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 La croisée des chemins

 
La croisée des chemins Sand-g10Jeu 16 Avr - 2:20
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L’après-midi tirait vers le couchant sur le domaine encore tout engourdi par les longs mois de froidure ; le ciel était clair, limpide comme il l’est souvent à la toute fin de l’hiver, lorsque le printemps se dessine dans d’infimes soupçons de douceur précoce qui viennent amoindrir les rigueurs des frimas.

Dans la cour du château, on profitait d’un jour ensoleillé pour prendre l’air et s’occuper en attendant la saison des semailles. Assise sur un banc adossé à la façade du corps de logis, Saskia filait en compagnie de Mélisande et de sa servante Tanwen, tandis que d’autres s’étaient installés sur le foin et les bûches de la grange pour s’adonner à d’autres activités manuelles. On tressait des paniers, on réparait des treillages, on aiguisait et emmanchait les outils, et tous espéraient la venue des beaux jours pour rompre la difficile période de la soudure où les réserves se réduisaient à vue d’œil. L’hiver avait été rude, et tous avaient la faim au ventre, mais on attendait. Il y aurait bien à faire, avec le redoux, et pas le temps de lambiner.

Relevant les yeux, Saskia vit Joreth traverser la cour, entraînant par la bride un palefroi bien trop richement harnaché pour leur appartenir.

— Hé, que me ramènes-tu là, fils ? lança-t-elle quand il s’avança pour mener la bête à l’écurie.

Il ne répondit pas et disparut dans l’ombre tiède de l’étable au moment où trois hommes franchissaient le porche de la grande cour. Le sang de Saskia se glaça en un instant quand elle vit la livrée des soldats qui cheminaient vers elle : deux d’entre eux faisait partie de la garde de Blancval, mais l’officier à leur tête portait les couleurs de l’empire. Laissant son fuseau dans les mains de sa fille, la châtelaine se leva pour les accueillir, cachant la contrariété et la crainte sous le masque aimable d’une douce surprise.

Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait de la soldatesque faire étape dans les environs, mais c’était toujours la même aigreur qui lui rongeait le ventre et lui donnait envie de les chasser de chez elle à coup de fourche. Son impuissance et son obligation de faire bonne figure en toutes circonstances, faute de quoi elle risquait de tout perdre ajoutait encore à sa frustration.

Se drapant de son manteau, elle salua poliment et se présenta, et fut surprise de rencontrer tout autant de courtoisie de la part de l’officier — un certain Geralt. Non sans se départir d’un brin de raideur digne, elle enjoignit aussitôt les trois hommes à profiter des maigres réserves qu’ils pouvaient mettre à leur disposition : les rares voyageurs que l’on croisait sur la route du Gué d’Avara venaient de fort loin, et le village le plus proche était à plusieurs jours de marche, quand bien même le gradé fût à cheval.
C’était bien sûr à contrecœur, mais Saskia ne pouvait raisonnablement pas refuser l’hospitalité à des hommes de la duchesse, et encore moins à ceux de l’Aile Ténébreuse. Toutefois, elle se garderait bien de leur donner les meilleures provisions...

Joreth les rejoignit alors qu’ils franchissaient le seuil du corps de logis pour s’installer dans la grande salle où coulait un jour clair qui égayait un peu l’atmosphère enfumée et renfermée par de trop longs jours d’hiver. Prenant place à la table sise près du foyer, Saskia envoya sa servante apporter de quoi les restaurer et jugea bon de s’enquérir de la raison de leur présence ici : on ne venait pas jusqu’au Gué par hasard, ou bien l’on cherchait à prolonger inutilement sa route.

— Le village le plus proche est fort loin, vous devez avoir fait longue route jusqu’ici. Puis-je savoir ce qui vous amène en des lieux si isolés ? demanda-elle de sa voix tranquille, tandis que Tanwen déposait près d’eux quelques frustes provisions de pain noir, de racines et de fruits.

— J’imagine que les nouvelles vous parviennent avec retard, répondit l’officier d’un ton prudent, l’air désireux de ne pas trop froisser son hôtesse. Nous vivons des temps troublés et l’Empire a plus que jamais besoin de troupes : c’est pour cela que je suis ici. On m’a chargé de trouver tout homme capable de tenir une arme et qui serait volontaire pour s’enrôler. Au plus vite, rassemblez tous les familles qui sont sur vos terres, madame. J’ai idée que je pourrais bien dénicher quelques-uns de vos gaillards aptes à servir, et croyez-moi, ce sera à leur avantage.

Il fit une pause, et Saskia jeta un bref regard à Joreth dont le poing s’était crispé sur le tisonnier qu’il plongeait dans les braises du foyer pour le raviver et amener un peu plus de lumière dans la salle. Les flammes s’élevèrent, révélant un instant les contours de son visage qui arborait une expression vague, presque absente, qui hésitait entre la peur et la colère. La femme partageait ce sentiment, et malgré la bonhomie un peu rude de Geralt, elle se doutait déjà de ce qui allait suivre : ces hommes étaient là avant tout pour prendre Joreth avec eux. Elle ne voyait pas d’autre raison, il y avait bien d’autres villages, plus peuplés, à Griselande, quel besoin avaient-ils d’aller jusqu’ici...

— La solde est confortable, reprit le gradé en tirant de sa ceinture un large coutelas dont il se servit pour rompre son pain. On y reçoit bien plus qu’à bêcher un carré de seigle, et puis, avec un peu de chance, on peut en sortir avec des galons, une rente, et qui sait, peut-être des terres ? En fait, je crois bien qu’on a tout à gagner à s’engager dans l’armée, quand on vient de la cambrousse.

Il n’y avait pas la moindre animosité dans le ton employé par Geralt. Sa voix grave et profonde avait un accent familier aux oreilles de Saskia qui était allée plusieurs fois jusqu’à Sent'sura et connaissait les parlers d’au-delà du fleuve ; il avait l’air d’être un brave homme, de ceux à qui on ferait instinctivement confiance, solide comme un roc, mais sans brutalité dans ses traits émoussés de ridules fines. Pourtant, personne autour de la table n’était dupe.
Les yeux bruns de l’officier, vifs et pénétrants malgré l’amabilité apparente du personnage, ne quittaient pas Joreth qui lui tournait le dos, et ne s’égaraient que pour guetter l’expression de sa mère qui s’était retranchée derrière un masque très cordial qui esquissait un sourire feignant l’intérêt. Mélisande s’était assise près de son frère, et contemplait la scène avec sa mine farouche d’adolescente, attentive, comme déjà résignée à ce qui se passerait ensuite.

— Sans offense, hein, reprit le soldat bien trop tard pour que ses dernières paroles perdent leur ironie cinglante. Quand on ne part de rien, avouez, c’est la meilleure perspective, mais elle est encore meilleure quand on a... Disons, des torts à faire oublier et une fidélité à prouver.

Il se tut alors, comme pour laisser ses paroles faire leur effet, et pourtant, il n’avait pas varié d’un ton, toujours tranquille, comme s’il parlait d’une chose très anodine. Saskia ne broncha pas, mais le silence fut soudain plus lourd que jamais et elle vit du coin de l’œil Joreth s’appuyer au manteau de la cheminée, les poings serrés, comme pour ne pas risquer de céder à l’envie de frapper Geralt. Tout le monde avait très bien compris de quoi il retournait, nul besoin de faire de longs discours...

La disgrâce de la veuve Carmeroi était donc revenue aux oreilles de l’officier, le contraire eut été étonnant s’il était passé par Castelronce : cela constituait un argument imparable, et qui plus était une élégante revanche que de faire rentrer dans ses rangs le fils d’un rebelle exécuté. C’était cela, plus encore que le simple fait de se voir proposer de partir se battre, qui mettait Joreth hors de lui : parce qu’il avait perdu, il devrait se mêler à ceux qui avaient tué son père et servir une nation d’assassins ?

Bien évidemment, pas un instant il n’en fut question.

— Je crois que vous essayez finement de nous dire quelque chose, messire Geralt, lança le jeune homme en se tournant vers lui après un long et lourd silence. Ce « quelque chose » ferait-il référence à mon père, par un heureux hasard ?

Geralt sourit, sans se départir de sa bonhomie naturelle, et prit le temps de finir sa bouchée avant de répondre.

— Tu as l’esprit vif, dis donc, répliqua-t-il. Il se trouve que oui, figure-toi que ce pourrait être une excellente manière de laver définitivement la souillure de ton blason, mon garçon. Retrouver ton honneur, celui de ta famille, et l’arme à la main, en sus !

Il s’était redressé de son écuelle, disant cela, haussant la voix, fixant le jeune homme d’un regard flamboyant, comme s’il voulait le pousser à suivre ses indications et surtout à le voir se battre pour échapper au déshonneur.

Saskia ne put s’empêcher de sourire, mais d’un sourire grinçant qui voyait clair dans le jeu de Geralt : oh, oui, c’était très beau, d’inciter un aîné qui avait connu la gloire et la fortune à regagner ce qu’il avait perdu, d’agiter l’épouvantail du souvenir de son père pour qu’il fasse confiance à ses bourreaux pour lui redonner ses biens spoliés. Nul besoin de spéculer plus avant pour savoir pourquoi on avait choisi cet homme pour enrôler les jeunes gens : quand il parlait ainsi, l’œil brillant et la voix puissante, tout auréolé d’une ardeur guerrière, on avait tant envie de le suivre, de suivre les promesses qu’il lançait à tous les vents avec tant de simplicité sincère qu’on ne pouvait en douter.

— Alors, quoi, cela ne te va pas ? reprit-il sans s’impatienter devant l’hostilité presque latente de Joreth, et l’indifférence moqueuse de sa mère. Réfléchis bien, je ne t’offre rien moins que la possibilité d’effacer l’ardoise. Imagine : tu es un gars solide, je le vois bien, et d’assez noble naissance pour pouvoir grimper quelques échelons sans trop transpirer. Si tu te débrouilles bien, d’ici quelques années tu seras peut-être officier, et ça t’ouvrira les portes vers des grades plus importants : que dis-tu de ça ? Avec assez de mérites et de bravoure, je suis certain que la duchesse de la Valériane te rendra les titres de ton père, une fois que tu auras prouvé ta fidélité à l’Empire.

Il se tourna vers Saskia, tendit les mains vers elle dans un geste d’une compassion si bien feinte qu’elle lui donne un haut-le-cœur.

— De grâce, madame, si votre fils ne veut entendre raison, dites-lui ! Voyez la valeur de ce que je vous offre. Je vois bien que vous n’avez pas le train de vie qui vous sied, ici. C’est évident.

La châtelaine sourit à cela, mais cela sonna terriblement faux, terriblement froid, et son expression demeura comme suspendue dans le vide, agrafée à son visage aimable.

— Je n’ai pas droit de vie et de mort sur mes enfants, sire Geralt, répondit-elle très doucement. C’est à lui de prendre sa décision.

Feignant de consulter son aîné, elle se tourna vers lui et saisit sa main. Ni l’un ni l’autre ne tremblait : tous les deux savaient très bien qu’à l’instant même où Geralt avait fait allusion au fait que le jeune homme puisse rejoindre l’armée, cela avait été un refus catégorique et définitif.

Toutefois, Saskia craignait qu’une réaction trop vive n’attire l’attention sur eux, et surtout qu’ils puissent donner du grain à moudre à tous ceux qui se méfiaient d’elle et de ses enfants. Il était nécessaire à présent de conserver toutes les apparences de la bienséance et de la soumission, quand bien même il était manifeste que le sang de Jebraël Carmeroi était toujours aussi rétif à l’idée de se battre pour l’Empire.

Un bref sourire courut sur ses traits quand elle fit asseoir son fils près d’elle. Il était furieux, mais il se contenait avec presque autant de talent que sa mère et il n’affichait en vérité qu’une mine farouche et renfermée.

— Que dis-tu, Joreth ? Veux-tu les suivre ? demanda-t-elle doucement.

— Non, ma mère.

La réponse fusa aussitôt.

— Ne veux-tu pas réfléchir ? Coupa Geralt en revenant à la charge.

Joreth soupira, longuement, et parut retrouver un semblant de calme. Il guetta le regard de sa sœur, en bout de table, et cela suffit à lui redonner la force nécessaire pour se maîtriser tandis qu’il serrait encore la main de sa mère, puisant dans cet amour filial ce dont il avait besoin pour aplanir les apparences et opposer un refus suffisamment poli et catégorique pour qu’on le laisse en paix. Quelques œillades à peine furent échangées entre la mère et ses enfants, mais cela sembla assez, comme si les mots brillaient par leur inutilité. Un sourire fila sur le visage de la châtelaine puis se propagea sur les traits de Joreth d’où la colère reflua soudainement.

— Messire Geralt, dit-il d’une voix posée en croisant ses doigts devant lui, je crois, sans offense de ma part, que vous êtes partis sur une idée fausse. Je ne suis pas un guerrier, et un bien piètre soldat. Personne ne m’a formé aux armes, et j’exècre la guerre qui m’a pris mon père : je n’aspire à rien d’autre que de vivre en paix, fut-ce pauvrement.

Saskia approuva ses paroles d’un hochement de tête et l’espace d’un instant, ses yeux bruns rayonnèrent d’une tendre fierté.

— De plus, je pense que l’on a plus besoin de moi ici que dans vos rangs, qui sauront bien se passer d’un beau parleur idéaliste de ma sorte, j’en suis certain.

Il conclut par un sourire aimable, qui reflétait très fidèlement celui de sa mère. Il avait l’air satisfait de son discours, qui ne semblait pas vraiment convaincre Geralt : pourtant, toute la sincérité du monde se lisait sur le visage du jeune homme, sérieux comme un pape, avec cette dignité touchante qui vient aux jeunes gens en de graves moments.

Pour tout dire, cela était vrai, mais seulement en partie : Joreth n’avait pas accepté l’humiliation aussi aisément que sa mère qui s’était vite résignée, et que sa sœur qui était petite lorsqu’ils avaient été exilés. Au fond de lui, plus que d’honneur, il avait soif de justice, mais il savait bien qu’il ne l’obtiendrait pas en se confrontant brutalement et frontalement à la machine de guerre impériale et qu’il lui faudrait encore de longues années à ronger son frein et à patienter dans l’ombre avant de rétablir l’équité. Mais à terme, parce qu’il conservait le doux souvenir de jours tranquilles, il ne souhaitait rien d’autre que de vivre en paix, simplement, de fonder un foyer et d’y vivre sereinement. Le confort lui manquait, l’abondance et l’insouciance aussi : dans sa mémoire, l’époque où son père vivait était un temps d’une oisive félicité qu’il n’aspirait qu’à retrouver, quoi qu’en dise sa mère.

Et, comme tous les rêves, il était si lointain que Joreth avait la triste lucidité de savoir qu’il faudrait encore des années frustes et laborieuses dans nombre avant d’y parvenir, et bien plus de finesse quede céder aux promesses, fussent-elles alléchantes, qu’on lui offrait.

L’officier secoua la tête d’un air incrédule, puis s’adressa à Saskia :

— Quelle éducation avez-vous donnée à ces enfants pour qu’ils considèrent leur bien-être supérieur à l’honneur de leur lignée ? Ne leur avez-vous donc pas enseigné la fierté ?

La femme se fendit d’un très long et très doux sourire, répondant d’une voix suave :

— Celle que j’ai trouvée la plus judicieuse, la seule à ma portée après notre exil, messire. Le regret et la colère ne sont pas des terreaux fertiles pour les jeunes pousses, pas plus que la haine ni la crainte. Nous avons accepté notre sort, tout simplement. Mon époux a fait le mauvais choix, et nous avons décidé d’endurer cette punition jusqu’au bout.

— Ainsi donc, vous avez rendu les armes, sans même tenter de vous battre ? S’entêta Geralt, pointant vers elle son couteau planté dans un morceau de radis. La soumission est votre seule perspective et vous n’avez même pas assez de reconnaissance envers vos aïeux pour tenter de vous élever au rang qui vous est dû ?

— Nous battre ?

Saskia rit, comme on s’amuse d’une bonne plaisanterie et pas un instant il n’y eut le moindre pli d’amertume qui transparut sur son visage.

— Qu’aurais-je pu faire, messire ? Vous parlez comme un homme qui n’a jamais connu le soupçon. Aurais-je cherché justice, on m’aurait accusé de chercher la vengeance. Et si la seule solution est d’envoyer mon fils en première ligne pour qu’il fasse couler son sang pour laver le discrédit, eh bien, il est manifeste que lui et moi nous refusions à cela. À quoi bon, vraiment ?

— Ce sont de belles promesses, intervint Joreth, esquissant un sourire poli. Elles tombent hélas dans la mauvaise oreille. Mon propre honneur et celui de ma famille ne sont pas suffisants pour risquer ma vie pour elles. Je souhaite bien, soyez certain, servir de mon mieux l’Empire, mais je préfère me réserver le soin de choisir la manière qui sera la plus appropriée à mes capacités.

Mère et fils opposèrent à Geralt la même expression très tranquille, animée d’infimes variations dans le regard de Saskia qui se teintait d’une mélancolie profonde, comme les vestiges d’anciennes blessures à présent refermées.
Leurs paroles et leur détermination s’appuyaient l’une l’autre, leurs discours entremêlés faisant front aux assauts verbaux du recruteur, et même si le mensonge se glissait pour embellir la chose, l’aplomb très digne des deux personnages ne laissait place à aucun doute quant à leur résolution.

Il y eut un instant de silence, durant lequel l’officier les observa avec attention : Joreth, Saskia, Mélisande. Quelque chose, comme un amusement peiné, transparut dans ses yeux pendant une seconde. Comprenait-il ? La châtelaine n’imaginait pas qu’un soldat puisse assimiler l’idée que l’on renonce un jour à mener la guerre, et qu’il existât d’autres manières d’envisager son avenir dans un monde en conflit perpétuel.

Pourtant, quelque chose d’infime s’était laissé entrevoir sur son visage, comme s’il les prenait en pitié, ou plus exactement comme s’il prenait en pitié la fragilité de ces convictions et qu’il savait par avance de quelle façon tragique cela finirait. Sans doute avait-il déjà rencontré ce type de personnes, sans doute avait-il fait déjà face à la dignité tranquille des gens de peu qui admettent leur faiblesse sans honte, et plus certainement encore les avait-il bien plus souvent passés par le fil de l’épée qu’il n’avait eu à écouter leurs discours.

Il y avait quelque chose d’irrémédiablement différent entre eux et lui, et pas seulement parce qu’il faisait allégeance à un ennemi que Saskia haïssait et craignait plus que tout.

Geralt soupira, baissa les yeux, les releva de nouveau sur Joreth, puis Saskia.

— Vous parlez de choix, et fort bien, par ailleurs. C’est très beau, tout cela, mais comptez-vous réellement demeurer ainsi alors que la guerre s’annonce ? Le monde sombre. Les Limbes, les morts, tout s’agite aux frontières et ailleurs : vous ne faites que vous cacher, et vous vous bercez d’illusions en croyant que cela peut durer éternellement. Toi, garçon, tu peux faire quelque chose. Vous pouvez tous faire quelque chose, en vérité : honorez votre allégeance et battez-vous. Je ne fais pas la tournée des campagnes pour le plaisir de faire le mariolle et d’arracher des jeunots à leurs familles, on a besoin de troupes, l’heure est venue de prendre les armes, vous ne pouvez pas vous permettre de vous complaire dans vos jolies idées.

Le ton s’était durci, mais plutôt que de reproches, c’était d’incompréhension, une tension latente, une urgence. Il pensait réellement ce qu’il disait, c’était certain, et ne voyait que l’Aile Ténébreuse capable de résister à la vague des morts qui s’élevait aux lisières du monde et qui semait la destruction de toutes parts. Saskia se souvint des rumeurs affolées, des sombres dires et des murmures terrifiés qui chuchotaient des prophéties anciennes et des vers à demi oubliés prévoyant le retour de Nayris au terme d’un âge obscur ; bien sûr, elle savait la menace, mais refusait d’entre deux maux choisir le moindre.

Si l’Empire n’était pas responsable de la mort de Jebraël, les choses auraient sans doute été bien différentes... Pourtant, sa conscience fit écho aux paroles de Geralt : comme autrefois, face au démon, allait-elle se résigner et laisser advenir le pire ?

— Je le conçois, admit-elle avec douceur. Nous avons bien connaissance des menaces qui pèsent, mais cela ne change rien : si nous devons nous battre, nous choisirons la façon qui est à notre portée. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il ne suffit pas de hordes d’hommes pour mener une guerre, et nous préférons trouver notre place, qui n’est certainement pas au front. C’est en soutenant ceux qui en ont besoin, en apportant vivres et soins que nous respectons notre allégeance, messire Geralt, plus utiles vivants que morts, c’est un fait. Quant à l’honneur, je sais depuis fort longtemps que cela ne nourrit pas son homme.

Sur ces derniers mots, elle eut un tout petit sourire. Mélisande et Joreth restaient silencieux à présent, de même que les deux soldats qui ne pipaient mot, sans doute parce qu’ils n’avaient pas grand-chose à ajouter au débat et que de toute façon personne ne leur avait demandé leur avis.

— Que savez-vous réellement de ma lignée, messire ? reprit-elle avec une expression trompeuse où s’embusquait la malice.

— Eh bien, répondit Geralt d’un ton perplexe en piquant un morceau de pain de son couteau, paraît-il que vos aïeux figurent aux registres des grands noms de Blancval et que l’ascendance est ancienne, peut-être plus encore que celle de feu votre époux. En tout cas, c’est ce dont on m’a avisé, à Castelronce. Quant au père de vos enfants, eh bien, riches et bien nés, barons, capables de prétendre à bien plus que le titre de simples châtelains.

Saskia hocha la tête, et sourit de nouveau :

— Ma famille était autrefois très riche et puissante, et pourtant. Les caisses sont vides depuis longtemps, et la lignée de Blancerf n’est plus réduite qu’à des châtelains sans le sou. L’honneur d’un nom ne va pas de pair avec le confort matériel, tant s’en faut, faute de quoi j’aurais été fort aise. J’ai fait un choix, voyez-vous : à la gloire, changeante, immatérielle, je préfère le confort d’une maison modeste, mais bien tenue. Mon orgueil, je le tire d’une autre source que des exploits guerriers de ma descendance, et je n’en dépends pas pour vivre.

Geralt eut un rire désolé, entendant cela, et repoussa devant lui son assiette vide, nettoyant le fil de son couteau sur un repli de son manteau.

— J’ignorais rencontrer autant d’idéalisme chez une dame de votre qualité. Vraiment, quel gâchis... J’aurais cru que l’exil vous aurait rendue plus réaliste, ma dame.

— Dites-le, répliqua Saskia sans se départir de sa douceur. Ce mot qui brûle votre langue, et qu’une étonnante bienséance vous empêche de prononcer. Je vais vous aider : vous nous trouvez lâches. Joreth est pour vous un couard qui refuse de venir se battre pour vous.

Geralt répondit par un haussement d’épaules qui confirma sans trop d’enthousiasme la prédiction de la châtelaine qui poursuivit :

— Savez-vous quel courage il faut rassembler pour dire non à un officier recruteur de l’armée impériale quand on est le fils d’un traître ?

Le ton de la femme était demeuré le même, suave, bienveillant, dépourvu d’hostilité manifeste. Cela ne rendit ces dernières paroles que plus frappantes encore, de par leur évidence soudaine et leur simplicité.

— Je ne discute pas le fait qu’il est nécessaire de mener la guerre quand nous sommes menacés. J’affirme que nous y prendrons part à notre manière, et ne doutez pas un instant que nous puissions tous nous rendre utiles, et bien plus qu’en mettant entre les mains de mon fils une épée qu’il ne saura pas user.

Geralt ricana.

— Croyez-vous sincèrement que le fils de métayer que j’emmènerai avec moi à Castelcerf le saura, lui ? S’il n’échoit pas aux nobles de se battre, que leur reste-t-il ?

Saskia leva les yeux au ciel, montrant enfin un signe d’impatience, mais comme toujours, délicatement tempéré, alors même qu’au fond d’elle, elle se demandait si elle aurait assez de force pour le faire taire à coups de tisonnier.

— Oh, fit-elle, dans ce cas prenez donc ma fille, également. Elle a le sang noble, elle aussi, et puis amenez-moi aussi au combat. Pardon, messire, mais vous me reprochez mon idéalisme quand vous appliquez des règles infondées : je n’y connais goutte dans les arts de la guerre, mais il me semble bien plus judicieux de baser votre choix sur la capacité à se battre plutôt que sur la naissance. Dois-je vous rappeler de quelle lignée je suis issue ? Et pourtant, je vis avec à peine plus de confort qu’un roturier fortuné.

L’officier balaya ses arguments d’un revers de main, soupirant bruyamment.

— Foutaises, grogna-t-il. Ce garçon est plus dégourdi et en bien meilleure santé que la plupart des fils de paysans que je m’échinerai à instruire dans les bataillons. Cela me suffit bien.

— Peut-être pourrais-je un jour changer d’avis ? risqua Joreth qui sentait bien que l’entêtement de sa mère se heurterait longtemps à celui de Geralt. Je crains que vos avis ne soient irréconciliables, ma mère, messire. Et le mien est fait : pour l’heure, je n’irais pas à la guerre, j’en suis navré. J’ai encore trop à faire ici.

Et, comme le garçon semblait avoir un don naturel pour arrondir les angles quand Saskia cédait au travers de son mauvais caractère, il esquissa un sourire, s’interposant presque entre les deux adversaires qui continuaient à se fixer en chiens de faïence.

— J’irai parler au village, je rassemblerai ceux qui peuvent et veulent se battre, reprit-il. Demain matin vous aurez de nouvelles recrues, sire Geralt, j’en suis sûr.

Le jeune homme tâcha d’avoir l’air confiant et engageant, tout en sachant qu’il envoyait ses propres gens à l’abattoir dans les griffes de l’Empire. Certaines des paroles de Geralt avaient fait mouche, pourtant, en formulant clairement, trop clairement, des craintes et des certitudes qui s’étaient esquissées à mesure que leur parvenaient d’effrayantes nouvelles de morts qui se levaient pour attaquer les vivants, de cataclysmes et de catastrophes : la guerre était inévitable. Il ne souhaitait simplement pas la mener aux côtés de l’Empire. C’était impensable, mais il en reconnaissait l’utilité en qu’il luttait contre un ennemi encore plus grand, et cela suffirait peut-être à lui ôter la culpabilité de livrer des jeunes gens de son âge, des amis, dans la machine de guerre d’Aile Ténébreuse, et qu’il les verrait revenir dans la livrée tant honnie de ceux qui lui avaient enlevé son père.

Les paroles de Joreth semblèrent apaiser l’officier, lui qui rétorqua un sourire tordu :

— Tu commets une grave erreur, mon garçon et c’est bien dommage pour toi et pour les tiens. Au moins ne fais-tu pas preuve de manque de bon sens dans toutes les circonstances. Soit, j’attendrai demain.

Il lui donna une tape amicale sur l’épaule quand il se leva, intimant à ses hommes de le suivre dans la cour. On prit froidement congé, Saskia peinant a retrouver sa bienveillance naturelle, et chacun s’en retourna à ses occupations, même si l’atmosphère était toujours très tendue. Elle le resta jusqu’au soir, où à la nuit tombée on partagea un frugal souper au cours duquel Geralt et ses soldats mangèrent à la table de la châtelaine sans que guère plus que des conventions trop polies soient échangées. Sous le vernis d’un repas paisible, la crispation persistait, même si chacun tâchait de respecter les apparences et de faire comme si tout était normal.

Personne ne s’attarda, ce soir-là, et dans le silence, chacun s’en fut de son côté, mais, ne trouvant pas le sommeil, Saskia avait repris sa pelote et son rouet, profitant des derniers moments de clarté pour réfléchir tout en s’occupant les mains.

Les soldats étaient logés dans la chaleur de la grange, avec les chevaux, et on avait ménagé une place pour l’officier dans l’une des rares pièces inutilisées de la maison. Joreth et Mélisande étaient déjà assoupis, et on n’entendait plus que le ronflement discret qui provenait de la petite soupente jouxtant la cuisine où dormait Tanwen. Le feu moribond s’éteignait doucement dans des craquements de résine qui lâchait de temps à autre des grappes d’étincelles, et le vent sifflait tout bas contre les murs en s’insinuant par les fenêtres.

Les paroles échangées plus tôt dans le jour lui tournaient encore et encore dans la tête, un écho intempestif à toutes ces pensées qui lui venaient parfois et lui chuchotaient qu’elle méritait bien mieux que cette vie laborieuse. Elle était en colère, autant contre elle-même de s’entêter à espérer des choses inaccessibles et si vaines, que contre l’officier lui-même qui était venu tenter de lui arracher son fils et de le forcer à servir ceux qui avaient tué Jebraël.

Elle s’était sentie si impuissante, sur le moment : comment refuser sans risquer la suspicion ? Elle souhaita que le numéro avait été suffisamment convaincant pour que Geralt ne se doute de rien, et qu’elle demeurer hors d’atteinte de toutes les présomptions, mais pouvait-on réellement savoir ?

Comme toujours, la crainte s’insinuait. Et si elle avait commis une erreur, une erreur de trop ?

Saskia dodelinait de la tête sur son fuseau, Monseigneur pelotonné sur des genoux, quand Geralt vint s’asseoir en silence, près d’elle. Rouvrant les yeux brusquement, réveillée autant par le raclement du tabouret sur les dalles que par le sursaut soudain du chat qui manqua de planter ses griffes dans sa cuisse, Saskia tâcha de reprendre un minimum de contenance, mais s’étonna de voir le soldat sourire, le visage à demi baigné par la faible lueur des dernières flammes.

— C’est un gars intelligent, que vous avez là. Joreth, c’est bien ça ?

Un bref instant de crispation passé, Saskia hocha la tête, surprise par le ton aimable de l’officier, qui semblait agir comme si l’accrochage verbal n’avait pas eu lieu.

— Un beau parleur, c’est évident. Malin et ambitieux, en sus, ça fait toujours un bon mélange. Vous ne devriez pas le garder ici, il pourrait faire tellement de choses... Enfin, loin de moi l’idée de vous dicter ce que vous devez faire de vos enfants. Et puis, il m’a l’air tout à fait assez grand et dégourdi pour savoir ce qu’il veut.

Saskia hocha de nouveau la tête, souriant à son tour, pensive, mais toujours sur ses gardes.

— Mes enfants sont de vrais sauvageons, pour tout dire, surtout ma Mélisande, lâcha-t-elle en riant à demi. Je les ai instruits du mieux que je le pouvais, et croyez bien que s’ils sont encore avec moi, c’est parce qu’ils l’ont choisi.

Un silence suivit. Glissant un regard en biais, elle vit Geralt hésiter, trier ses mots avec le plus grand soin. Elle était surprise, à nouveau, par la précaution qu’il mettait à s’exprimer, et surtout par la courtoisie dont il faisait preuve comme s’il tenait à éviter l’insulte et l’outrage. Peut-être était-ce un trait naturel aux militaires de respecter si scrupuleusement la hiérarchie qu’une châtelaine de campagne devait faire l’objet du même respect que n’importe quel sang bleu mieux doté.

— Entendez-moi bien, ma dame, reprit-il d’un ton prudent. Je ne cherche pas à vous arracher votre fils par la force. Je crois sincèrement que sa place est dans l’armée, nous avons besoin de gens comme lui, face à la menace qui pèse sur nous tous. Rien ne me désole plus que de devoir compléter les rangs de fils de fermiers qui ont à peine manié une fourche ou un épieu contre un sanglier, mais la guerre amène à des choix cruels.

Saskia soupira, ferma les yeux un instant. Au diable cet homme. Plus il parlait, et plus elle éprouvait de culpabilité de le haïr pour ses allégeances, plus il donnait de grain à moudre aux sombres, très sombres pensées qui venaient souvent la tourmenter le soir quand elle se sentait épuisée par sa journée et qu’elle se souvenait d’un temps plus paisible où elle avait des domestiques en nombre suffisant pour tenir sa maison. Elle regrettait profondément sa haine et sa colère envers lui, parce qu’elle ne voyait rien moins qu’un brave homme, sincère et honnête, qui ne cherchait qu’à faire au mieux son devoir. Il s’était montré respectueux et poli, avait très manifestement évité d’être trop désobligeant, même sous le coup de l’agacement et de l’impatience. Il ne méritait pas cela.

— J’espère que vous comprenez.

De nouveau, la voix de Geralt avait rompu le silence. Elle s’était élevée, grave et feutrée dans la nuit, brève comme un aveu. Une trêve ?

— Pourquoi ? lança Saskia à voix basse. Vous auriez pu le prendre. Je n’aurais rien pu faire. Pourquoi mon avis vous importe-t-il autant ?

Dans son ton monocorde, la douceur s’était évanouie dans la lassitude. À la lueur des flammes, le visage de Saskia se creusait de rides précoces, fins sillons que l’âge traçait dans son faciès de poupée, et accusait une fatigue un peu triste qui était soudain si pesante qu’elle effaçait toute la gaieté naturelle de ces pommettes semées de son et de ses longs yeux d’ambre brune.

L’officier sembla surpris, presque outré par la question.

— Dame, fit-il, êtes-vous de ceux qui croient encore que l’armée de l’Empire n’est composée que de sauvages, de brutes et d’assassins ? Je ne fais qu’accomplir ma mission, je n’ai pas pour but de me comporter comme un de ces barbares du Sud. Cela me désole et j’ai bien assez exprimé mes opinions sur votre décision, mais c’est votre choix, et je suis peut-être officier, je n’ai pas le pouvoir d’arracher un jeune homme à sa mère contre la volonté des deux.

Il osa un sourire, sur ces paroles, comme s’il tentait d’amadouer un peu Saskia, et il ajouta :

— Croyez-moi, j’en sais quelque chose.

Elle lui concéda un rire infime, dont il sembla se satisfaire. Sous l’œil vigilant de Monseigneur, il se rapprocha du feu, frottant ses mains usées pour les réchauffer au-dessus des flammes, tournant le dos à Saskia.

— Je pense que vous avez raison sur un point, reprit-il d’un ton songeur,après un bref silence. Je vous ai trouvés lâches, mais j'admet : il faut du courage pour faire ce que vous avez fait, aujourd’hui ; peu de gens ont vraiment la hardiesse d’aller jusqu’au bout de leurs principes et de ne pas en dévier, surtout face à un adversaire plus puissant. Je me dois de vous mettre en garde, cependant : aurais-je été plus soupçonneux, j’aurais pu croire que le garçon avait l’âme un peu trop rebelle, rapport à son père, ce genre de choses.

Il se tut, et Saskia comprit très bien où il voulait en venir. Son sang se glaça brièvement, mais elle n’ajouta rien, le laissant poursuivre. Avait-il réellement saisi ce que cachait l’ire de Joreth ? Avait-elle réellement fauté, cette fois ?

— Tenez-le à l’œil, voilà mon conseil. Le gamin vient de perdre une occasion en or de prouver qu’il n’est pas du même bois que son père, et vous de prouver que vous avez tenu parole et n’avez pas laissé la traîtrise lui passer dans le sang. Vous jouez un jeu dangereux, ma dame, peut-être ne pouvez-vous vous permettre d’agir comme vous le faites et de choisir de quelle manière vous honorez votre allégeance : ce n’est pas au vassal qu’incombe cette décision, n’est-il pas ?

— J’en prends bien note et vous sais gré de votre indulgence, répondit Saskia avec raideur, ravalant la crainte et tout ce qui lui nouait le ventre pour affecter une douceur coutumière. Votre confiance est un don précieux.

Geralt lâcha un rire bref, et elle vit la ligne de ses épaules s’affaisser légèrement.

— Remerciez-moi surtout d’avoir d’autres chats à fouetter que de traquer les signes de déviance. Considérez ceci comme un avertissement, à vous de le prendre en compte et de faire le nécessaire.

Ce disant, il se releva, la dominant de toute sa hauteur, découpé en une ombre profonde, cernée d’un liseré de lumière d’or rouge sur le fond éclatant du foyer. Il sembla hésiter, baissant sur elle un regard où tournoyait quelque chose que Saskia ne put distinguer clairement, tant il était noyé dans la pénombre. De nouveau, il avait l’air de chercher ses mots, une infinité de mutismes et de non-dits au bout de la langue, essayant peut être d'atteindre tout ce que l’aimable châtelaine cachait derrière ses dehors imperturbables de madone bienveillante.

— Je détesterai voir votre tête au bout d’une pique, lâcha-t-il enfin d’un ton bourru. Je crois que le monde a besoin de plus de gens comme vous.

Avant même que Saskia n’ait pu répondre, il salua, et s’en fut en hâte dans le noir, la laissant dans le silence et le faible halo du feu qui s'amenuisait de nouveau. Enfin, elle se permit de respirer, exhalant un long, long soupir pour calmer l’angoisse terrible qui l’avait saisie et faisait encore trembler ses mains autour du fil entortillé. Il y avait eu tant de non-dits, tant d’allusions dans ces paroles qu’elle ne savait plus par où commencer. Un avertissement, oui, c’était certain, mais elle ne comprenait toujours pas pourquoi, et même s’il était plus qu’évident qu’elle avait fort heureusement eu affaire à un homme des plus respectables et honnête, elle ne pouvait se résoudre à croire qu’il eut pu agir par simple bonté, cherchant à ramener Joreth dans le droit chemin avant qu’il ne soit trop tard. Il s’était douté de quelque chose, mais fort inespérément avait paru mettre cela sur le compte de l’agitation juvénile et d’un défaut d’éducation de la part de Saskia : rien de bien sérieux à ses yeux, mais cela n’aurait pu être considéré comme étant bien plus grave par quelqu’un de plus pointilleux...

Saskia renonça à comprendre, au bout d’un long moment. Elle était lasse et le sommeil pesait enfin sur ses paupières tandis que son esprit lâchait l’insoluble nœud de cet homme qui cadrait si peu avec ses certitudes et venait troubler une éternité de haine farouche et aveugle qui ne se préoccupait jamais de savoir si l’être, sous l’uniforme du démon, pouvait avoir bon cœur ou non.

L'important était ailleurs : Joreth n'aurait pas à porter les couleurs des assassins de Jebraël. À demi assoupie, Saskia souhaita confusément qu'il trouve, à son tour, la voie qui lui convenait. Peut être de se battre, à sa façon, avec ses propres armes, peut-être la vengeance ou la justice, ou rien de tout cela. Qu'importe. Peut-être qu'il serait heureux, à la toute fin.

Peut-être.

Saskia Blancerf

Saskia Blancerf


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