bon ami. Je sais que vous ne mordez pas, Ivor, et puis quand bien même le feriez vous, je saurais vous apprivoiser.
Sur le moment je n'y crus point, tâchant seulement de ne pas me montrer maladroit avec elle. Ses mains étaient si petites entre mes pattes d'ours usées par le travail... J'eus l'impression de tenir là quelque créature aux os de verre, et n'osai bouger de peur de lui faire du mal.
Nous en restâmes là pour cette fois, car Isabelle, sentant probablement que l'on m'infligeait là un terrible supplice, me libéra alors sur la promesse que je me montre un peu moins farouche à notre prochaine rencontre. La plus étonnant fut qu'elle tint parole et alors que je tâchai de me tenir au loin d'elle, ma promise usait de tous les moyens possibles pour me faire venir auprès d'elle. Elle insistait pour que je prenne certains repas en sa compagnie, que je l'accompagne pendant les promenades et lorsqu'elle accompagnait la duchesse à la chasse, elle insistait pour que reste à ses côtés pour m'occuper de son cheval. Isabelle tâchait toujours de me faire parler tout en évitant de me mettre mal à l'aise, ce qui n'était pas chose facile tant j'étais dévoré de timidité et de crainte en sa présence.
Isabelle resta toujours la douceur incarnée, et je ne pus jamais vraiment comprendre comment cette femme qui connaissait la musique, la science et l'histoire pouvait encore s'attacher à l'ignorant que j'étais et préférer ma compagnie à celle de personnages aux meilleures manières. Je n'eus ni le temps de comprendre, ni le temps d'oser lui demander. Je me contente aujourd'hui de chérir son souvenir, sans m'interroger plus avant sur les raisons qui firent qu'une dame de qualité eut put un jour s'attacher au rustre que je suis."
Alors, Ivor se tut, et une tristesse inavouée pesait dans son regard gris. Il fixait le feu, le dos voûté, les yeux perdus. Il y avait eu dans sa voix, lorsqu'il avait parlé, un soupçon de nostalgie, une douce mélancolie souriante qui avait transparu sur ses traits, et puis tout s'était effacé et sans doute se rappelait-il tout autant de ce jour, que du funeste moment où il avait trouvé le corps d'Isabelle.
Dans la lumière du feu qui l'enveloppait d'une clarté rasante, il semblait plus vieux, plus usé que jamais, les épaules ployant sous le poids d'un chagrin qui ne s'en irait jamais vraiment. Un moment passa, un silence passager, et puis il se redressa et tout ce qui avait pu se lire dans son regard ou sur son visage s'en fut, chassé dans un soupir, et plus rien ne parut, et ce fut soudain comme si rien n'avait été dit et qu'Ivor était resté muet comme une tombe sur lui-même et sur son passé.