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 Hëryn

 
Hëryn Sand-g10Mar 29 Juil - 1:49
http://www.terramysticarpg.com/t5796-heryn
Hëryn

"Crains l'ire de la dragonne endormie dont tu as volé l’œuf."

Qualités : Calme, Prudente, Curieuse, Protectrice, Intelligente, Vive d'esprit, Dynamique, Subtile, Volontaire, Attentive, Brave, Assidue, Persévérante, Loyale

Défauts : Froide, Farouche, Lunatique, Rancunière, Naïve, Influençable, Maladroite, Cachotière, Condescendante, Imprévisible, Insatiable, Entêtée, Fielleuse, Solitaire
Information
Surnom La Tisseuse de Givre
Âge : 391 ans
Nationalité : Glaces
Profession : Orfèvre itinérante
Camp : Neutre
Noblesse : Aucun
Croyance : Nature
Famille : Aucune
Race
Dragon de Glace

Caractère



Mentalité de Hëryn

Une longue chevelure comme une pente recouverte de neige pure. Un pas félin, léger, faisant battre le sac à ses côtés au rythme de sa marche. Quelques regards indiscrets parmi la foule. Qui est cette candide créature qui déambule avec tant de désinvolture dans la rue ?
D'un seul regard, froid comme l'hiver, elle décourage bien vite le badaud bourru qui lui sourit. Elle n'est pas ce qu'elle paraît. Elle ne connaît rien de ce monde trépident et grouillant, où les âmes se mêlent et se croisent.
Le ciel est son empire. La liberté sa seule richesse. Et le froid, son meilleur allié.


Hëryn présente deux visages bien distinct, l'un aux inconnus, l'autre à ceux qui ont su gagner sa confiance. Pour la plupart des gens, elle est une jeune femme froide, farouche et distante, qui ne cherche jamais les ennuis... à condition qu'on ne lui en cherche pas en retour. Curieuse de tout, elle ne ratera jamais une occasion d'apprendre. Calme et prudente, elle pourra se montrer très joviale et protectrice envers ses liens de cœur. Il faudra beaucoup de patience et de tact pour briser sa méfiance naturelle, surtout envers les "deux-pattes", mais si l'on y parvient, on gagne une amie indéfectible.
Une amie ailée, fantasque, naïve d'un monde qu'elle ne connaît que par les dires et les vues aériennes, mais avide de ces découvertes extraordinaires qui jalonnent désormais sa nouvelle vie aux côtés de ceux qu'elle nomme candidement les « Humanidés ».

Mais si Hëryn prend un malin plaisir à se fondre dans ce nouvel univers pleins de chemins de traverse, son esprit n'en reste pas moins celui d'une créature sauvage et libre, qui n'aime pas que l'on essaye de la plier à des règles auxquelles elle n'entend rien et qui lui paraissent d'une inutilité crasse ! Les formules de politesse, le petit doigt sur la tasse de thé et les titres de noblesse ne rime à rien pour un dragon ayant vécu seul les trois premiers siècles de sa vie... Quant à la religion et aux guerres fratricides des deux-pattes, Hëryn n'aime pas cela, et l'a bien fait comprendre à ses compagnons de voyage. Malgré tout, sa naïveté la rend aisément manipulable pour un bon orateur, et sa curiosité peu vite devenir un très vilain défaut.

Son caractère profond est lié à sa race et sa vie "sauvage", qui compose l'essentiel de ses souvenirs. C'est un être brut de décoffrage, qui ne mâche pas ses mots, tout simplement parce qu'ignorante de la langue de bois et des subtilités de la vie en société. Lorsqu'elle revêt forme humaine, Hëryn tente de faire honneur aux nains marchands qui l'ont accueillie, se souvient des conseils du dragon d'or, et enfile un costume mental destiné à dissimuler au mieux sa véritable nature pour se faire accepter parmi les foules. Mais tout apprendre de ces usages stupides, de ne pas se nourrir de n'importe qui ou quoi, même si on en mourrait d'envie, d'apprendre que tout avait un "prix" et que l'on ne prenait pas librement tout ce que l'on voulait, relève du parcours du combattant. De même, on ne transforme pas un passant injurieux en statue de glace, on ne fait pas exploser une taverne parce qu'un ivrogne insiste pour voir un décolleté, pas plus qu'on ne gobe un colporteur indélicat. C'est dur, la société. Dur.

Malheureusement, même sa meilleure maîtrise d'elle-même ne parvenait pas à la préserver de saute d'humeur dans les cas extrêmes, où son don de polymorphie connait quelques désagréments, ses pupilles rondes redevenant subitement verticales et peu avenantes, sa peau glabre se couvrant de fins motifs écailleux... Jusqu'à ce que Joer trouve un moyen de calmer le jeu. Pas facile de la mettre en colère, cependant, le processus inverse s'avère tout aussi compliqué. Une fois sortie de ses gonds, la dragonne blanche verse plutôt dans le côté "geyser". Mais il paraît que c'est un trait commun à la majorité des siens. Pas de quoi s'en faire, donc.

Reprenant ses traits réels, Hëryn n'en devient par pour autant asociale. Elle respectera toujours ceux à qui elle tient, mais n'aura plus rien de cette douce innocence qui baigne sa fausse nature humaine. Sauvage, bien qu’infiniment plus intelligente qu'un simple animal, elle n'en recouvre pas moins les atours des siens, ceux de la première race, brute et fière, ne connaissant ni dieu ni maître. Le sommet d'une chaîne alimentaire qu'elle ne connaît désormais que trop bien. Seigneurs des cieux, sans royaume ni frontière, qui voient sans ciller les civilisations se faire et se défaire. Créer des bijoux et les vendre, soit, cela fait partie de ses plaisirs. Mais renier sa véritable nature pour ramper sur terre, ça, jamais. Elle est fille de l'Hiver, tisseuse de givre, une reine secrète, sans couronne aucune... et infiniment libre.

Les goûts de Hëryn

Hëryn n'est pas bien compliquée en ce qui concerne la nourriture. Du moment qu'il s'agit de viande, elle est preneuse. Sauf pour ce qui est des démons, vampires et autre morts-vivants : ils ont un arrière-goût de fermentation qui la dégoute. La bière des nains lui plaît, même si les dragons ne résistent pas aussi bien qu'eux à l'emprise de l'alcool.
L'acide de son estomac de dragon se charge volontiers des substances nocives courantes, champignons vénéneux, poisons de plantes ou sécrétés par les proies. En revanche, son estomac humain y est sensible. C'est pourquoi, après plusieurs déboires, elle évite de manger sous cette forme, sauf si elle ne peut s'y soustraire (on ne refuse pas un banquet nain !).

Le mot "peur" a un sens différent pour un dragon sauvage que pour un humain ou une créature vivant à l'abri d'une maison cossue. Pour un être devant gagner sa pitance à coups de griffes, la peur se résume plutôt à ce qui ne peut être appréhendé ou combattu. Un phénomène incompréhensible sera source de peur.

Ce que Hëryn aime le plus ? Sans hésiter : voler. Rien ne lui procure plus que plaisir cette sensation d'infinie liberté. Ce qu'elle aime le plus après voler ? Là, ça se complique.
Elle avouera avoir un faible pour les diamants. Pourquoi ? Grand mystère, il semblerait que cela relève plus que de l'instinct que du trouble psychologique...
Et pour le ragout de Joer. Impossible de savoir ce qu'il met dedans, mais elle en raffole.

Une chose qu'elle déteste : se sentir prisonnière. Nul n'enferme un dragon sans s'en mordre un jour les doigts. L'odeur des fumées exotiques et autre philtres alchimiques lui irrite les narines. Et les champignons. Trop de mauvais souvenirs à leur égard.

Physique

Apparence humaine :

Sous les traits d'une jeune femme d'une vingtaine d'années, voilà comment le nain Joer Vnunk a connu Hëryn. Grande pour une femme, un visage fin éclairé par deux grands yeux d'un bleu très clairs et une longue chevelure d'une pâleur lunaire. Un nez étroit et droit, des pommettes hautes et les joues creuses, Hëryn n'est pas vilaine fille, mais pas une nymphe non plus. Très pâle de teint et d'apparence plutôt fluette, elle en a pourtant surpris plus d'un avec une agilité et une capacité à se plier à des acrobaties périlleuses. Souple et vive, un vrai courant d'air frais.

Si la force de sa poigne peut surprendre ceux qui la croient jeune pousse délicate et fragile, elle n'est en rien comparable à celle de sa forme véritable, et Hëryn n'est pas faite pour combattre avec dagues et épées. Elle préfère de loin ses crocs et ses griffes, qui lui ont souvent sauvé la mise dans sa « jeunesse » sur le contient des Glaces.

Habillée de manière fort simple et fonctionnelle, sa longue tunique blanche cache un pantalon de cuir de Cerfroid, accompagné d'une paire de bottes elles aussi en cuir. Le talon est clouté et leurs hauts rebords dissimulent le manche de la seule arme humaine qu'elle porte : un long stylet fin dont la lame est en acier nain.
Une ceinture vient compléter sa tenue.
Forme humaine:

Apparence réelle :

Si peu de gens ont eu l'occasion de voir ce que Hëryn est en réalité, les rares chanceux ont eu bien du mal à se remettre d'une telle découverte. À vrai dire, voir une jeune fleur se transformer en un monstre de dix mètres de haut, dont quatre au garrot, bardés de pics, n'est pas vraiment une expérience des plus faciles. Mais les moins frileux pourront admettre que le spectacle en vaut la chandelle.

Un canon de beauté – selon les critères draconniques – lui avait dit un jour Tur'Laan. Grande et élancée, comme un carreau d'arbalète, Hëryn est taillée pour le vol, et se joue des tempêtes comme l'albatros. Ses ailes ont une envergure impressionnante pour une dragonne de son âge. Hëryn possède un long cou très flexible, hérissé d'une crête de pointes blanches acérées.
Une armure d'écailles larges et effilées couvre l'ensemble de son échine, du haut de sa tête jusqu'au bout de sa queue.
D'un blanc éblouissant aux reflet d'un bleu très pâle, elle brille comme un diamant au soleil, ce qui ne la rend pas vraiment discrète... Sauf dans les nuages, où les gouttelettes font écran aux rayons solaires, lui procurant un camouflage presque parfait.
Sa tête, surmontée de quatre longues cornes courbées l'encadrant comme un énorme soleil, est fine et pointue, présentant une mâchoire carrée à deux rangées de dents, fines et longues comme une myriades d'aiguilles dissimulées par les rangées d'écailles qui dessinent sa gueule. Sa jugulaire est dissimulée derrière une rangée de piquant dessinant le contour de sa mâchoire, remontant par dessus l'orifice des oreilles et se fondant avec ceux de la crête caudale. Un bouclier d'écailles tranchantes tapisse l'avant de son cou et son poitrail. Sa queue, longue et fine, lui sert autant de balancier en vol que de fouet contre les prédateurs un peu trop entreprenant.

Deux yeux d'un bleu clair saisissant aux iris verticale roulent avec aisance sous une arcade sourcilière prononcée surmontés de nombreux piquants.

Seul la zone haute de ses aisselles, située derrière les coudes de ses pattes avant, présente une peau fine tapissée de petites écailles en losange. Le reste de son corps offre à la vue une merveilleuse mosaïque de motifs d'écailles plus ou moins grosses selon la zone observée.

Hëryn n'aime pas la chaleur. Près d'un feu, dans le désert, sous un soleil ardent, elle souffre et se sent faible. Mais dans les bras aimant du blizzard, dans le tourbillon furieux du vent, elle sera la plus féroce des chasseuses ailées.
Sa cuirasse d'écailles gagnera une dureté proche du diamant, la protégeant efficacement des griffes des créatures telles que les Wyverne ou les Har'koa, loin d'être inoffensives. Ses ailes, lourdes et encombrantes au sol, dévoileront ici tout leur potentiel, la transformant en voltigeuse aérienne.

Forme draconnique:

Capacités
Armes : Humaine : un stylet coincé dans l'une de ses bottes, magie. Dragon : souffle, crocs et griffes
Pouvoirs : Télépathie : Projeter sa conscience dans un espace d'une cinquantaine de mètres environ (un peu moins sous forme humaine) pour y détecter les autres esprits et y lire/transmettre des images/émotions/réflexions. Un esprit ne peut pas être "lu" s'il se défend contre le contact mental, à moins de pouvoir vaincre cette résistance par la force ou la ruse, ou s'il est rendu inaccessible par une confusion/possession/sortilège. - Magie catalysée élémentaire : grande affinité avec la magie du froid (eau).

Sous forme draconnique :

-Protection d'écailles gelées : A température ambiante (~20°C), les écailles de Hëryn sont rigides mais peuvent être endommagées par l'acier. Par forte chaleur (>35°C), elles deviennent aussi fragile que du verre, et ne pourront se régénérer qu'avec un contact prolongé avec un environnement froid. En dessous de 0°C, elles prennent une résistance similaire à l'acier courant et leur éclat est bien plus vif. Dans les grands froids, (-15°C et au-delà), elles acquièrent leur dureté adamantine et s'allongent de plusieurs millimètres, présentant un bord tranchant.
Familier : /
Artefact : Une paire de gants enchantés, d'apparence quelconque, cadeau de Guldford, qui permettent à celui qui les enfilent de rendre son toucher complètement imperceptible. Ayant vraisemblablement appartenu à un grand voleur...
Autre : Un vieux sac en cuir usé où Hëryn amasse tout ce qui lui paraît intéressant d'amasser.
Histoire


Histoire de Hëryn



- Zéro : l'oeuf -


Le noir. Le vide.
L'esprit flottait comme ces méduses translucides dans les abysses sans lumière. Il n'avait pas encore conscience. Nul lieu, nul temps. Une unité parfaite, avec l'Esprit qui entourait le sien, qui était partout et nulle part à la fois. Fusion éternelle et sublime.

Puis vint le temps de l'esprit seul. Elle. Elle ? Comment le savait-elle ? Mère. Que ce monde-là était bon et chaud. La sphère de son corps en apesanteur se baladait au gré des courants. Jusqu'à rencontrer une limite. Une barrière ?
Mère ? Non, cela était dur. Chaud, soyeux, mais terriblement dur.

« N'ai pas peur, Hëryn. Je suis là. »

Mère. La voix de mère emplissait l'Univers, profonde et douce, porteuse de toute la lumière qui faisait défaut à cette prison aquatique. Hëryn. Ainsi, l'esprit se nomma, découvrant le « je ». Un je qui n'était pas Mère.

« Je » grandit. La prison se refermait sur ce qui était désormais son corps. Étroite, dure. Bientôt, Hëryn emplit tout son univers. Le noir n'était plus si noir. Il devenait parfois rougeâtre, ou orangé, laissant apparaître une myriade de veines irisées traversées par une pâle lumière feutrée.

« Bientôt, disait Mère, bientôt tu pourras sortir mon ange. Et je te montrerai le monde. »

Alors, Mère transmettait des images fabuleuses. Des étendues d'herbe, des montagnes vertigineuses, des fleuves, des glaciers, des forêts... et d'autres choses que Hëryn n'arrivait pas à appréhender. C'était multicolore, grouillant de petites choses étranges et bruyantes, qui entraient dans des rochers aux formes extraordinaires. La voix mentale de Mère était si rassurante. Il n'y avait qu'elle. Elle était tout. Tout ce que Mère disait était vrai, et Hëryn, n'ayant que cela à faire de sa vie encore en devenir, écoutait comme le plus sage des élèves.

«Écoute, mon étoile, les enseignements que je vais te donner. Ma mère me les a transmis, tels que sa propre mère avant elle l'avait fait, ce depuis la Création. Écoute, ma petite Hëryn, les sages conseils de tes ancêtres. »

Hëryn écoutait.

« Lorsque ton cœur sera grand et fort, viendra un temps où tu te penseras invincible. Cette illusion, petit dragon, fut la cause de la perte de beaucoup des nôtres. Écoute et apprend, car les périls qui te guettent, n'ont pas tous des crocs et des griffes. Les plus redoutables règnent en ton propre cœur. Il te faudra apprendre à les combattre. La peur, tu la connaîtras, mais jamais te dominer ne laissera. La fierté de ta race sera pour cela une arme efficace. L'orgueil tu chasseras, car il engendre paresse et négligence, qui sont les alliés des assassins et des traîtres. L'avarice, tu mépriseras, car elle conduit aux pires folies et fait perdre le sens des priorités. Une vie est plus sacrée que tous les joyaux du monde. Ne succombe pas à la colère, elle te dévorera l'esprit aussi sûrement que le feu. Garde raison et bon sens. La gourmandise il te faudra éviter, car un dragon gras est un dragon qui ne vole pas. Sans tes ailes, fuir tu ne pourras.
Ouvre ton cœur aux puissances de ce monde, mais reste sourde aux sirènes du pouvoir. Il n'est qu'un spectre, un fantôme mortel qui te mènerait à ta fin.
»

Le petit esprit emmagasinait tout, patiemment, sans chercher à comprendre ce qui lui échappait encore. Il n'était qu'une éponge vorace qui s'imprégnait goulument des pensées de Mère.

« Tiens-toi loin des Hommes et de leur civilisation. Elle te conduira sur des chemins obscurs et périlleux. Garde tes ailes haut dans le ciel. Tu y seras intouchable et libre. »

Beaucoup de mots étaient vides de sens pour le fœtus enroulé dans les ténèbres de l'œuf. Pour autant, son esprit les absorbait volontiers, se constituant une réserve pour les jours où ils pourraient les employer. Quand ses yeux pourraient voir. Mère racontait. Elle lui contait les nuages, la pluie et les vents, l'océan, les astres et toutes les choses d l'Univers. Elle lui parla aussi de la magie, du savoir des grands anciens, de l'esprit et des âmes, des Limbes et de ceux qui régnaient au-delà. Sans jamais être sortir de sa bulle, le dragon en devenir avait vécu mille vies.
Alors, Mère s'assoupissait, gardant près d'elle ce petit trésor aussi brillant qu'un joyau.
Les semaines défilèrent, et vint le jour où l’œuf ne pouvait plus contenir l'être.



- Un : l'être -


Crac.
Une fine zébrure apparaît sur la coquille blanche aux reflets bleutés. De loin, on pourrait presque prendre cet œuf pour un diamant énorme, tant les minuscules facettes renvoient la lumière aveuglante de l'aube. Mère tend son immense museau vers la minuscule prison de son précieux rejeton.

« Tu y es presque. »

Elle ne l'aidera pas. Ici débute l'apprentissage d'un dragon : briser sa coquille est un travail douloureux, long et fastidieux. Elle se contenta donc de l'encourager par pensées.
Hëryn se rua contre la paroi, le diamant de son nez comme la proue d'un navire fendant les flots. L'impact lui causa une vive douleur à la nuque. Elle rectifia d'elle-même l'angle d'attaque. Encore. C'était à chaque fois une décharge dans son squelette encore frêle, une onde de choc la traversant. Au bout d'une dizaine d'impacts, un premier morceau sauta. Un museau blanc comme la neige pointa au dehors, surmonté d'une corne triangulaire. Hëryn se tassa au fond de son œuf, et avec ce faible élan, fonça dans l'ouverture. La tête jaillit dans un jet de liquide visqueux, le reste de la coquille renonçant à garder captif une créature aussi déterminée.
Hëryn roula à l'air libre, les pattes en l'air, la queue battant la glace et le cou à l'envers. Mère la regarda tendrement, un profond vrombissement remontant des profondeurs de sa gorge.

« Bienvenue, Hëryn. »

La minuscule boule blanche se remit d'un coup de queue sur ses quatre pattes, ses ébauches d'aile crissant contre son corps rebondi. Relevant la tête au bout de son interminable cou, Hëryn poussa un couinement strident, qui se voulait certainement un rugissement de contentement. Son regard se porta sur la montagne qu'était Mère.

« Tu iras loin, petite étoile. »

Les paroles mentales s'accompagnèrent d'une caresse du bout des ailes. La queue de Mère avait la taille d'un fleuve. Un magnifique fleuve d'écailles argentées qui se mit à onduler avec grâce, l'emportant près du flanc escarpé qui n'était rien d'autre que la patte avant de Mère. Hëryn se laissa faire, glissant docilement sur la surface gelée du sol de la caverne.

« Hëryn. Il est temps que je te conte l'histoire de notre monde. Écoute-là avec autant d'attention que tu as écouté tout le reste. Cela t'aidera. »

Hëryn cala son museau dans le creux du flanc de sa mère, émettant un léger bruit semblable à un ronronnement. Ses grands yeux de glace se tournèrent vers l'énorme tête, pleins d'étoiles. Mère souffla doucement sur son visage, déversant une suite d'images merveilleuses dans l'esprit de sa progéniture.


Au beau milieu d'un sommeil agité, deux petits yeux s'ouvrirent dans le noir. Mère dormait. Seul le bruit des vagues qui se fracassaient en contrebas sur les récifs troublait le silence de la nuit. Une patte. Puis deux. Trois. Quatre. On recommence.
Hëryn s'aventura ainsi jusqu'à la sortie de la caverne. Là, elle huma le vent glacial qui soufflait à pleine puissance sur la côte, charriant les embruns iodés du large. Sa petite crête se dressa de surprise devant l'infinité noire de la mer. Le monde était donc si grand ? Elle avait si longtemps pensé qu'il s'arrêtait au bord du nid... Le choc était de taille. Mais avec cette prise de conscience vint l'appel de la liberté. Une envie irrépressible de parcourir cet espace ouvert de long en large émergea en son esprit, lui faisant gonfler la poitrine, dressée face à l'horizon. Oui, un jour viendrait où nulle frontière ne s'imposerait à elle. Un jour.

« Dis, Mère, où est Père ? »

La question résonna dans un silence qui devint vite gênant. Mère darda un regard empreint de tristesse sur le petit bout de dragon qui avait escaladé son dos. Bien sûr, elle lui en avait parlé. Il n'y avait pas de mensonge entre dragons. Pas entre une mère et sa fille. Et elle savait que cette question viendrait. Elle avait repoussé ce moment, mais il le fallait.

« Père est mort, Hëryn. »

La réponse tomba, morne et froide. Au ton, Hëryn avait senti que quelque chose n'allait pas.

« Qu'est-ce que c'est « mort » ? »

Mère souffla par les narines, exhalant un air glacial qui forma une myriade de cristaux bleutés devant elle.

« Cela veut dire... Qu'il n'est plus ici, dans ce monde. Il est ailleurs. Il ne peut plus revenir. »

Hëryn couina doucement. Elle avait du mal à concevoir toutes ces notions abstraites, et il lui faudrait encore du temps pour tout assimiler. Mais la dernière phrase de Mère avait été un choc. Ne plus revenir ? Plus jamais ? Mais... Comment pourrait-elle le connaître ? Jouer avec lui ? Pourquoi les avait-il abandonnées ? Hëryn se sentit perdue. Comme si Mère avait perçu tout ses raisonnements, elle lui confia, avec une caresse du museau :

« Il aurait tellement voulu te connaître, Hëryn. Il aurait tout donné, et le monde avec, pour pouvoir être avec nous aujourd'hui. Mais on ne décide pas de mourir. La Mort vient parfois quand on s'y attend le moins. »

« Il s'appelait Shaaryn. Et comme je m'appelle Hëlyu, nous avions décider... De faire fusionner nos deux noms pour notre seul et unique œuf. Toi. »

La dragonnette émit un faible « prrr ». Malgré les paroles chaudes et rassurantes de Mère, savoir qu'elle n'aurait jamais l'occasion de voir de ces yeux cet immense dragon de cuivre dont elle lui avait si souvent parlé la laissait vide et déconcertée. Le monde du dehors venait de lui voler une partie de ses rêves.

Mère la laissait maintenant seule pour partir chasser. Hëryn, après avoir promis d'être sage, ne résista pas à l'envie de sortir sur le rebord de la falaise pour voir l'immense silhouette ailée disparaître à l'horizon avec majesté. Puis, au bout de quelques dizaines de minutes, l'ennui et la faim avait raison de son immobilité.
Alors elle tournait dans la grotte de glace, s'aventurait dans ses profondeurs, jusqu'à ne plus distinguer la lumière de l'extérieur. La glace, ancienne par endroit, devenait lisse comme un miroir, et Hëryn pouvait s'y admirer à loisir. Elle avait doublé de taille, ses pattes, toujours d'une longueur démesurée par rapport à son corps, avait gagné en consistance et la portait désormais sans faillir. La dragonnette se positionna de profil, déplia ses ailes pourvue d'une fine membrane translucide. La griffe unique qui ornait la seconde articulation lui permettait de se gratter certaines zones inaccessibles auparavant ! Que la nature était bien faite !
Deux bouts de cornes pointaient sur le sommet de son crâne, et le trou laissé par la chute du diamant sur son nez s'était résorbé, constituant une pointe de cartilage qui durcissait de jour en jour. Hëryn s'estimait loin de la beauté sauvage de Mère, de ces rangées de pics impressionnantes et de son immense gueule terrifiante. Mais elle constatait avec soulagement que son corps commençait à ressembler à quelque chose...

Un grand choc secoua la caverne, suivit d'un autre, plus mat. Mère était revenue. À ses pieds reposait un énorme cerf bien gras. Elle poussa le cadavre vers sa fille, ronronnant de plaisir lorsque le petit être sortit des ténèbres en galopant.

" Voici de quoi subsister plusieurs jours, dit Mère, ne mange pas trop."

Hëryn mordit fermement l'une des cuisses de l'animal, laissa le sang chaud couler dans sa gorge. De son côté, Mère ouvrit la panse et détacha les organes de choix. Elle apprit à sa fille à choisir les meilleurs morceaux, à manger efficacement et avec une relative propreté. Ce qui ne fut pas une mince affaire !
Hëryn redressa la tête, constellée de sang. Un long rot ponctua la fin de son copieux repas.



- Deux : les ailes -


Nous sommes en l'an -200. Hëryn est maintenant une belle dragonnette totalement formée et en pleine forme. Loin d'avoir atteint sa taille adulte, elle n'en impose pas moins à la faune qui rôde autour du refuge familial, poussant quelques cris rauques qui pourraient passer pour des rugissements. Une vrai terreur, qui ne manque pas de chuter régulièrement sous ses propres assauts incontrôlés. Plaies, bosses se succèdent, sans que Mère ne vienne les réparer d'une quelconque magie. Chacune de ces expériences douloureuses doit être fonctionnelle. Les agressions extérieures récurrentes donnent à la jeune blanche un bouclier d'écailles épaisses qui ne peut se former que par ce biais, et une alimentation riche en fer et protéine.

Une pluie de neige fine recouvrait les hautes falaises de glace qui séparaient la Toundra du grand océan. Mère était partie chasser, et Hëryn, du haut de son petit mètre et demi, sentit son ventre se tordre de douleur sous le coup de la faim. Mère disait que les Humanidés étaient de plus en plus agités dans la région des Glaces. Hëryn ne comprenait pas très bien ce que signifiait le mot « guerre », mais il ne sonnait guère de manière rassurante à ses oreilles. Elle commençait à comprendre pourquoi Mère avait préféré vivre loin de ces créatures. Elles semblaient bien peu avenantes dans ses récits.
Hëryn attendit. Une journée entière. Enfin, alors que le soleil pare les glaces éternelles de couleurs flamboyantes, l'immense silhouette ailée fit son apparition. Hëryn rugit vers le large. Un autre rugissement lui répondit, faisant bondir son cœur de joie. Alors que Mère s'approchait de la côte, elle remarqua que son vol n'était pas normal.

« Un coup dans l'aile, la rassura sa mère, ne soit pas inquiète. Je vais me remettre très vite. »

Une grande plaie barrait son aile gauche, déchirée, transpercée de toute part. Cette vision acheva d'affoler Hëryn, révoltée.

"Je tuerais celui qui t'a fait ça, Mère ! rugit Hëryn, courroucée,
- Ne dit pas n'importe quoi, l'apaisa la grande dragonne, personne ne m'a fait ça. Ce n'était qu'un accident."

Au fond de ses tripes, Hëryn n'arrivait pas à s'en persuader. Elle insista pour lécher la plaie, même si elle ne pouvait guère aider autrement. Hëlyu se laissa faire, visiblement fatiguée de son voyage. Sa fille s'activa autour d'elle, allant jusqu'à découper la proie rapporter pour lui épargner cet effort. Mère protestait, elle n'était pas impotente, mais Hëryn n'en avait que faire. Pour la première fois, les rôles s'inversaient. Elle n'était plus un poids mort pour Mère, elle gagnait loyalement sa pitance. Tout en mâchouillant un morceau encore chaud, la petite dragonne réfléchissait. Pourquoi Mère restait-elle silencieuse sur ce qui s'était passé ? Jamais elle n'avait caché quoi que ce soit à son unique descendante, le relation était bien trop fusionnelle pour cela. Alors quoi ? Hëryn savait que poser mille fois la question était inutile. Mais à chaque fois que l'aile déchirée revenait dans son champ de vision, elle retenait à grand peine un grondement sourd.

« Mère, je ne peux pas croire qu'une aile se déchire en une simple chute, finit-elle par dire, un peu plus sèchement qu'elle ne l'avait voulu, pourquoi ne me dis-tu pas la vérité ? »

Les yeux indigo de Mère la dévisagèrent, la noyant sous une mer de sentiments contradictoires. Sa respiration était lente et profonde. Sa crête frémit, puis elle entoura Hëryn de sa queue, comme aux premiers jours.

« Ce sont les Humanidés qui t'ont attaquée. »

Ce n'était même pas une question. Une affirmation ferme et dégoûtée. Mère n'avait jamais été très tendre envers les deux-pattes et leur « civilisation ». Jusqu'à déclencher une certaine allergie chez sa fille, qui, malgré les efforts de détachement et de neutralité, n'avait pu dissimuler la pointe de fiel dans ses propos. Quelque chose de sombre et de malsain. Mère n'aimait pas ces créatures, jeunes et mal léchées, qui s'étaient mis en tête de les pourchasser, eux, les premiers maîtres de Terra, comme un vulgaire gibier. Comme des monstres.

« Non, Hëryn, m'a blessure n'a rien à voir avec eux. »

Une tristesse douloureuse et étouffante baignait ses mots, et elle dut détourner le regard quelques secondes.

« Alors quoi ? Gémit Hëryn »

« Je ne t'ai pas menti. C'était en effet un accident. Sauf... »

Mère souffla, un éclat de colère jaillissant au coin de ses prunelles.

« Ma chute est le résultat d'une dispute idiote. Avec l'un des nôtres. »

Le cœur de Hëryn bondit. D'autres dragons ? Son esprit s'agita : d'autres jeunes comme elle peut-être ? Quelle perspective excitante ! Elle agita ses ailes, les griffes crissant sur le sol. Quand viendrait donc ce jour merveilleux où ses ailes seraient suffisamment larges et solides pour la porter dans les airs ? La jeune drake avait grand hâte. Mais la gravité des propos la tenait pour l'heure à l'écoute. Pas question de parler de jeux et d'enfantillages avec une créature qui osait s'en prendre à un être aussi respectable et imposant que Mère ! La petite blanche balançait sa queue de droite à gauche avec frénésie.
Mère reprit la parole, s'adressant à sa fille d'un ton posé mais ferme, avec l'intention palpable de lui faire intégrer une leçon de la plus haute importance.

« Hëryn, tu dois savoir que si les dragons forment l'une des premiers peuples, il n'est pas aussi uni qu'il le fut autrefois. Les choses ont bien changé depuis la Guerre Divine. Nombre d'individus sont devenus hargneux et solitaires, d'autres au contraire ont préféré se fondre dans la masse dominante de nos jours : celle des deux-pattes. Ils sont si nombreux et si prompt à se reproduire !
Nous sommes dispersés et pour la plupart sans patrie. Pourquoi ? Comment pourrions-nous nous lier à un seul lieu alors que nos ailes sont assez fortes pour nous porter d'un bout à l'autre du monde. Mais cela, tous ne le pensent pas, et beaucoup ont choisi de prendre part aux conflits puérils des éphémères.


-Mais pourquoi, Mère ? Pourquoi les dragons sont-ils dispersés ? Comment ces dragons font-ils pour vivre parmi des peuples qui les détestent ?

-Ils se cachent, dit Mère, aigrie, ils rampent comme eux, certains en ont même oublié comment cracher le feu. Je ne les juge pas, même si tu en as l'impression. Je pense en revanche que leur choix pèse chaque jour un peu plus sur l'avenir de notre race. La mémoire de nos ancêtres est le don le plus sacré qui soit, plus sacré que toutes les croyances bizarres et les pouvoirs volés des terrestres. Une mémoire qui remonte à l'Origine. Mais par leur négligence, leur oisiveté et leur égoïsme, les dragons devenus terrestres font mourir ce don unique. Et à mes yeux, c'est un crime. »

Hëryn ouvrit de grand yeux ronds en posant sa tête sur le sol. Sa Mère se radoucit. Elle déplia un peu ses ailes qui dissimulaient ses flancs. En même temps, elle projeta une image sublime de Père en son esprit.

« Chaque dragon est unique, Hëryn. Pas seulement dans leur tête ou leur cœur. Notre espèce possède une capacité d'adaptation qui compense notre faible taux de naissance. Il existe une incroyable diversité de morphologie chez les dragons, bien que le profane n'y verra que du feu... Si l'on peut dire. »

Hëryn n'avait pu réprimer un très léger ronronnement en voyant les deux images voguer dans son esprit, l'une par ses yeux, l'autre par l'esprit lumineux de sa mère. Elles dansaient dans l'air, ailes déployées. Un rêve éveillé, commenté par la voix profonde et chaude.

« Regarde-nous, Hëryn. Regarde bien ces deux dragons. »

La blanche se mit à loucher sur les deux silhouettes comme si elles se trouvaient réellement devant son nez.

« Au-delà de notre couleur d'écailles et de notre souffle, la constitution de nos corps est différente. Mes écailles sont fines et lisses. Celles de ton père étaient bien plus épaisses et possédaient des bords tranchants. Nos ailes aussi, présentaient bien des différences, sans parler de la forme de nos têtes ou la dispositions de nos crêtes. Certains dragons naissent parfois avec cinq doigts, d'autres avec trois. »

Hëryn était admirative. À vrai dire, elle n'y avait jamais pensé. Il était vrai qu'en vol, les silhouettes ne différaient de façon flagrante que par leur taille et la forme de leurs ailes. Elle se promit d'être beaucoup plus observateur à l'avenir. Elle n'eut pas à poser sa question. Mère l'avait devancée.

« Regarde-toi Hëryn. Certes tu n'es pas encore adulte... Mais je peux d'ores et déjà et prédire que tu auras pris le meilleur de nous deux pour te forger un corps à la hauteur de ta personnalité. Ma petite étoile...

-Comment ? J'aurais des morceaux de vous deux ? Comme un puzzle ?

-C'est un peu l'idée, rit Mère, même si la chose est autrement plus compliquée. Une vieille légende veut que les dragons s'adaptent en fonction de l'environnement qui les a vu naître.

Hëryn allait de surprise en surprise. L'image d'un assemblage hétéroclite de morceaux de dragons lui était venue en tête, guère rassurante. Mère passa sa langue fourchue sur les écailles aux allures de diamants à facettes de sa progéniture.

« Tu auras une magnifique cuirasse, constata-t-elle, si seulement tu fais le nécessaire pour l'entretenir. Peut-être pas aussi lourde et épaisse que celle de ton père, mais ce ne sera pas un problème. Tu seras ainsi bien plus rapide que lui en vol !

-Et de toi ? demanda naïvement Hëryn, j'aurais quoi de toi ?

-Eh bien, mes crocs peut-être, réfléchit Mère, en dévoilant une dentition digne d'un tyrannosaure, ou peut-être mes griffes, celles qui ont tant séduit ton père... »

L'idée avait l'air de beaucoup l'amuser. Puis Mère attrapa le bout de l'aile de Hëryn et la souleva doucement en commentant :

« Mais pas mes ailes en tout cas, tu les as presque deux fois plus longues que moi à ton âge ! Je me demande de qui tu tiens ça... »

Hëryn jeta un œil à la voilure démesurée qui enveloppait son corps encore svelte.

« C'est dangereux ? Demanda-t-elle, inquiète,

-Tout est question d'équilibre, expliqua Mère, de grandes ailes te permettront de voler plus longtemps sans te fatiguer, des ailes pointues et fines te donneront la vitesse, alors que plus courtes, elles seront utiles pour exécuter des virages courts ou des acrobaties. Au sol, en revanche, avoir de trop grandes ailes peut vite devenir un problème ! »

La petite dragonne était émerveillée de l'étendue du savoir de Mère. Elle avait réponse à tout, c'était fabuleux !

« Ta membrane est épaisse, fit Mère en examinant consciencieusement l'anatomie de sa fille, les flèches ne s'y planteront pas facilement, tu n'auras pas à craindre les déchirements. Par contre, la furtivité ne sera pas ton fort.

-Qu'est-ce que les flèches ? Et la furtivité ?

-Les flèches sont les armes à distance de beaucoup de terrestres. La furtivité est ta capacité à ne pas te faire remarquer quand tu te déplaces.

-Comme lorsque l'on chasse ?

-Exactement. »

Une lueur de fierté brillait dans les yeux aimants de la grande dragonne. Le jour déclinait, inondant à nouveau la grotte de glace de rayons chatoyants.

"Que dirais-tu de tenter ton premier vol demain ?"

Hëryn, qui avait fermé les yeux, les rouvrit aussitôt, le frétillement de sa queue parlant à sa place. Mère l'entoura de son corps, la plaçant au centre d'un cercle parfait.

"Alors c'est d'accord. Je t'emmènerais dans un endroit propice. Il est grand temps que tu aies tes ailes."

"Et comment !" pensa Hëryn, qui n'en dormit pas de la nuit...

Le lendemain, aux premières lueurs de l'aurore, Hëryn était en sentinelle sur le rebord de la falaise. L'immense silhouette de la dragonne mère fit son apparition. Elle expliqua à sa téméraire de fille que sauter de la falaise n'était pas la meilleure chose à faire pour débuter. Hëlyu marcha alors vers la plaine, d'un pas pesant, faisant trembler le sol gelé à chacun de ses pas. Trottinant à ses côtés, Hëryn trépignait d'impatience. Elle avait déployé ses deux ailes et s'amusait à faire décoller la neige en de grands tourbillons luisants.

« Nous y voilà, déclara Mère après deux bonnes heures de marche le long de la côte, regarde, tu vas pouvoir t'entraîner ici. »

Hëryn vit clairement que le petit bout de terre était isolé du reste de la plaine par une grande faille qui courait sur plusieurs kilomètres. Le relief y était doux et présentait de petites corniches de glaces façonnées par les vents violents venus du large.

« On commence ? Trépigna Hëryn,

-D'abord un peu de théorie, dit Mère, même l'instinct ne peut tout faire. Et tu ne m'en voudras pas de t'épargner quelques vilaines fractures ? À moins que tu ne souhaites déjà t'endurcir les os ? »

Hëryn fit la grimace. Elle avait trop envie de voler pour risquer de rester clouée à terre d'une si sotte façon !

« Très bien. Commençons par la morphologie de tes ailes et la meilleure façon de les mouvoir ! Regarde-moi et reproduis mes mouvements. »

Mère déploya sa voilure de saphir face à Hëryn, le soleil traversant la fine membrane se paraît d'une superbe couleur bleue. Elle apprit le contrôle du mouvement vertical, la fluidité et l'ordre dans lequel solliciter ses articulations, l'inclinaison du bord d'attaque, la convexité de la voilure, incliner les ailes pour tourner, les ramener vers ses flancs pour plonger...
Après avoir exécuté ces mouvements des dizaines de fois au sol, Mère fut satisfaite.

« Je vais pouvoir te lâcher à présent. Maintenant, le décollage ! »

Elle posta Hëryn au bas d'une petite corniche. La grande dragonne prit ensuite place pour une petite démonstration. Elle commenta chacun de ses gestes devant une Hëryn on ne peut plus attentive. Arquant les ailes, elle se ramassa

« Au début il te faudra beaucoup d'élan pour t'arracher du sol. Mais avec les ans, tu apprendras à décoller d'un seul bond ! Allez, en selle ! »

Hëryn ne comprit pas l'expression, mais le ton parlait de lui-même. Elle braqua son regard sur le sommet de la pente et son corps s'aplatit, le cou rentré dans les épaules. Ses ailes se soulevèrent au dessus de son échine, légèrement déployée. Hëryn capta le regard de Mère et y lu l'approbation qu'elle attendait. Alors, expulsant bruyamment l'air glacé de ses poumons, elle se propulsa en avant avec toute la puissance de ses pattes arrières.

Le temps ralentit. Chaque seconde s'étira à l'extrême quand son esprit tenta vainement d'accélérer la danse. Hëryn sentit les muscles de son dos se tendre et se détendre au rythme de ses battements d'ailes amples et maladroits. Un bond. Elle sentit de nouveau ses griffes s'enfoncer dans la neige. Ses yeux n'en avait que pour le ciel, immense et bleu, qui lui tendait les bras, son souffle s'accéléra, son cœur bondissait avec elle, toute sa volonté s'était ramassée en une boule compacte. Deux bonds. Cette fois, ses ailes la poussèrent sur plus de deux mètres. Le bord s'approchait dangereusement. Elle retomba encore, mais cette fois en ayant emmagasiné l'élan. Trois bonds. Son ventre passa par-dessus la pointe de la corniche, et Hëryn se retrouva dans le vide.

Instinctivement, elle arqua le cou et se raidit. Ce n'était pas vraiment la sensation à laquelle elle s'attendait... La dragonnette battit frénétiquement des ailes, sans succès : après quelques mètres en relative apesanteur, son poids eut raison de ses efforts pour rester en l'air.
Hëryn chuta, tourna la tête au dernier moment pour ne pas heurter le sol le museau en premier, ferma les yeux...
Le choc se répercuta dans chacun de ses os pour ne lui laisser qu'un tourbillon de couleurs en guise de monde. La blanche gémit faiblement.

« Encore, l'encouragea Mère, ne renonce pas pour si peu. »

Hëryn remonta sur la corniche. Et recommença.
Encore.
Encore.
Encore.

Quand le soleil fut à son zénith, son corps était meurtri, une entaille de bonne taille zigzaguait sur le côté de sa bouche, là où ses écailles étaient encore tendres, certaines s'étaient déformées à force de frottements et de chocs. La douleur la courbait en deux, mais Mère avait l'air très fière d'elle. Ce qui lui mit malgré tout du baume au cœur.
Son cœur se serra lorsqu'il fut temps de regagner l'abri de la grotte. Elle avait échoué. Pour la première fois, elle n'écouta Mère que d'une oreille discrète. Une petite flamme vive naquit dans ses prunelles.

Cette nuit encore, Hëryn ne ferma pas un œil. Un dragon qui ne vole pas n'est pas un dragon. Mère lui avait affirmé que c'était normal. Qu'on ne pouvait apprendre en un jour. Hëryn refusait d'y croire. Alors, lorsqu'elle fut certaine que le sommeil de Mère fut suffisamment profond, la blanche quitta le confort du flanc maternel à pas de loup. Elle se glissa à l'extérieur, puis une fois qu'elle fut hors de portée de l'oreille draconique,elle détalla au triple galop.
Ses pattes souffraient de ce traitement, tout autant que ses larges poumons, en feu après un telle course. Elle finit pourtant par retrouver la faille. Sauf que cette fois, il faisait nuit.
Peu importe.

Hëryn s'attela à la tâche qu'elle s'était fixée. Elle repassa en revue tout ce qu'elle avait vu la veille, et sans plus attendre aux travaux pratiques. Et ce fut une nouvelle succession de chutes plus ou moins spectaculaires.
Hëryn fulminait. Contre elle-même et contre le monde entier qui semblait se liguer contre elle. La petite dragonne enchaînait les sauts. Inlassablement suivis de gamelles de plus en plus douloureuses.
Au bout de la deux-cent-soixante-dix-huitième tentative, Hëryn rugit de dépit. Ses ailes lui semblaient coulées dans le plomb. Elle quitta la corniche la tête au ras du sol, furieuse et triste.

C'est alors que vent se leva.
Au début, il n'était qu'une bise froide agréable sur ses jeunes écailles malmenées. Mais très vite, une véritable tempête de neige fit disparaître le paysage autour d'elle. Bientôt, Hëryn se sentit perdue. Même sa vision de rapace ne l'aidait plus à se repérer dans cet espace gris et blanc où les bourrasques manquaient de la désarçonner. Elle plantait profondément ses griffes dans la couche de gel qui recouvrait le sol pour tenir bon. Mais impossible de retrouver le chemin du foyer.
Qu'avait-elle fait ?
Mère allait se faire un sang d'encre quand elle s'apercevrait de sa disparition. Elle finit par s'arrêter, comprenant qu'elle ne ferait que se perdre davantage tant que son champ de vision serait aussi réduit. La petite draque se recroquevilla, seule dans le blizzard furieux qui enflait dans les cieux tel un œil énorme. Il suffisait d'attendre. Rester calme et attendre.

Mais quand enfin elle crut que son calvaire était terminé, ses sens lui crièrent qu'il n'en était rien. En reprenant sa route dans la mauvaise direction, la blanche s'était retrouvée dans une passe où la neige était molle et profonde. Et elle n'était plus seule. Dans le rideau blanc scintillèrent deux pupilles d'un vert criard. Hëryn se ramassa, déployant crête et pics tel un énorme chat sur ses gardes, grogna en montrant les crocs, les ailes déployées pour se grandir. Une silhouette massive se découpa dans la nuit, l'échine ondulant d'une façon très caractéristique. Un grondement sourd remonta des tréfonds de ses entrailles, alors que le carnivore s'avançait vers elle, une lueur meurtrière au coin du regard. La dragonnette avait identifié le Har'koa bien avant qu'il ne se décide à entrer en scène, mais même si la petite voix de sagesse dans sa tête lui hurlait qu'elle était trop épuisée et trop jeune pour livrer un tel combat, la colère de Hëryn la consumait dangereusement, et ses griffes réclamaient du sang. Cette sensation était nouvelle et quelque peu grisante. Il ne s'agissait pas du sang d'un cadavre encore chaud apporté par Mère pour le dîner. L'affrontement scellait son entrée dans la cours des grands. Si elle ne parvenait pas à voler ce soir, il ne serait pas dit qu'un simple mammifère aurait raison d'un représentant de l'antique race.
Le tigre blanc semblait lui aussi assez jeune, de par ses fines rayures noires peu développées et sa taille plutôt modeste pour son espèce. Mais quoi qu'il en soit, il semblait être bien plus aguerri à la chasse qu'elle. Avec une durée de vie comme la sienne, il ne devait pas avoir été très longtemps nourri par ses parents, sinon jamais. Dangereux. Très dangereux.
Et après ? Elle était dragon, pas un vulgaire lézard des glaces !

« Rentre dans ta tanière, chacal, ou tu tâteras de mes crocs ! »

Son rugissement mental fit bondir le tigre de surprise. Ces secondes de distraction lui permirent de parcourir la moitié de la distance qui les séparait avant que le félin ne réagisse. Il ne devait pas avoir l'habitude qu'une proie désignée attaque... Il bascula dans la neige sous la force combinée de l'assaut furieux et du poids de son agresseur. La petite dragonne était à peine plus grosse que lui, mais bien moins musclée des membres. Le Har'koa arque-bouta ses pattes arrières sur le bas-ventre de Hëryn, ses griffes d'ivoire ripèrent dans un horrible crissement, jusqu'à ce que l'une d'entre elle se coince et lui serve de bras de levier. Il projeta Hëryn croupe par-dessus tête et se libéra de son étreinte reptilienne. La blanche feula lorsque son épaule droite rencontra une plaque de verglas un peu plus loin.

Sans perdre une seconde, le fauve roula sur le côté, empêtré dans la poudreuse, avant de se ruer sur la dragonne qui tentait de se redresser sur la surface glissante. Le Har'koa rugit, gueule ouverte, ses sabres prêts à éventrer celle qui lui présentait son côté. Vive comme un serpent, Hëryn fit claquer sa queue dans les airs, l'atteignant au postérieur gauche. La mâchoire du félin se referma dans le vide à quelques millimètres de sa cible. Les crocs de la draque, eux, s'enfoncèrent profondément dans la fourrure blanche. L'animal hurla de douleur en se tortillant, griffant la dragonne en tous sens, mais Heryn avait une prise solide, et si la puissance de sa mâchoire n'était pas encore suffisante pour lui briser l'échine, elle n'était pas prête de le lâcher pour autant. Elle encaissait les coups déchaînés, mais pour rien au monde n'aurait desserré ses doubles rangées de rasoirs qui maintenait le fauve dans un étau mortel. Lorsque le sang jailli, le tigre se retourna sur le dos, entraînant dans sa chute la dragonne toujours accrochée à sa nuque. Hëryn ripostait à coup de griffes, d'ailes et de queue. La patte avant du Har'koa passa soudain derrière les arrêtes du coude... et ouvrirent une longue plaie dans la peau écailleuse.

Cette fois, ce fut à son tour de lâcher prise sous le coup de la surprise de cette violente douleur imprévue. Son grondement se mua en un gémissement aigu. Elle repoussa son adversaire des quatre pattes, prit une grande inspiration... et libéra son souffle glacial. L'humidité ambiante gela, couvrant la tête du félin d'une fine couche de glace. Aveuglé, il recula, crachant de tout ses poumons. Hëryn en profita pour se remettre sur ses pieds et déployer ses ailes. Son sang imprégnait la neige sous elle en une grande tâche pourpre qui gelait instantanément.
La douleur fusait dans tous son côté, les chairs déchirées frottant contre son coude à chacun de ses mouvements. L'alerte fusa dans son esprit. Si elle ne mettait pas fin au combat rapidement, elle aurait l'éternité pour se repentir de sa vanité.
Réfléchit Hëryn. Que t'as enseigné Mère ?
Voler. Quelle solution ! Avec de la hauteur, elle pourrait l'attaquer sans craindre ses griffes. Elle regarda le tigre se débattre avec la gangue de glace qui emprisonnait son nez. Elle déplia largement sa voilure, quadruplant du même coup sa surface corporelle apparente. Le Har'koa roula, bondit et se rua sur elle. Plus le temps de réfléchir. Hëryn bondit à la verticale. Passa par dessus la tête du fauve. Et se servit de son dos comme d'un tremplin pour se catapulter dans les airs.

L'adrénaline la porta dans les airs. Battant des ailes de toutes ses forces, la dragonne réussit à prendre le large. Elle se reçut tant bien que mal sur les hauteurs de la passe. Un rugissement l'accueillit en contrebas, et c'est avec une certaine satisfaction qu'elle vit le tigre blanc rager contre la paroi glissante qui les séparaient. Le fauve trépignait de rage devant la jeune draque moqueuse.

« Tu as gagné une bataille, animal. Mais pas la guerre. Je vais attendre. Grandir. Grossir. Et quand nous nous reverrons, tu ne seras qu'une bouchée pour moi. »

Elle se gonfla, déployant tous ses atours, et rugit, gueule béante face au félin. Et fit demi-tour vers la côte. Serrant son coude contre sa blessure, elle galopa sur trois pattes aussi vite qu'elle le put, tentant de temps à autre un décollage qui la faisait planer sur quelques centaines de mètres.
Au bout de sa course, alors que la ligne noire de la mer enflait à l'horizon, Hëryn poussa de plus belle sur ses postérieurs, s'arrachant enfin à la terre pour s'élever dans le ciel redevenu clément. La sensation l'enivra, lui faisant un temps oublier les flots rougeâtres qui perlaient le long de son flanc et la brûlure des chairs déchirées. Le voilà, le firmament !

Comme un nageur regagne désespérément la côte, la dragonnette montait, montait, à la force de ses muscles dorsaux encore atrophiés. L'exercice était épuisant... mais quelle délivrance ! Quel bonheur. Elle parvint à étendre ses ailes de toute leur envergure, et soudain, le vent sembla la porter tout à fait. Telle une main colossale, les masses d'air la soulevaient à la verticale, annulant son poids et soulageant ses courbatures. Dans un état second, elle se laissa dériver jusqu'aux falaises, se dirigeant seulement en inclinant ses ailes comme le lui avait appris Mère.

Un rugissement terrifiant l'accueillit. Il ne venait pas de la falaise, comme elle l'avait espéré, mais de derrière elle. La masse claire de Mère sortit des nuages, se ruant sur elle avec une vitesse stupéfiante.

« HËRYN ! »

C'était tout à la fois de la colère, du soulagement et une profonde inquiétude. La petite blanche battit à nouveau des ailes pour rejoindre la grande silhouette qui la survolait au ralenti. Mère exhala un souffle puissant qui créa un nuage de flocons devant elle. Hëryn la regardait, honteuse et rassurée en même temps.

« Je sais, Mère, finit par concéder la fille, j'ai été idiote. Je... Je ne supportais pas... Je vole Mère ! Regarde ! »

Mère resta silencieuse. Elle regarda Hëryn un moment, avant de briser la glace sur un ton las :

« Je devra certainement te mettre une bonne correction. Mais à quoi bon ? Tu t'es suffisamment punie toi-même. »

De retour au sol, Hëryn fila se terrer au fond de l'antre. Mais Mère la débusqua sans problème.

« Ne fais pas ton dragonneau, Hëryn. Avec ton premier vol, tu entres dans âge adulte, il n'est plus temps pour les enfantillages. Désormais, assume chacun de tes actes la tête haute. »

La dragonnette se redressa, faisant face à sa mère... et dévoila du même coup une flaque de sang irisée. Les pupilles de Mère se rétrécirent dangereusement, ses narines se pincèrent, tous les piquants dressés.

« D'où vient tout ce sang Hëryn ? Tu ne m'as pas dit que tu étais blessée ! Où t'es-tu fait ça ? »

Hëryn fit un effort colossal pour écarter son membre et laisser apparaître la plaie derrière son coude, sur la peau écailleuse de son aisselle. Et lui conta toute son aventure : les essais, la tempête, son égarement, le tigre blanc et son combat. Mère siffla, furieuse.

"Hëryn, je ne te juge pas. Tous les jeunes dragons ont besoin d'éprouver leur force. Et je ne t'aurais jamais empêcher de combattre... mais pas dans ces conditions ! Ton adversaire a trouvé ton point faible. Soit sûre qu'il s'en servira contre toi la prochaine fois. Tu as manqué de jugeote. La première arme d'un dragon est son esprit, Hëryn, pas ses crocs !"

La colère retomba bien vite, alors qu'elle léchait doucement la blessure de sa téméraire de fille. Elles discutèrent ainsi toute la nuit, Hëryn reprenant peu à peu confiance.

Mère revint au lever du jour avec un beau morceau de cerf, qu'elle déposa au chevet de Hëryn avant de déclarer, sérieuse :

« Je vais partir pour un long voyage. J'ai une bonne connaissance, loin d'ici, qui pourra te guérir bien mieux que je ne saurais le faire. Je volerai aussi vite que le vent me le permettra. Je serai de retour d'ici quatre à cinq jours. »

D'un dernier regard appuyé, Mère ajouta :

« Ne tente pas d'utiliser la magie toute seule Hëryn. Il faut des années d'entrainement pour la maîtriser. »

Hëryn promit.

Mère ne revint jamais.

Hëryn resta seule, des mois durant, chassant les rares animaux qu'abritaient les falaises, prenant un ou deux oiseaux marins par surprise. Mais la faim devenait insoutenable, il fallut se résoudre à partir, et chasser seule dans les grandes étendues glacées.
La plus grande confusion régnait dans son esprit et le désespoir rongeait son cœur. Pourquoi ? La question restait sans réponse. Jamais Mère ne l'aurait abandonnée. Elle devait donc être dans l'incapacité de revenir. Et Hëryn dans l'incapacité de l'aider. Plus le temps passait, et plus le mot mort retentissait dans les cauchemars qui habitaient la grotte de son enfance. La banche avait bientôt atteint les trois mètres au garrot, sa plaie s'était refermée, formant une cicatrice où le cuir était plus épais, tel un bourrelet sous ses écailles.
Un jour qu'elle planait autour de la côte, elle aperçut une file de points noirs en mouvement, portant du feu et des animaux. Hëryn grogna. Les Humanidés !
Ils n'avaient jamais été aussi près de son antre. Que faisaient-ils ici, et si nombreux ? Non, à vrai dire elle ne voulait pas le savoir. Mère lui avait toujours conseillé de rester loin d'eux et de leur violence.

Le vent se levait lorsque la nuit recouvrit le monde hivernal de son voile, mais les deux-pattes ne semblaient pas s'en formaliser. Ils continuaient leur route et se rapprochaient d'heures en heures de son havre. Hëryn n'avait pas quitté son refuge céleste, planant au-dessus des nuages tel un gigantesque oiseau de proie.

Elle finit par remarquer un troupeau de bêtes gardées à l'écart des campements, regroupées sous l'œil vigilant d'un gardien deux-pattes. L'occasion lui paraissait terriblement alléchante : peu de risques pour gagner gros. Elle plissa le nez en jetant un regard en biais aux bipèdes amassés près des feux.
Sauf si je me fais prendre.
Longtemps, elle plana en cercles au-dessus du bétail endormi, calculant patiemment sa manœuvre. Quand elle fut satisfaite de son plan, elle prit de l'altitude, jusqu'à ce que sa cible ne soit plus qu'un amas noir sur une surface blanche infinie.

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Observe la nature Hëryn, elle est une source inépuisable d'inspiration et de génie. Tu y trouveras toujours les moyens de parvenir à tes fins. Ton corps t'offre des possibilités que tu n'imagines pas encore. Ne sommes-nous pas parmi les premiers nés ? Nous sommes les grands anciens. Mais ce n'est pas pour autant que nous n'avons rien à apprendre de ceux qui sont venus après nous. Les oiseaux t'apprendront tout ce que tu as à savoir sur les techniques de vol. Ce sont les proies les plus instructives qui soient... Et les plus difficiles à attraper.
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Hëryn plia ses ailes, se retournant dans les airs en une rapide vrille, et plongea. Lorsque le sol se rapprocha dangereusement, elle n'était plus qu'une flèche tendue vers son objectif. La petite dragonne déploya sa voilure à une centaine de mètres seulement pour entamer une courbe serrée au ras du sol, ouvrit la gueule pour attraper sa proie au vol. Sa décélération soudaine produit un souffle puissant, accompagné du bruit de ses membranes épaisses qui claquèrent en s'ouvrant.

Les bêtes s'éveillèrent. Trop tard pour celle qui se trouvait sur la trajectoire des crocs de la dragonne. Hëryn encaissa le choc, qui vit ses dents transpercer la carcasse laineuse presque de part en part, alors que le reste du troupeau fuyait sous les assauts de ses ailes puissantes. Les hurlements du gardien furent couverts par les battements d'ailes de la masse d'écailles qui bataillait pour s'élever en transportant son butin. Rapidement, d'autres silhouettes s'attroupèrent au-dessous de l'ombre ailée qui remontait vers les cieux.



Dans la réalité

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Histoire de Hëryn - suite



- Deux : les ailes - suite -

Une grêle de flèches en acier noir fusa autour d'elle en tous sens alors qu'elle grimpait toujours à la verticale pour rejoindre l'abri des nuages. Elle frémit lorsqu'elle sentit les têtes aiguisées ricocher sur son armure naturelle. Ô Mère, quand serait-elle assez forte pour cesser de fuir devant le moindre adversaire telle la proie qu'elle n'était pas ? Pour la première fois de sa vie, Hëryn regretta de ne pas souffler de feu, comme ses lointains cousins. Elle aurait pu les noyer tous et les engloutir en faisant fondre la banquise sous eux. Mais pour l'heure, son souffle glacial n'était pas assez puissant pour les transformer en statues de glace.
Une flèche vint se ficher dans son aile. Puis deux. La jeune draque feula, lâchant sa proie en ouvrant un large bec. Idiote ! Elle plongea de nouveau pour la rattraper, sauf que cette manœuvre hasardeuse acheva de la déséquilibrer. Elle se fit ballotter par les vents, parvint à rester en l'air suffisamment pour distancer largement les humains dans les plaines de la Toundra. Malheureusement, une bourrasque mal encaissée la fit décrocher, le poids du cadavre l'entraînant en tourbillonnant vers le bas. Hëryn batailla fermement. En vain. Son inexpérience et sa jeunesse n'étaient qu'un frein !

La chute fut terrible, et sa rencontre avec la banquise, sonore. L'écho de l'impact persista longtemps. Inconsciente, Hëryn gisait au milieu d'un cratère. Trois heures s'écoulèrent avant qu'elle ne revienne à elle, un minuscule oiseau lui bécotant les narines. Elle souffla pour le faire fuir, grinçant lorsque son corps refusa de lui obéir. Couinant malgré elle quand elle réalisa qu'elle s'était écrasé sur son aile.

C'est bien ma chance, ragea-t-elle, je suis clouée au sol. Le sort pourrait-il s'acharner sur quelqu'un d'autre ?
Et que dire de la douleur qui lui paralysait le côté. Elle observa son aile cassée, l'inspecta sous toutes les coutures. Deux fractures. Beaux dégâts. Redressant la tête, Hëryn déploya son long cou comme un périscope, étonnée de ne pas trouver de charognards dans les parages. Elle remonta hors du trou qu'elle avait créé, avant de tourner le dos à l'océan. Il ne fallait pas rester ici. Continuer sa route, coûte que coûte...
À pied !


- Trois : la rencontre -


La dragonnette marchait le long d'une crevasse, tête baissée sous l'assaut incessant du blizzard. La solitude rongeait son cœur. Au loin, les yeux brillants d'un carnivore lui firent presser le pas, son aile blessée plaquée contre son flanc. La toundra se révélait soudain être un terrain hostile, dangereux, pour elle qui pourtant y avait grandi. La nuit finit par l'envelopper tout à fait, ne lui laissant d'autre choix que de trouver refuge dans une anfractuosité de la glace. La dragonnette creusa les blocs les moins solides, jusqu'à se dégager une petite grotte pouvant la contenir entière. Roulée en boule comme un chat, la queue enroulée en protection autour d'elle, elle soupira et se laissa glisser dans les bras d'un sommeil réparateur, le froid agissant comme un baume pour son corps glacé. Des cris au loin, des rugissements, des bruits non identifiés. Le silence des plaines n'en était pas un pour les êtres à l'ouïe fine.

Une forte démangeaison au niveau de la première articulation lui signala que le processus de récupération faisait son œuvre sous son cuir épais. Hëryn n'osa pas faire jouer ses muscles, de peur de mettre à mal ce que son organisme peinait à faire. Elle s'extirpa de sa cachette, s'ébroua pour faire tomber les amas de neige qui la recouvraient, pour finalement reprendre sa route vers l'intérieur des terres. Une nouvelle journée s'écoula au rythme de sa marche rapide. La dragonnette se ménageait quelques courtes pauses pour reprendre souffle et force, se camoufler pour prendre un ou deux nébuleux blancs par surprise. Elle qui s'était plainte auprès de Mère d'être bien moins grande et puissante qu'elle, découvrait à présent combien il pouvait être salutaire de pouvoir se fondre facilement dans son environnement. Elle gratta frénétiquement le sol, projeta toute la neige sur elle, recouvrant du même coup sa crête, ses écailles brillantes et ses ailes. Le museau dépassant du sol, les yeux rivés sur son repas à pattes, elle retenait son souffle, parfaitement immobile, les muscles de ses pattes arrières bandés au maximum.
L'un des animaux à fourrure vint vers elle, visiblement inconscient du danger. La blanche n'osait pas encore crier victoire. Il pouvait tout aussi bien déguerpir dans les secondes suivantes...
Elle en serait quitte pour supporter la faim quelques heures encore.

Mais non. La proie ne l'avait toujours pas remarquée et n'était à présent qu'à cinq petits mètres de sa gueule. Comptant mentalement jusqu'à trois, Hëryn bondit en avant toutes griffes dehors, soufflant de toutes ses forces sur le nébuleux pris au dépourvu. La créature poussa un cri strident alors que les crocs du dragon lui transperçait le dos, lui qui s'était retourner vers ses congénères pour fuir.
Ils roulèrent au sol, Hëryn tranchant les chairs de violents coups de griffes, enroulée autour de l'animal comme un serpent. Le nébuleux se débattait, plus par réflexe que par réelle conviction, tant ses blessures étaient graves. L'aurait-elle relâché qu'il n'aurait pas parcouru une lieue avant de s'effondrer, vidé de son sang.
Elle avait réussi !

Un léger ronronnement s'échappa de sa gorge alors qu'elle arrachait goulument un gros morceau de muscle, les écailles de son museau constellées d'un sang rouge vif.
Chaque bouchée était comme une panacée pour son estomac si malmené. Enfin la faim se taisait. Hëryn revenait à la vie, ses muscles et ses organes semblables à des éponges qui absorbaient tout ce qu'elle leur donnait. Une fois rassasiée, elle laissa les restes aux charognards et continua sa route à travers l'immensité glacée, toujours vers l'Ouest.

Au soir du quarantième jour d'une errance éreintante, ce fut une Hëryn cassée, fourbue et aux écailles bien ternes qui gravit les premières pentes des montagnes. Son aile était quasiment remise, mais le vent soufflait si fort, et elle était si faible, qu'elle n'osait la déplier de nouveau. Un vieil Har'koa solitaire l'avait suivie de loin, attendant le moment propice pour lui sauter dessus. Son odeur âcre avait empli les narines de la dragonnette, lui donnant le nécessaire de forces pour le distancer à la cours toute une journée durant. Il était peut-être plus en forme qu'elle, mais il ne serait pas dit qu'il serait le plus rapide. Elle était suffisamment jeune pour peser moins que ce tas de muscles à fourrure !
Mais la blanche savait qu'elle ne tiendrait pas éternellement un tel rythme, toute dragonne soit-elle. Et si d'autres dentus venaient à lui tourner autour, elle n'aurait d'autre choix que de fuir par le ciel. À la nuit tombée, elle réussit à attraper un rongeur sortant de son terrier et un animal bizarre qui se cachait dans les rochers. Ce maigre repas lui permis d'atteindre les contreforts, en hauteur, d'où elle put enfin narguer le gros chat, incapable de la suivre dans une telle partie d'escalade.


Elle se trouva un creux fort bienvenu dans une falaise gelée, face aux plaines. Les pattes repliées sous elle, Hëryn s'avachit sur le sol, épuisée. La tête reposant sur ses pattes avant, elle observa longuement le ciel nocturne, les étoiles voilées par les nuages, en visionnant les scènes de son passé. Qu'allait-elle devenir ? Dans les centaines de kilomètres qu'elle avait parcouru au sol, elle n'avait pas aperçu un seul congénère, même très haut dans le firmament. Était-elle seule dans cette partie désolée du monde ? Mère l'avait-elle condamnée à la solitude éternelle en lui interdisant de rallier la civilisation des deux-pattes ? Pourquoi ? Hëryn ne comprenait plus rien. Ce qu'elle voulait, cependant, c'était d'être sûre d'emprunter le bon chemin. Mère lui avait toujours prodiguer des conseils justes et avisés, la mémoire de ses ancêtres ne la trompait jamais. Pour autant, Hëryn sentait que son éducation s'était arrêtée bien trop tôt. Il lui manquait tant d'éléments ! Comment continuer à apprendre seule, alors qu'elle devait mobiliser chaque parcelle d'énergie pour rester en vie dans ce monde sans pitié ?

Sa tête heurta durement le sol. La blanche n'avait plus d'énergie, il lui fallait dormir à tout prix. À la fatigue s'ajouta l'abattement et le désespoir. Elle se sentait seule. Plus seule que jamais. Le sommeil la happa alors qu'elle commençait à se poser la question de savoir si la vie valait la peine d'être vécue.
Aux premières lueurs du jour, la dragonnette se remit en marche. Elle escalada encore une paroi avant d'emprunter un sentiers le long de la pente. Après plusieurs heures d'une ascension épuisante, Hëryn se posta sur un surplomb, d'où elle put voir tout le chemin parcouru depuis des jours.

« Je peux savoir ce que tu fabriques sur mon territoire, poussin blanc ? »

La voix mentale claqua dans l'air, la prenant totalement au dépourvu. Sur ses gardes, elle dressa ses piquants, dévoilant ses crocs en une posture défensive. D'où provenait cette voix ? Quel genre de créature pouvait produire un tel choc mental ?
La réponse lui vint avec un puissant battement d'ailes. Un énorme dragon doré, encore plus massif que Mère, survola la crête qui la dominait. Hëryn s'aplatit au sol, intimidée et fascinée. Par Kilgarath, elle n'était pas seule ! Parmi toutes les horreurs qui peuplaient cette contrée, l'un des siens s'était fait une place ! La dragonnette ne put retenir un soupir de soulagement.
Le dragon ne semblait pas hostile, mais pas avenant pour autant. Il ne cessait de la dévisager depuis les cieux, certainement curieux de voir une dragonne en âge de voler ramper comme un terrestre.

« Eh bien, je t'écoutes, petite, as-tu des arguments à faire valoir ? Ou dois-je te chasser d'ici comme mes coutumes me le conseillent ? Le contact de mon feu sur tes écailles de glace ne serait pas des plus agréables ! »

Il avait l'air de se payer sa tête. Hëryn plissa le museau de mécontentement. Elle n'avait plus dialoguer depuis des mois et n'avait pas vraiment de quoi argumenter sur sa présence ici. Lui semblait tenir à sa tranquillité. Hëryn aurait volontiers pensé qu'un autre dragon, a fortiori une jeune femelle, serait la bienvenue « chez lui ». Peut-être s'était-elle fourvoyer sur la sociabilité de ces congénères...
Finalement, elle dirigea son esprit à l'encontre du sien, et glissa quelques mots, timides mais fermes :

« Je recherche un abri pour me reposer. Mon aile est cassée, j'ai dû venir ici par la terre. »

Le dragon se rapprocha d'elle en cercles concentriques.

« Je vois ça. Ton ossature est encore fragile. »

Fabuleux constat que celui-ci. Sauf qu'elle avait bien forci, ces dernières semaines. La course lui avait donné des muscles en acier, et avec un peu d'entrainement, elle gagnerait les mêmes sur son dos. Sa maigre réplique avait pourtant fait mouche L'énorme tas d'écailles rutilantes se posa en douceur sur le promontoire. Il faisait bien quatre fois sa taille, et aurait pu l'engloutir dans sa gueule, alors qu'elle-même avoisinait les deux mètres soixante-dix au garrot.

« Seule, je présume ? Pas de parent ? Tu n'es pas le premier poussin orphelin que je croise. Par contre, je n'ai jamais vu un dragon parcourir de telles distances à patte et s'en sortir indemne... enfin presque. »

Il approcha son énorme museau de l'aile que la blanche tenait toujours serrée contre son flanc.

« Avec une bonne magie, tu aurais guéri en quelques jours, petite pousse, gloussa le dragon, tu as encore beaucoup à apprendre, on dirait. Mais j'oublie la politesse... »

Il inspira, avant de faire légèrement claquer ses mâchoires, les commissures étirées en un simili-sourire.

« Mon nom est Tur'Laan, dit aussi Tur'Laan de Shaloc. Et toi, souffle-givre ? Qui es-tu ? »

Le nom qu'il avait énoncé en second sonnait bizarrement à ses oreilles.

« Hëryn. Lâcha-t-elle. »

Les énormes billes rougeoyantes qui tenaient lieu d'yeux au dragon d'or la dévisagèrent longuement.

« Je vois... »

« Allez, suis-moi, Hëryn qui ne sait rien. Je vais te montrer un endroit autrement plus sympathique que ces plaines atroces. Tu pourras t'y reposer en paix. »


- Quatre : affronter l'autre -


Tur'Laan se contraignit à l'accompagner à terre, grognant sous un effort que ses pattes avant n'étaient pas habituées à fournir. Il évita pour autant de se plaindre ouvertement, lui offrant un profil fier à la posture quelque peu teintée d'orgueil. Hëryn ne releva pas, elle se contenta de l'observer avec autant de parcimonie que lui ne l'avait fait. Elle passa en revue tout ce qui lui était visible, des griffes d'albâtres qu'elle trouva émoussées, aux piquants de sa nuques qui soutenaient une large membrane transparente.

Il passèrent au creux d'un col de montagne, où le vent accélérait avec violence. Le dragon d'or marchait devant, couvrant de ses larges ailes la petite blanche en retrait. En silence, il arpentèrent encore deux flancs de montagne dans une vallée morne et encaissée pour atteindre une profonde ouverture vers le sommet d'un pic.

« Voici mon antre, dit Tur'Laan un peu plus joyeux qu'auparavant, j'accepte de t'y recueillir le temps que tu guérisses. Mais une fois que ce sera chose faite, ne t'attend pas à plus de compassion de ma part. Tu reprendras la voie des airs pour te trouver un autre foyer. »

Hëryn opina du chef, malgré un goût amer qui lui envahissait la bouche. Il la traitait comme un vulgaire parasite, sans même chercher à la connaître. Les dragons étaient donc tous ainsi ? Au point que Mère se fasse agresser par l'un d'entre eux... Le regard sombre, la blanche suivit son guide à travers la faille qui s'enfonçait toujours plus dans la montagne. Au creux de la roche, l'air semblait moins froid, et Hëryn n'aimait pas cette sensation. Le grand dragon, au contraire, s'y sentait à son aise. Ils débouchèrent sur une large grotte très haute de plafond, où l'on aurait facilement put faire tenir une petite ville deux-pattes. Un bric-à-brac d'objets hétéroclites et des montagnes de pièces dorées étaient entreposées dans le fond du précipice, sous une saillie imposante où le draque vint se poser sans grande grâce.

« Ne t'avise pas d'en prendre une seule, cracha-t-il lorsque la blanche s'approcha du trésor, j'ai mis un temps infini à constituer cette réserve. Ce n'est pas pour qu'une petite fouineuse s'en mette plein la panse !

-Loin de moi cette idée, gronda Hëryn agacée par son attitude, je n'en vois pas l'utilité. »

Et c'était vrai. Mère n'avait jamais eu besoin d'une telle futile richesse, et l'avait bien mise en garde contre les dangers de l'avarice draconnique.

D'ailleurs, il lui semblait bien que ce spécimen d'un âge vénérable – de par sa taille – ait quelque peu oublié qu'un dragon doit s'entretenir sous peine de devenir aussi impotent qu'une roche. Son allure ne devait sa noblesse qu'à la forme de son corps rondouillet et à sa taille titanesque. Ses griffes lui parurent ternes et fissurées, ses crocs en désordres très gros et pour certains ébréchés, ses écailles aux reflets dorés aussi souple que du cuir e et non rigide comme elle l'aurait cru. Elle jeta un œil à son échine, recouverte de plaques coupantes et de pics. Ses écailles rigides et dures n'avait visiblement pas la même nature que les siennes, et d'un regard noir d'une vengeance douce amère, se mit à imaginer le vieux grincheux en prise avec un Har'koa. Oh, bien sûr, il pesait suffisamment pour l'écraser comme un moustique sur du verre.

« Ne craignez-vous pas les crocs des tigres avec cette peau-là ? Fit remarquer Heryn sans parvenir à masquer une pointe de sarcasme,

-Pourquoi donc ? Grogna Tur'Laan, affalé de tout son long, ils ne me cherchent pas querelle, je n'ai donc rien à craindre d'eux ! »

Un vrombissement rauque s'échappa de la gorge de l'écailleux, que l'on pouvait traduire par un rire.

« J'ai passé l'âge des jeux stupides de ceux de ton âge qui consistent à se mesurer à tout ce qui porte pics et griffes. Les Hommes, les Elfes, les Nains, les Démons, les Vampires, et toutes ces créatures douées d'intelligence qui maîtrisent la magie sont cent fois plus dangereuses avec leurs armes que toutes les meutes sauvages de la Toundra. Mais ça, tu l'apprendras tôt ou tard, poussin. »

Poussin. Hëryn se retint de cracher de rage. Quel mépris. Elle avait son souffle et ses ailes. Elle n'était plus un poussin depuis longtemps ! Qu'il soit dix fois plus âgé qu'elle ne le dispensait pas d'avoir un minimum de respect à son égard. Était-ce de l'orgueil ? Elle y réfléchit un instant, avant de reporter son regard noir sur la silhouette allongée.
Non, juste une légitime fierté.
Cette pensée la fit se redresser, son port de tête lui donnant des airs de reine des glaces courroucée.

« Ne vous déplaise, ô Tur'Laan le doré, je ne suis plus poussin depuis bien des lunes. Et ce que vous considérez comme un jeu ne l'est pas pour moi. »

Un long moment de silence suivit sa remarque acerbe. Dans un ronflement agacé, le dragon rouvrit les yeux, narines pincées, et releva sa tête massive en dardant un regard de braise sur la dragonnette.

« Peut-être, fit-il, mielleux, cela ne change rien au fait que tu ne connais visiblement pas grand chose de ce monde. Dis-moi, langue de vipère, as-tu déjà usé de ta magie ? Hum ? »

Les lèvres du dragon s'étirèrent en donnant à ses commissures des allures de sourire pervers. Hëryn garda le silence quelques secondes, sans chercher à dévier son regard, toujours le cou et la tête fièrement dressés au-dessus de ses pattes croisées avec condescendance.

« Non. »

Tur'Laan rit.

« Comme je m'y attendais. Viens donc, Hëryn la maligne, je suis sûr que tu ne sais même pas ce dont nous autres sommes capables. Savais-tu que nous étions les plus grands mages naturels de ce monde ? Nous avons librement accès à une magie primordiale et pure. Alors que le moindre bipède doit s'entraîner des années pour parvenir à maîtriser ses premiers sorts. »

Le dragon se leva, et d'un pas lourd, descendit de son pinacle pour se diriger vers elle. Une fois qu'il fut à sa portée, il se planta devant elle, droit comme un i, et ferma les paupières. La jeune draque le dévisagea, cherchant à deviner quel genre de sort il allait bien pouvoir lancer, et si elle devait s'en méfier. Mais aucun son ne s'échappa de sa gueule résolument fermée, pas un mouvement ne fut esquissé. Ce fut son corps immense qui réagit. D'abord faible, une lueur changeant l'enveloppa, ses traits se troublèrent, et il fondit comme neige au soleil. En l'espace d'un battement de cils, Tur'Laan s'était métamorphosé en un bipède ridiculement petit face à elle.
La surprise passée, Hëryn envisagea sérieusement de l'écraser pour lui faire ravaler ses paroles. Mais Mère n'aurait pas approuvé et elle se ravisa, un peu honteuse d'avoir éprouvé de telles envies de meurtre à l'égard de l'un des siens.

Un bipède mâle à la longue crinière aussi dorée que ses écailles, aux grands yeux d'ambre lumineux, portant un fin collier de barbe et une moustache bien coupée, habillé de pied en cap d'un ensemble d'un goût exquis qui devait, à en croire ce qu'elle savait de par la mémoire des anciens, coûter une belle fortune chez les deux-pattes.

« Qu'en dis-tu ? Dit Tur'Laan en souriant de toutes ses dents, la polymorphie est l'un des principaux talents des dragons. Et celui dont nous usons dès que la situation requiert d'approcher les Hommes. Voici l'identité sous laquelle les civilisés me connaissent. »

Il fit un tour sur lui-même, sa cape de velours pourpre voltigeant autour de son corps massif. Il lui lança un regard de défi.

« Eh bien, à toi à présent. Montre-moi donc ce à quoi tu ressembles en humaine ! Ce sera une bonne façon de me prouver que tu as bien quitté ton nid. »

Hëryn ne voyait pas le rapport, mais l'impertinence de ce morceau de viande qui était en réalité Tur'Laan l'agaçait prodigieusement.

« Je n'ai pas la moindre idée de ce que je dois faire ! Je ne vois pas comment je pourrais être contenue dans un si petit corps, c'est ridicule.

-La polymorphie est instinctive pour un dragon. Tu n'as pas besoin de connaître quoi que ce soit : les connaissances, tu les as déjà. Cherche dans ta mémoire. Allez, essaye, plutôt que de parler. »

La dragonne maugréa, se relevant de mauvaise grâce. Chercher dans sa mémoire. Hum. Elle se concentra sur ce qu'elle avait sous les yeux. Un modèle de bipède ? Elle savait si peu d'eux. Elle finit par fermer les yeux à son tour, pour faire ce que Mère lui avait un jour appris : sentir les flux magiques qui l'imprégnait elle, et tout son environnement. C'était un battement lent et régulier, tel un cœur gigantesque. Hëryn trouva la magie. Alors, n'ayant aucune idée sur la marche à suivre, elle se contenta d'un vœu mental naïf :
Je veux devenir humaine.
Qu'elle se répéta en boucle, l'air profondément concentrée. Enfin, des fourmillements engourdirent ses membres, son corps sembla s'embraser de l'intérieur alors qu'une foule de mains invisibles la compressaient, forçant son être physique à disparaître dans une autre dimension, confinant son âme en une autre forme, un autre esprit. Déroutant. Stupéfiant. Des mots venaient à Hëryn, mais elle ne parvenait plus à penser correctement.
Ses sens lui revinrent et elle sut qu'elle était tombée. Elle ouvrit doucement les yeux.
Par la Grande Mère, que cette vue était désagréable ! Elle avait l'impression d'être devenue myope ! Et cette sensation soudaine de chaleur... Hëryn posa ses paumes sur le sol, le souffle court, et se releva avec peine. Que ce corps-là était faible ! Un long frisson agita son échine.
Des mains ? Des mains à cinq doigts, munies de griffes pitoyables, et des pieds dont les pouces n'étaient même pas opposables !
Dressée sur ses pattes arrières d'humaine, Hëryn releva le regard vers Tur'Laan. Nue comme un ver. Le regard du dragon avait changé. Elle pouvait maintenant y lire une sorte d'étonnement et... une étincelle de curiosité. Impossible de savoir exactement à quoi elle ressemblait maintenant, mais cela ne lui plaisait guère. Difficile de se sentir plus atrophiée... Tous ses sens avaient été réduis au strict minimum, ses gestes étaient lents et maladroits, d'une mollesse à faire peur.

« Splendide... murmura le dragon d'or. »

Elle haussa les épaules. Vraiment ? Elle n'en croyait pas un mot. Les Humanidés ne l'avaient jamais vraiment intéressée. Et elle les trouvaient laids et impossibles à différencier.

« Ravie que ça vous plaise, siffla la jeune dragonne avec une moue contrariée, mais je ne vois pas vraiment à quoi cela m'avance. »

Elle passa machinalement une main dans ses cheveux, amenant à elle une longue mèche blanche comme la neige. Tur'Laan hocha la tête, puis de quelques mouvements mêlés à une incantation qu'elle ne saisit pas, il fit apparaître à ses pieds une flaque d'eau noire. La surface lui présenta son reflet. Hëryn s'avança et contempla son image.
Une grande fille toute en longueur à la taille bien marquée, bien qu'un peu maigre, une poitrine vaillante surmontée d'une paire d'épaule joliment dessinées aux clavicules apparentes. Sa peau était si pâle qu'elle en paraissait blanche à la lumière du jour.
Au milieu de toute cette pâleur, deux yeux profonds luisaient comme des saphirs flamboyants. Le dragon s'était approché doucement jusqu'à passer derrière elle d'un air intrigué. Hëryn se raidit quand elle sentit son regard se poser dans son dos. Elle n'aimait pas le sentir si près d'elle alors qu'elle était sans défense, ni l'attention nouvelle qu'il lui portait.

« J'ai rarement vu une peau si blanche même parmi les habitants des glaces, lui confia Tur'Laan, la plupart du temps leur épiderme est même rougi par le froid. Je me demande bien pourquoi ta transformation laisse autant transparaître ta vraie nature... c'est embêtant. Tu es si blême qu'on pourrait te confondre avec un vampire.

-Avec un quoi ?

-Un mort-vivant, s'amusa Tur'Laan, une sous-espèce très particulière de bipèdes qui n'est pas très appréciée.

-Et en quoi mon apparence est-elle un problème ?

-Réfléchis, Hëryn. Tu crois que les dragons s'amusent à prendre cette forme pour jouer de simples tours aux temporels ? ... C'était le cas, au début. Quand ils ont émergé de parmi la faune et sont devenus des êtres doués d'intelligence, nos ancêtres ont été très intrigués par ces nouveaux-nés des dieux. Mais les bipèdes étaient terrorisés et on ne pouvait les approcher sous nos véritables traits sans qu'ils ne fuient ou se battent, comme n'importe quelle proie. Les dragons ont donc utilisé la ruse pour pouvoir les infiltrer et ainsi faire leur connaissance. »

Tur'Laan revint devant elle et s'appuya sur la roche derrière lui avec ses coudes.

« Nous sommes une espèce extrêmement curieuse. Notre soif de savoir est au moins aussi grande que la soif de pouvoir des Humains. C'est ce qui nous a poussé à vouloir en connaître toujours plus sur ces petites créatures qui rampaient et semblaient pouvoir se multiplier à l'infini alors qu'elle mouraient au bout d'un nombre d'années risibles. À l'époque, les grands anciens n'imaginaient pas que ces êtres deviendraient un jour un danger pour notre espèce, et ils se transformèrent à volonté pour passer dans les rangs des mortel, les regarder évoluer et construire leurs premières civilisations. Mais fatalement notre secret finit par être découvert. Certains des nôtres sont tellement bouffis d'orgueil qu'ils ne peuvent s'empêcher d'utiliser la métamorphose à mauvais escient, quitte à se faire piéger comme des rats ! »

Le ton était monté involontairement et tira un haussement de sourcil à Hëryn. Tur'Laan enregistra sa réaction.

« Oui. Tu peux penser ce que tu veux de moi, mais je n'ai jamais été stupide à ce point. Ce don nous permet de passer inaperçu, mais peut aussi se révéler un piège mortel. Un humain peut rentrer là où un dragon adulte ne passerait jamais. Fais-toi enfermer et tu te retrouveras dans l'incapacité de te défendre si un coupe-gorge a décidé que tes écailles serviraient à la fabrication d'une armure ! »

Hëryn frémit de dégoût. Ses pupilles n'étaient plus que deux points noirs au centre d'un feu de glace.

« Nos écailles ? S'étrangla-t-elle, qu'est-ce que ça veut dire ? Les deux-pattes chassent les dragons comme des cerfs ?!

-Bien sûr, trancha Tur'Laan, sa voix grave se fondant en un bourdonnement menaçant, les deux-pattes sont des créatures extrêmement orgueilleuses pour beaucoup. Certains incultes nous prennent même pour de vulgaires animaux sans cervelle. Ceux qui connaissent notre vraie nature nous méprise pour la raison inverse. Pour eux, nous sommes une menace. Des monstres qui portent la destruction sur leur petit monde de paix. Quelle hypocrisie. »

La blanche planta son regard dans le sien, bouillante de rage. Si seulement elle avait su... Oh, elle n'aurait pas fui devant les moustiques de métal qui s'étaient plantés dans son cuir. Elle aurait rasé leurs camps, fauché leurs vies endormies comme du blé mûr ! Sa colère enfla, tant qu'elle ne se rendit pas compte que son esprit avait effleuré celui du dragon, qui perçut la vague terrible avant qu'elle n'ouvre la bouche.

« Non, jeune blanche, dit Tur'Laan, apaisé, ne rumine pas ce genre de pensées. »

Elle le fusilla du regard.

« Non, c'est ce qu'ils veulent. En voulant te venger, tu leur donnes raison. Tu leur donnes la preuve qu'ils ont raison de nous considérer comme des monstres. La violence que tu prônes ne résoudra rien, à moins que tu ne trouves un moyen de débarrasser Terra des bipèdes. Ce n'est pas demain la veille. D'ailleurs, tous les bipèdes ne méritent pas notre courroux. Tout comme certains dragons mériteraient d'être écorché vif. Le monde n'est pas en noir et blanc. Mais nous vivons une époque difficile pour les nôtres. Un époque où nous ne sommes plus les demi-dieux d'un monde libre et sauvage. Mais une minorité pourchassée. Pour sa puissance et son savoir, malheureusement.

-Et pourquoi accepter cela comme un fait ? Cria Hëryn de sa nouvelle voix humaine. Si les dragons daignaient seulement s'unir, nous serions suffisamment puissants pour raser ces villes et toutes ces horreurs !

-Il existe des magies puissantes. Que certaines créatures bipèdes maîtrisent. Et tu oublies l'essentiel : aussi puissants soyons-nous, nous sommes bien trop peu. Les temporels sont des millions, Hëryn. Nous sommes, tout au plus, quelques milliers encore en vie en ce monde ! »

Ce serait suffisant, pensa Hëryn. Toute notre intelligence réunie serait bien meilleur stratège que tous les génies deux-pattes, nos ailes plus rapides que tous les véhicules, même les plus ingénieux. Elle garda néanmoins cette réflexion pour elle.

« Alors si je comprends bien, nous sommes voués à nous cacher pour l'éternité ? Et c'est pour cette raison que vous vouliez savoir si j'étais capable de me transformer ? »

Le dragon d'or se rapprocha, l'air soucieux.

« Ce n'est pas parce que je n'apprécie pas la compagnie que je souhaite voir les miens disparaître. Il devient rare de croiser une silhouette ailée qui ne soit pas une wyverne. Cela me terrifie je dois dire. Quand je pense à ce que fut notre âge d'or. »

Son regard se perdit un moment dans le brouillard d'un passé lointain.

« Quel âge avez-vous ? Demanda-t-elle en déviant de la conversation

-Hum, eh bien, ma foi, je vais sur mes neuf-cent-onze ans, cette année. »

Un sacré bout d'histoire, en effet. Mais...

« Vous n'avez pas vécu l'ancien temps,pourtant. Comment se fait-il que vous parliez comme si vous l'aviez vécu ? »

Le dragon fit quelques pas, puis, contre toute attente, reprit son apparence originelle en disparaissant dans l'ombre.

« Laissons cette discussion pour une autre fois si tu le permets. »

Le ton lugubre dissuada Hëryn d'insister d'avantage. Tur'Laan revint se lover sur son rocher, silencieux. Une fois qu'elle fut sûre qu'il s'était endormi, elle quitta le sien pour s'enfoncer dans la caverne, descendant aussi furtivement que possible, aidée en cela de ses pieds à la chair tendre. En bas, au milieu de ce qui ressemblait à une ruine bipède.
Des arches effondrées accueillaient une grande quantité d'étagères désordonnées où s'entassaient toutes sortes d'ouvrages et d'objets fort curieux. Hëryn s'approcha d'une bibliothèque, encore maladroite sur ses fines jambes humaines. Elle tendit les mains vers un gros livre brun à la couverture couverte de runes inconnues. L'ouvrage lui échappa, retombant sur le sol dans un bruit mat. La blanche se figea, à l'affut. Rien. Elle ramassa le livre et l'emprisonna fermement entre ses bras. En quelques bonds, elle passa de l'autre côté d'un mur, puis par-dessus un précipice dont elle ne voyait pas le fond. Là, dans un renfoncement de la roche, la jeune dragonne trouva un bureau. Chaises, chandelles éteintes et coffres délimitaient une petite pièce qui détonnait avec le reste de la grotte. Elle s'appropria d'office le fauteuil qui lui paraissait des plus confortables, quoi que poussiéreux, et ouvrit le livre au hasard.

Indéchiffrable, les symboles emplissaient des pages entières, mais par chance, laissaient de temps à autre place à quelques illustrations merveilleuses. Elle les dévora avidement des yeux admira dans un silence religieux les détails et les couleurs chatoyantes malgré l'âge évident de leur support. Quand elle eut fait le tour de l'épais volume, elle sentit les heures passées dans les fibres de sa nuque et de son dos. Combien de temps était-elle restée courbée sur le bureau ?
Hëryn redressa la tête vers l'ouverture. Elle repoussa le fauteuil des pieds, sortit du bureau caché au petit trot, reposa le livre là où elle l'avait trouvé, et remonta jusque dans la plus grande grotte. Le dragon doré dormait toujours, la tête cachée sous ses ailes et sa queue. Lové en une grosse sphère d'or, il ronflait...
Hëryn l'observa du coin de l'œil, puis se concentra de nouveau sur elle-même, pour se libérer de ce corps humain qui l'oppressait. Elle se roula en boule elle aussi, face à lui, l'air de rien. Sa tête se posa doucement contre la roche et la blanche ferma les yeux. Dans son esprit défilait tout ce qu'elle avait vu, compris ou non, comme un immense album multicolore. Son imagination voguait sur de nouveaux horizons, elle se promit de continuer ses recherches, de parvenir à déchiffrer tout ces textes abscons. Glissant dans les bras tendre de Morphée, la jeune draque bascula dans l'univers onirique où la réalité se teintait des dégradés flamboyants de sa volonté. À son réveil, elle était seule. Dans le silence, elle ne perçut aucun signe de vie aux alentours. Où était-il ? Elle arpenta le haut de la cavité de long en large, découvrant de nombreux passages et boyaux qu'elle ne connaissait pas. Mais pas l'ombre d'un dragon, ni même d'un rat. Elle finit par se résoudre à regagner « son » coin, ce petit rocher plat qu'il daignait considérer comme son territoire à elle. Un cadeau d'une imaginable bonté...
Au milieu de l'après-midi, de puissants vrombissements firent trembler l'immense hall de pierre. Tur'Laan passa en planant par l'ouverture et atterrit en contre bas sans la moindre once de légèreté.

« Tiens, fit-il en déposant la carcasse mâchouillée devant elle, mange. Et profites-en, je n'ai pas l'intention de t'apporter ton repas sur un plateau tous les jours. Demain, c'est à ton tour. »

Les jours s'écoulèrent, monotones. Le dragon d'or l'ignorait la plupart du temps, lui permettait de croquer dans son repas quelque fois, mais lui indiquait la direction de la sortie bien souvent. Alors, jusqu'au jour heureux où son aile fut totalement remise, elle avait arpenté les deux versants de la montagne, à la recherche de tout ce qui lui paraissait comestible, tant on estomac grognait fort. La faim l'avait si souvent poursuivi qu'elle n'eut aucun mal à décoller même après plus d'un mois sans entraînement. Il lui fallut néanmoins batailler ferme pour parvenir à lutter contre le vent.
Dès lors, Hëryn passa la majeure partie de son temps en l'air. Elle s'ébattait librement dans cet espace sans limite, tantôt voltigeant comme une hirondelle dans le vent, tantôt planant avec la prestance d'un aigle royal. Elle ne se posait que pour chasser les proies terrestres et regagner son antre en collocation.
Hëryn retourna souvent dans les ruines du fond de la grotte, mais toujours quand elle savait Tur'Laan endormi. En effet, jamais le dragon n'avait jugé bon de l'informer de cette petite particularité du lieu. D'ailleurs, il ne parlait que très peu, bien souvent d'une manière que l'on était en droit de qualifier de « froide ». Mais la dragonne s'en moquait. Elle prenait cette distance avec philosophie, bien qu'une part d'elle même regrette de ne pouvoir se lier davantage au seul représentant de sa race qu'elle n'ait jamais croisé. Excepté Mère, mais Mère n'entrait pas en compte. Elle était bien plus qu'un dragon. Même avec les ans, son souvenir demeurait intact.

Et plusieurs années passèrent, sans que le dragon d'or ne daigne la chasser, comme il l'avait pourtant promis. Peut-être parce que, loin d'être le poids mort qu'elle lui avait paru être au départ, elle se révélait une excellente chasseuse... et peut-être même, s'il ne l'avouerait jamais, une adversaire désormais de taille. Dans tous les sens du terme...
C'était d'ailleurs en ce jour de printemps qu'elle allait bien fortuitement le lui prouver.


Les deux dragons volaient côte à côte, Tur'Laan légèrement au-dessus de Hëryn, son ombre soustrayant les écailles éclatantes de la jeune dragonne aux rayons du soleil. La jeune femelle laissait le vent soulever agréablement sa voilure, son envergure lui permettant de se laisser porter sans battre des ailes. Elle voguait sans penser à rien, tout à ses sens, humant les vents avec délice, le ciel caressant voluptueusement son corps de givre.

« Tiens tiens... Regardez-moi ce que nous avons là ! »

La voix du dragon d'or la tira de ses rêveries, il lui indiqua du bout du museau une forme ailée loin devant eux. Hëryn sentit sa crête frémir : un dragon ?

« Une wyverne, s'extasia Tur'Laan, une proie de choix !

-Une proie ? renifla Hëryn, on dirait un tout jeune draque...

-Beaucoup de bipèdes tombent dans le panneau, rigola le vieux dragon, mais non, elles n'ont des dragons que la forme. Leur corps est de taille bien plus modeste à l'âge adulte, et leurs serres sont plus proches de celles des aigles que des nôtres. Elles n'ont ni souffle ni magie propre. Je ne te parle même pas de leur intellect. Je trouve insultant d'être confondu avec des animaux aussi limités, tout juste bons à servir de montures aux habitants de Ciel. »

De monture ? Hëryn gronda. Des bipèdes à cheval sur le dos de ces choses. Grotesque. Jamais elle n'accepterait un deux-pattes sur son dos.

« Je suis trop raide et trop lourd pour espérer l'attraper, confia Tur'Laan, mais toi... Avec tes ailes et ta taille svelte, tu ne devrais pas avoir de mal à lui causer quelques problèmes. Qu'en dis-tu ? Ce serait un bon moyen de tester tes progrès en vol.

-Je ne rejette jamais un bon défi, même si je ne pense pas être suffisamment habile pour nous en faire le dîner de ce soir. »

Elle reporta son attention sur la wyverne qui volait à plus d'un kilomètre devant eux, insouciante. En quelques battements de ses longues ailes blanches, elle s'éleva au-dessus du tapis de nuages. Puis, gonflant sa voilure, laissa un léger courant ascendant la porter vers son adversaire, alors qu'un vent de face masquait son odeur au reptile volant. Effectivement, la wyverne n'était pas bien grosse comparée à un dragon du même âge. Elle même avait plus du double d'envergure, ce qui lui donnait des airs d'albatros comparé au dragon doré, beaucoup plus courtaud. Montant encore Hëryn profita du soleil éclatant qui régnait en altitude pour disparaître totalement aux yeux de sa proie, appliquant cette bonne vieille technique de chasse du faucon pèlerin. Ses écailles bleutées devenaient immaculées sous l'assaut des rayons, la faisant rayonner plus que l'astre lui-même. Quiconque aurait voulu l'apercevoir en aurait eu la rétine brûlée.
Une fois montée suffisamment haut, à dix degrés de la verticale du point faible de la wyverne : son garrot dépourvu de pics, la dragonne replia subitement les ailes, en un plongeon magistral.

Bien, à nous deux ma grosse.

En retrait de la scène, Tur'Laan l'observa, approuvant d'un hochement de tête machinal ses choix stratégiques. Il ne put retenir un léger ronronnement quand il vit la flèche de diamant tomber des cieux à une vitesse vertigineuse. Il eut à peine le temps de rugir que les deux ombres chutaient vers la mer, dans une mêlée rageuse de griffes et de cris. Dérouillant sa lourde carcasse, il brassa l'air puissamment pour se porter en avant.

Chaque mètres l'avaient vu gagner en vitesse, tendue du museau à la queue en une formidable pointe de plus d'une tonne. La wyverne ne sentit que le souffle qui précéda l'impact. Hëryn s'était renversée, présentant les énormes griffes recourbées de ses membres inférieurs. Le reptile eut le temps de rentrer les ailes sous son corps en une brève tentative d'esquive vers la droite. Les pattes de la dragonne percutèrent les reins de la wyverne avec une grande violence, lui faisant complètement perdre l'équilibre. La prison tranchante se referma sur l'arrière train de l'animal comme un piège à ours. La wyverne poussa un cri strident, sa mâchoire hérissée de petites dents pointues s'ouvrant largement face à la gueule pleine de crocs de la draque. Hëryn fit pleuvoir les coups sur son adversaire, claquant des ailes et de la queue pour l'assommer. La wyverne mordait tout ce qu'elle pouvait, ses dents crissaient sur les écailles
Leur chute s'éternisa, chaque seconde devenait le théâtre d'une lutte acharnée. La wyverne était parvenue à arracher une écaille sur l'épaule de la blanche et tentait désormais d'y faire une entaille. De son côté, Hëryn avait lâché son souffle glacé à plusieurs reprises, n'attendant que l'opportunité de broyer la tête caparaçonnée entre les poignards qui lui tenaient lieu de dents.
La dragonne entendait les encouragements mentaux du doré, mais elle ne les écoutait pas vraiment. Une seconde d'inattention pouvait lui coûter un œil. Enfin, l'occasion d'en finir se présenta alors que la surface de l'océan arrivaient vers elles à une vitesse alarmante. La wyverne se jeta vers sa tête en une amorce de morsure, gueule ouverte. À la manière d'un serpent, Hëryn esquiva l'attaque frontale en déroulant son cou sur le côté... et frappa. Les os craquèrent sous les kilos de pression, les crocs recourbés en arrière de sa rangée intérieure coinçant sans pitié la peau écailleuse du reptile. Un gémissement plus tard, la wyverne cessa finalement de se débattre, permettant à Hëryn d'étendre à nouveau ses ailes et de stabiliser son vol.

Elle était à bout de souffle, mais heureuse. Elle avait réussi au-delà de tous ses espoirs, et serrait fièrement la tête de la wyverne dans sa gueule ensanglantée.

« C'était l'un des plus beaux combats aériens qu'il m'ait été donné de voir, rugit Tur'Laan qui arrivait en haletant, tu es une formidable chasseuse, fille de l'hiver. Crois-moi. »

Hëryn ne répondit rien. Elle se contenta de lâcher la prise de sa gueule, et de replier proprement son colis mort entre ses quatre membres. Au final, ils auraient bel et bien un dîner. Et plus que convenable ! Les deux dragons entamèrent un long demi-tour dans un ciel clément, reprenant le chemin du continent des Glaces. Ils survolèrent les contrées du Ciel comme deux ombres géantes. Enfin, aux premières tintes pourpres sur l'horizon, ils approchaient des montagnes méridionales.

Ce que les deux rois des cieux ignoraient, c'est qu'en ce jour, Terra Mystica entrait en l'an -50 des annales actuelles. Et le calme apparent qui régnait sur terre ne laissait rien présager de l'apocalypse qui couvait en ses entrailles.


« Je vais m'occuper du feu si tu n'y vois pas d'inconvénient, la taquina Tur'Laan une fois qu'ils furent de retour dans l'antre, tu peux peut-être découper la viande ?

-Pourquoi, ça ne te tente pas une cuisse de wyverne givrée ? »

Elle avait déposé l'énorme carcasse sur la grande esplanade de la grotte, éclairée seulement par le mince filet de lumière provenant de la faille d'entrée. La blanche regarda le vieux dragon réunir des débris de bois glanés de ci de-là, en un large foyer. Elle entama en parallèle son travail, recherchant dans sa mémoire les conseils de Mère pour la découpe efficace de la viande. Le dragon d'or se campa sur ses pattes arrières, gueule béante, il illumina les lieux d'un jet de flammes orangées. Le fumet de wyverne grillée emplit la caverne, faisant grogner leurs estomacs de plus belle. En silence, les deux dragons dévorèrent leur part respective, jusqu'à ce qu'il ne reste que les dents et les os. Hëryn entreprit de se nettoyer les griffes alors que Tur'Laan regagnait son pinacle pour la digestion. Elle le scruta du coin de l'œil. Lorsqu'il se fut endormi, la dragonne se leva en silence, disparaissant sous ses traits humains dans l'ombre. Elle gagna la bibliothèque à pas de loup. Installée tranquillement au bureau, Hëryn y déposa une pile de livres qu'elle avait choisi avec soin, puis commença sa lecture. Passionnée par ce que ses yeux voyait, elle ne prêta pas attention à l'ombre qui se glissa dans son dos.

« J'étais sûr de te trouver là. »

Hëryn sursauta, lâchant le livre qu'elle avait entre les mains. Mais quand elle se tourna vers la sortie pour y voir l'oeil immense d'un dragon, ce fut la haute silhouette d'un homme qu'elle trouva.

« Alors tu savais, le railla-t-elle d'un ton aigre, moi qui pensais être discrète... Je suppose que tu dois me trouver bien bête.

-Ce n'est pas moi qui vais t'apprendre qu'un dragon ne dort jamais. Ça fait un bon moment que j'observais ton petit manège. Et non, tu n'as pas à rougir de ta discrétion. Ni même de ta transformation, tu t'y prends de mieux en mieux.

-Je suppose que je vais devoir partir après ça. »

Le sourire sur les lèvres de Tur'Laan s'effaça légèrement. Il regarda ses pieds un court instant, puis, d'un pas ample, se dirigea vers elle. Son regard troubla Hëryn. C'était.. étrange.

« Non, Hëryn. Oublie ces idioties. Tu es ici chez toi. Je ne te demanderai jamais de partir. »

Il était à présent à une dizaine de centimètres d'elle, ses prunelles d'ambres mordorées luisant faiblement dans le noir. Elle le dévisagea de ses grands yeux de glace, étonnée. Depuis quand avait-il changé d'avis à son sujet ? Lui, le vieux grincheux solitaire, voulait qu'elle reste ?

« Je ne comprends pas. Je croyais que vous ne supportiez plus vos semblables ?

-Oui. Je sais. Je n'ai jamais supporté personne. Même pas les bipèdes que j'ai côtoyé. Et je le croyais... jusqu'à ce que je prenne conscience d'une chose nouvelle pour moi. »

La dragonne gardait son regard fixé sur le sien, mais elle ne parvenait plus à déchiffrer ce qu'elle lisait. Tur'Laan repoussa l'une de ses mèches dorées de son front. Même son esprit ne semblait plus apte à la télépathie. Cette impossibilité de communiquer ajouta à la confusion de Hëryn. Soudain, elle sentit le contact de sa paume brûlante sur sa peau glacée. La main du dragon remonta le long de son bras, la paralysant plus sûrement qu'un sort. Elle sentit les battements de son cœur humain s'accélérer malgré elle. Que lui voulait-il ? Pourquoi était-il soudain si étrange ? Il approcha encore son visage du sien, jusqu'à ce que son nez effleure le sien. Il ressemblait à une fournaise à côté d'elle.

« Toi, Hëryn. Tu as changé ma vie. »

Elle posa délicatement sa paume sur le devant de sa veste en velours, lui tirant un frisson. Elle hésitait. Devait-elle le repousser ? Elle n'était pas sûre de la démarche à suivre. Or le vexer était le dernier de ses souhaits.

« Tu es fine, Hëryn. Il y a un kaléidoscope de pensées oniriques dans chacune des stries de tes iris opalins. Tu es si belle, fille de l'hiver. Un diamant dans le ciel. Une reine sans couronne mais dont le royaume n'a nulle frontière. »

Ses caresses couraient le long de ses bras, déroutantes. Son visage n'exprimait ni la joie ni l'inquiétude, mais tout à la fois. Elle qui avait du mal à comprendre les expressions bipèdes, s'en voyait d'autant plus déstabilisée.

« Je... ne sais pas, fit-elle timidement alors qu'il passait son autre bras autour de sa taille. »

Sa main remonta, trouva une mèche, la suivit, s'engouffra dans la chevelure diaphane. Hëryn le laissa faire, mais n'annula pas la pression de sa main sur son torse. Elle était bloquée entre le bureau et lui. Impossible de s'écarter sans le bousculer. Tur'Laan la prit de cours lorsque ses lèvres se posèrent sur les siennes.

« Je suis amoureux. Pour la première fois de mon éternité. »

La dragonne tomba des nue. C'était donc cela ? Pourquoi diantre était-ce si compliqué... Pourquoi l'avait-il suivi sous forme humaine ? Pour la coincer ici ? Sûrement. Elle ne se serait pas laissé si facilement enlacer sous sa vraie forme... Les questions et les sentiments contradictoires s'entrechoquaient alors que le baiser consumait ses lèvres. Ils étaient si proches. Trop ? Elle ne savait pas. Elle ne savait plus. L'amour était une notion bien trop abstraite pour elle, qui avait vécue seule dans l'immensité blanche. Tur'Laan ne l'avait jamais véritablement attirée. Pas dans ce sens là en tout cas.
Pourtant, la chaleur du corps bipède qui entourait le sien, la douceur extraordinaire de ses gestes, la passion dévorante de ses baisers eurent raison de sa froideur. Peu à peu, la sensation de ne plus être seule, de retrouver la communion avec l'un de ses semblables, firent baisser sa garde, jusqu'à ce qu'elle réponde doucement à son désir. Il passa ses bras autour de sa taille, l’enlaça comme un immense serpent de velours. Hëryn avait fermé les yeux, intriguée par ces nouvelles sensations, qui, au final, ne se révélaient pas si désagréables. Même si son instinct avait formé une boule dure au creux de ses entrailles et qu'elle ne pouvait se résoudre à laisser le dragon l'étouffer complètement dans sa fougue. Elle profita qu'il décollait légèrement ses lèvres des siennes pour reprendre son souffle et l'éloigner un peu d'elle.

"Je... Je ne prétends pas savoir... ce que vous ressentez. Je..."

Elle le regarda dans les yeux, essayant autant de comprendre que de lui faire comprendre. Pourquoi était-il soudain si difficile de parler ? Ils avaient toujours eu les coudées franches l'un envers l'autre. Allait-elle changer cela juste parce qu'il lui avait dit qu'il était... amoureux ? D'elle ? L'idée lui paraissait si étrange. Que voulait-il dire par là ? Où voulait-il en venir ? Mère lui avait si souvent parlé d'amour, mais jamais de cette façon-ci. Et que dire de ces corps d'humain bizarre...

"Ce n'est pas réciproque... N'est-ce pas ?"

L'homme aux mèches d'or lui sourit tristement. Il semblait sincèrement désolée, sa voix était douce, d'où perçait une pointe de mélancolie.

"N'est-ce pas ?"

Hëryn déglutit discrètement, profitant de ce peu de salive glissée dans son œsophage d'humaine pour reprendre contenance.

"Je n'en sais rien, Tur'Laan. Pour moi... ça ne veut pas dire grand chose. Je ne veux pas que tu le prennes mal mais... j'ai besoin... de temps ?

-De temps, soupira-t-il, j'imagine, oui. Après tout... n'avons-nous pas l'éternité ? Tu es jeune. Trop peut-être. Mais qu'y puis-je ? Ces sentiments ne se maîtrisent pas. Même la magie ne peut les guider.

-C'est certainement ma faute. Je ne connais rien à l'amour. Sauf celui que me portait Mère. N'ai-je qu'été une draque solitaire toutes ces années ? Je porte la guerre en mon cœur, il est dur et froid comme mes écailles. Comment pourrait-il en être autrement ? Je n'ai du mon salut qu'à mes griffes là où d'autres se roulent tranquillement en boule sous cette mole forme humain que vous semblez affectionner..."

Son sourire changea de couleur.

« Fille de l'Hiver, ronronna Tur'Laan, je n'espère qu'une chose : que tu portes la paix, et non la guerre. Trop de guerre. Les Dieux ont détruit leur propre monde par la guerre. N'oublie jamais l'Histoire que tes ancêtres t'ont transmis. Jamais. Tu dois la faire perdurer. Sinon, tous reproduiront indéfiniment les mêmes erreurs. »

Il lui adressa un dernier regard, un regard d'or en fusion qui semblait rougeoyer dans l'ombre. Puis, d'un mouvement ample, il disparut dans la brèche qui donnait vers l'antre. Hëryn resta encore plusieurs minutes adossée au bureau, les yeux fixés sur l'endroit où le dragon était sorti de son champ de vision.
Elle peinait à penser correctement. Et cette chaleur... Par la Grande Mère, elle allait finir par étouffer !

La température ne cessait de monter de manière alarmante et Hëryn se sentait mal. Chose bizarre, Tur'Laan lui aussi semblait mal à l'aise. Lui qui pourtant n'était pas lié au froid comme elle, n'avait pas l'air d'aimer la chaleur exhalée par les failles dans le sol. Il arpentait la grotte en examinant tous les recoins de son habitat. Le premier indice leur parvint au petit jour.
Un tremblement de terre secoua tout l'édifice naturel.

La dragonne s'était assoupie, lovée sur sa roche plate, la tête enfouie dans les nœuds de son corps. Le mouvement soudain du sol la réveilla en sursaut, et elle ne dut son salut qu'à ses réflexes draconiques. Une brèche énorme zébra l'antre en son milieu, ouvrant un passage vers les abysses rougeoyantes du monde en l'espace de quelques secondes. Hëryn bondit par-dessus la roche fracassée dont les bords ne cessaient de s'éloigner à une vitesse alarmante. Un rugissement lui échappa quand ses griffes ripèrent sur les contrefort de la montée qui menait à l'extérieur. Son long cou se déploya tel un serpent, ses crocs se refermèrent sur un pilier calcaire, qui, ses ancêtres soient-loués, tint bon suffisamment longtemps pour lui offrir l'appui dont elle avait besoin. Encore sous le choc, elle se redressa avec peine sur le surplomb et chercha anxieusement le dragon doré du regard. Les bruits de la montagne se faisaient dantesques et même un rugissement de dragon devenait difficilement audible dans cette avalanche de grondements et de fracas.

Enfin, elle le vit. Il lui sembla qu'un poids énorme s'ôtait naturellement de son cœrps. Il sautait, ailes à demi déployées, au-dessus des torrents de lave qui menaçaient de l'avaler en l'entraînant au fond du gouffre qui s'était créé.

"Pars devant ! lui intima-il en un cri mental, sors d'ici le plus vite possible, tout va nous tomber sur la tête !

-Pas sans vous, répliqua-t-elle, ferme, je ne m'en sortirai pas seule.

-Sottise ! Va-t-en ! Je suis bien moins agile que toi, je ne suis qu'un boulet !"

La pique du doré lui vrilla le cœur. Pourquoi disait-il cela ? Il était bien plus âgé et bien plus sage qu'elle, malgré tous les défauts qu'il pouvait bien avoir ! Elle rugit de nouveau en le voyant déraper sur une plaque de lave refroidie,

"Tur'Laan ! Tu peux faire bien mieux que ça ! Dépêche-toi !

-Qu'est-ce que tu crois que je fais ! tempêta-t-il en rugissant de concert, je ne suis plus en si bonne forme !"

Il put enfin déployer entièrement ses ailes et les fit claquer dans l'air, se propulsant plus haut qu'elle ne l'aurait cru. Il atterrit lourdement quelques mètres en dessous d'elle. Claquant furieusement des mâchoires, alors que derrière lui le plafond de l'antre cédait sous les tremblements répétés, il la pressa d'en finir.

"REMONTE ! ALLEZ !"

Exhalant un nuage de glace courroucé, Hëryn tourna néanmoins les talons, bondissant de roche en roche pour gravir la pente vers le tunnel menant en surface. Les stalactites tombaient comme un millier d'épées de Damoclès sur elle et son tuteur, de telle sorte que la jeune dragonne n'osa point déployer ses ailes bien trop longue pour un endroit si exigu. Bien lui en prit, car en un instant, le passage s'effondra, les obligeant à stopper net leur ascension, pour bifurquer en catastrophe vers les hauteur vertigineuses des cavités supérieures.

"La pression due au séisme a forcément ouvert le haut, haleta Tur'Laan, trouve une brèche suffisamment large et rampe à l'intérieur !"

Hëryn acquiesça silencieusement, préférant garder ses forces pour le chemin plus que périlleux qui s'ouvrait à elle. Elle dut faire fi des douleurs explosives générées par la chute de gravats sur sa charpente osseuse, des griffes minérales acérées qui raclaient furieusement sa cuirasse d'écailles, des coups de bélier dans ses tympans quand la pression venue des profondeurs se relâchait soudain. Groguie, épuisée, elle finit par sentir un courant d'air sur son museau. Telle une taupe aveugle, la dragonne le suivit avidement, s’aplatissant entre les parois toujours plus proches, jusqu'à devoir creuser le passage de ses propres griffes.
Transformée en furie par la douleur et la volonté de vivre, Hëryn émergea de la montagne comme un monstre hideux, couvert de cendre et de poussière, gueule béante et rugissant sa détermination à la face du monde. Détonation après détonation, ce fut la Toundra toute entière qui sembla s'affaisser sous l'ire ravageuse de la Terre. La dragonne s'extirpa du flanc de la montagne en faisant exploser la roche à coup de griffe, de croc et de queue. Enfin, son corps se libéra de cette gangue sordide, et elle dévala la pente en roulant, inerte.

Hëryn

Hëryn


Dragon

Partie IRL
Crédit avatar : vinogradovalex & dloliver
Double compte : Arnast'Arr Etherninmion
Vitesse de réponse : Variable


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Hëryn Sand-g10Lun 18 Aoû - 0:13
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Histoire de Hëryn - suite



Combien de temps resta-t-elle ainsi, gisant sur le flanc au pied du mont, au beau milieu de l'enfer ? Hëryn ne le sut jamais. Ce qu'elle sut en revanche, fut que jamais, le dragon d'or ne ressortit de la montagne. A son réveil, elle le chercha. Longtemps. Très longtemps. Jusqu'à pouvoir s'envoler, survoler la montagne de lave et comprendre, comprendre qu'il ne volerait plus.
Un hurlement sinistre avait déchiré la plaine, sanglot terrifiant d'une âme en miette devant les débris de ce qu'elle avait espéré être une vie enfin prospère. La litanie macabre d'un chant funeste, aux souvenirs de celui qu'elle avait considéré, peut-être à juste titre, comme son vrai père.

Hëryn erra des semaines dans les décombres des montagnes, alors que le monde entier fulminait de rage ardente et qu'il devenait impossible de trouver un endroit tout à fait sûr.
Alors, elle redevint ce prédateur sauvage et inplacable qu'elle avait été durant ses années d'errance. Ses ailes la portaient au hasard dans les courants glacés, elle fendait le blizzard comme une flèche, volant haut, volant vite, pour oublier.
Tout oublier.
Et comme un écho à sa douleur et son incompréhension, l'Hiver se leva. Son ami éternel, sa nature même, avait, pour une raison inconnue, pris tout pouvoir sur Terra Mystica, et il n'y eut bientôt plus une région épargnée par son manteau blanc.
Hëryn s'y fondit alors complètement, reine sans couronne mais sans frontière, rendue plus forte que jamais par la protection invisible et douce de cette furie gelée qui recouvrait le monde de ses ailes froides.

Un jour, pourtant, une occasion allait être donnée de changer sa vision du monde.

- Cinq : le groupe -


« Hey, Joer ! Viens voir ! Y a quelqu'un là-dessous ! »

Le nain s'approcha lentement du gouffre, analysant avec une lueur d'inquiétude les énormes traces de lutte et les traînées de sang. Son compagnon sortit de la carriole stationnée un peu plus loin, son heaume lui tombant sur les yeux.

« Qu'y a-t-il Guldford ?
-Là-bas en bas, lui-dit le sus-nommé, j'ai vu quelque chose bouger. Ça m'avait l'air d'avoir forme humaine !
-Depuis quand doit-on se mettre en retard pour sauver des humains assez tarés pour se trouver en un pareil endroit ? tempêta Joer, il s'y est bien mis tout seul non ?
-M'étonnerait... Tu as vu un peu le mic-mac sur la corniche ?
-Raison de plus de ne pas trainer ici, siffla Joer en attrapant son collègue par son col de fourrure, si une bête sauvage rôde par ici, je ne tiens pas à servir de dessert, si tu le permets. »

Guldford jeta un regard en arrière, vers le versant où une silhouette s'agitait faiblement dans l'obscurité.

« J'peux pas faire ça, trancha-t-il en se dégageant avec force de la poigne du nain, tu comprends ?! Tu sais très bien que je ne supporte pas ça ! Il y a quelqu'un en vie là-bas, EN VIE ! Tu peux pas me demander de l'abandonner comme un chien errant qu'on laisse crever ! Pas moi, Jo, pas à moi ! »

Et il tourna les talons, grimpa jusqu'au convoi et s'empara prestement d'une bonne corde, de plusieurs liens de cuir et d'une pioche. Son acolyte le regarda faire, vociférant dans sa barbe à propos d'une cervelle de moineau pas plus grosse qu'un grain de sel. Agile au-delà de son apparence de gros lourdo, Guldford se confectionna un harnais de fortune, qu'il attacha à la corde. Il planta un pieu dans la glace aux pieds de Joer, et lança un regard ferme à ce dernier, lui dit en guise d'adieu :
« Tiens bien ça, hein ?
-Tu me prends pour qui ? Hoqueta-t-il, t'es mon ami, barlj quoi ! »

Joer tira l'extrémité de la corde enroulée autour du pieu, alors que Guldford descendait doucement en rappel à l'aide de la pioche. Quelques minutes plus tard, Joer l'entendit à nouveau :

« C't'une demoiselle ! »

Il poussa un soupir exaspéré.

« Tu peux peut-être lui demander c'qu'elle fabrique là, si elle est en état d'parler ! »

Quelques secondes s'écoulèrent.

« J'crois pas qu'elle soit en état pour l'instant. Tire ! J'vais la r'monter. »

Joer souffla de plus belle. Il passa la corde sur son épaule et commença à tirer. Le son des impacts de la pioche se rapprochèrent, et le sommet du crâne dégarni de Guldford apparut au bord de la crevasse. Un corps inanimé était jeté en travers de son épaule gauche.

« Elle est drôlement grande, ton humaine, dit Joer d'un air soupçonneux,
-Tu m'insultes là ?
-Mais non idiot ! J'suis sérieux ! Regarde-là, sa tête traîne presque par terre ! »

Ils ramenèrent le corps à l'arrière de la carriole. Pendant que l'un allumait quelques chandelles, l'autre allongea la jeune femme sur un lit de fortune.

« Bon, et maintenant ? Chuchota Joer, on fait quoi ? Tu es mage-guérisseur toi ? Moi non ! Et inutile de me demander de rebrousser chemin jusqu'à Saline. C'est hors de question ! »

Guldford ne releva pas, s'appliquant à ramener une épaisse peau d'ours sur le corps frêle et extrêmement pâle.

« Je sais, finit-il par lâcher, mais si elle doit mourir, nous pourrons prier pour elle. Elle sera bien ici. »

Devant l'affliction de son camarade, le nain cabochard soupira, ses épaules s'affaissèrent et il retomba sur son séant. Un long silence s'installa entre eux. Dehors, le vent glacial des plaines chantait une curieuse mélodie.

« On aura qu'à la débarquer au prochain village un temps soit peu civilisé, dit Guldford, pas question d'la laisser à une bande de barbare comme on a pu en croiser, hein ? »

Joer acquiesça.

« Je prend mon tour. Veille sur elle cette nuit. »

Il écarta le bric à brac entassé au fond, passa au travers de la tenture et se retrouva assis sur la place avant. D'un cri, il fit démarrer l'animal, les guides claquants devant lui. L'attelage reprit sa route, dans l'immensité blanche où pas une lumière n'apparaissait à l'horizon.

Hëryn nageait dans l'inconscience. Elle était bien. Inexplicablement bien. Puis, son corps commença à se réchauffer. La dragonne grimaça. S'était-elle endormie au soleil ? Elle n'en avait pas le souvenir. En réalité, elle ne savait plus ce qu'elle était en train de faire, ni où elle se trouvait. Ce ne fut qu'à son brusque réveil qu'elle prit la mesure de la situation.
Ses yeux s'ouvrirent en grand dans le noir, une vieille bougie presque éteinte projetant ses éclats dorés et pourpres sur ce qui se trouvait là. Hëryn sentit qu'elle était enveloppée dans quelque chose, de doux, lourd et... chaud. Arg ! D'instinct, elle fit voler la couverture comme si elle eut été pleine de puces. Son souffle se bloqua lorsqu'une odeur inconnue lui emplis les narines, accompagnée d'un fort ronflement. Lentement, elle se retourna vers l'origine du bruit. Et ce qu'elle vit lui chauffa le sang, alors même que le sien était glacé. Ses sens infrarouges l'avaient identifié comme forte source de chaleur.
Un Humanidé. Ce fut la première pensée qui accompagna son mouvement de recul. Elle se trouvait à bord de l'une de ces maisons ambulantes en bois qu'elle avait jadis vu circuler sur quelques parties seulement de la Toundra. Par Kilgarath, que faisait-elle ici ? Un détail la retint cependant : la créature lui paraissait anormalement petite. La pièce mouvante elle-même n'était pas vraiment à sa taille d'humaine. Qui était-il ? Que lui voulait-il ? Elle pensait s'enfuir sans avoir besoin d'en savoir plus. Pour cela, il lui suffisait de bondir par dessus le dormeur et de se laisser rouler dans la neige. Le temps qu'il s'en aperçoive, elle serait loin. Loin dans le ciel !

Malheureusement, son pied rencontra un objet métallique qu'elle n'avait pas vu. Le ronflement s'interrompit sur une note aiguë. La chose grinça, avant de se frotter les yeux et de se relever tout d'un coup. Hëryn jura en son fort intérieur.

« Oh ! Hé ! S'écria Guldford, retirant la couverture de laine grossière de sur ses genoux, vous êtes en vie ! Nhieling soit loué ! Haha ! Z'allez plutôt bien on dirait, ça c't'un miracle ! »

Il lui sourit, sa peau burinée semblant se craqueler sous cette mimique, ses lèvres dévoilant des dents de cheval irrégulières et jaunies. Hëryn sembla se recroqueviller, le regard sombre. Elle avait compris en gros ce qu'il venait de lui dire, mais il avait parlé si vite et si fort, avec un tel accent qu'elle n'était pas sûr d'avoir tout saisi...

« J'm'appelle Guldford Rochkvarm, mam'zelle, continua-t-il devant son silence craintif, un respectable nain marchand, très aguerri dans son art ! Et mon associé Joer Vnunk – qui nous conduit en ce moment, eh – également grand co-fondateur de la vénérable Société des Revendeurs de Ternankul. »

Il s'arrêta, comme gêné par ces propres paroles.

« Bon, officiellement, elle n'existe pas encore, mais c'est tout comme, gloussa-t-il à demi-voix. »

Hëryn le regarda lui tendre la main avec prudence. Qu'avait-elle fait pour mériter ça ? Il finit par la ramener vers lui, un peu décontenancé par sa froideur et son immobilité prudente.

« Et vous ? Demanda joyeusement le nain, qui ai-je eu l'honneur de sortir de c'te satanée crevasse au beau milieu d'nulle part ? »

La blanche hésita. Elle se rappelait bien ses quelques dernières leçons avec Tur'Laan, mais ceux-là ne ressemblaient pas à la forme humaine de Tur'Laan, et n'usait pas des protocoles qu'il lui avait décris. En même temps, s'il n'y avait eu qu'une seule sorte de bipèdes glabres sur Terra, la vie eut été autrement plus ennuyeuse.

« Hëryn, parvint-elle à articuler avec son accent propre, qui fit ressembler son nom à un courant d'air ou un sifflement.

-Ah, bienvenue mam'zelle Eureyn, baragouina le nain, vous z'avez eu de la chance qu'on vous r'trouve, vous savez. Vous étiez tombée au fond d'un ravin glacé. Z''étiez si froide que j'ai bien cru qu'z'étiez bien morte ! »

La dragonne tenta de se calmer. Visiblement le deux-patte rustaud ne lui voulait aucun mal et n'était pas armé. Deux points positifs auxquels elle ne s'attendait pas. Il renonça un temps à lui parler, se retourna pour ouvrir un coffre et fouiller à l'intérieur.

« Tenez, ça vous fera r'prendre des forces. C'est de chez nous, autant vous dire que c'est pas pour les femmelettes - sans vouloir vous vexer, hein. »

Le nain lui tendit une grosse gourde qui dégageait une odeur âcre. Par « politesse », si tant est qu'elle ne commette pas d'impair, elle la prit à deux mains, reniflant le goulot à la manière d'un animal. Guldford leva un sourcil.

« Vous ne connaissez pas l'alcool nain ? Bon sang, mais 'sont vraiment paumés dans ce coin du monde. »

« Tu vas la laisser tranquille, tête de bois ? S'exclama Joer à travers la toile, ça fais bien cinq minutes que je t'entends jacasser, et elle a même pas réussi à en caser une ! »

Guldford explosa.

« Hey ! Oh ! Moi au moins ch'uis poli et attentionné, tonna-t-il en devenant rubicond, pas comme certains qui se comportent comme un sanglier des montagnes ! Si je vous avez écouté, Mônsieur le co-fondateur, dame Eureyn serait encore au fond de son trou à crever de froid !

-C'est pas une raison pour la soumettre à un interrogatoire digne d'un tribunal elfique, répondit l'autre sur le même ton, tu m'étonnes qu'elle ait pas envie de parler avec une pie pareille ! Même une fée en aurait marre ! Laisse-là dormir en paix !

-Je ne suis pas à tes ordres, Joer ! »

Hëryn sentit le véhicule freiner sec. Un grand bruit résonna dans son dos, et une deuxième créature très semblable à la première fit son apparition. Le petit personnage, encore plus court sur patte que son acolyte, passa devant elle sans la voir et menaça l'autre de son poing.

« Peut-être pas, fit-il d'un ton glacial et bien trop calme pour être honnête, mais n'oublie-pas une chose, Guldford : sans mon aide, ce convoi n'existerait pas... Et toi, toi, tu serais encore en train de creuser au fond d'une mine. N'oublie jamais ça. »

Durant de longues secondes qui parurent une éternité, les deux bipèdes se dévisagèrent avec colère, leur respiration soulevant leurs ventres proéminent et leurs barbes hirsutes. Finalement, Guldford expira par le nez, en lâchant entre ses dents :

« Je ne l'oublierai pas. »

Le dénommé Joer se tourna alors lentement vers Hëryn et la regard sans gêne de pied en cap.

« Eureyn c'est bien ça ? »

La dragonne se releva un peu sur ses avant-bras, se positionnant accroupie devant lui, ses yeux hivernaux arrivant au niveau des siens.

« Je suis... commença-t-elle, hésitante, très enthousiaste – euh, non : content. ContentE. Oui, je contente de votre 'aide', même si je n'en avoir besoin pas. Je sens très bien dans le froid »

Elle tenta un sourire, mal à l'aise avec cette bouche souple qu'elle maîtrisait encore peu. Les nains échangèrent un bref regard surpris.

« Elle est illettrée ma parole, souffla Guldford, visiblement horrifié de ne pas l'avoir compris plus tôt, ou alors elle ne parle pas notre langue...

-Je vais essayer la langue commune des Glaces, lui souffla Joer, tous les autochtones n'ont pas la chance d'apprendre les langues commerciales. »

Il se racla la gorge, se rapprochant imperceptiblement de la jeune femme, et prit soin d'articuler :

« Quelle langue parlez-vous ? »

Hëryn haussa les sourcils en entendant le parlé des humains que l'on croisait dans les plaines. L'accent n'était pas aussi agréable que leur langue maternelle, mais cette fois, elle n'eut aucun mal à saisir chacun des mots. L'exercice lui plaisait. Ces petits hommes étranges l'amusaient, et sa méfiance instinctive fut très vite remplacée par une curiosité infantile.

« Je ne sais pas, plusieurs. J'ai appris que l'on donnait des noms aux langues, mais j'ignore le nom de la mienne. »

Sa prononciation souffrait encore de quelques défauts, mais elle se surprit elle-même à aimer manier tous ses petits muscles faciaux.

« Mais j'aime bien la vôtre. Elle est belle à entendre ! »

Après une seconde de silence perplexe, Joer partit d'un petit rire jovial, bientôt suivi par Guldford.

« C'est bien la première fois que j'entends ça ! C'est-y pas une personne charmante que nous avons là ! »

Il s'assit sur l'une des caisses derrière lui, servant à la dragonne un sourire que n'aurait pas renier un cheval de trait. Il reprit alors en nain :

« Alors comme ça vous aimez notre langue ? Je suis surpris de voir une si jeune humaine, seule, perdue dans la toundra, qui sache parler le nain !

-C'est une perle rare, ronronna Guldford. »

Il renifla le contenu de sa gourde.

« Il faudra tout de même vous apprendre à aimer les bonnes choses, mam'zelle Euryn, hein. »

Joer l'ignora, concentré comme il l'était sur la jeune femme.

« Bien... Dites-nous Euryn, que faisiez-vous dans ce ravin ? Je veux dire... que vous est-il arrivé ? Pourquoi étiez-vous seule ? S'il y a un problème, on fera tout pour y remédier, soyez-en certaine. »

La dragonne pencha légèrement la tête, consciente du piège dans lequel elle pourrait tomber. Se cacher, ne pas révéler ce que l'on est. Mère, et même Tur'Laan, avaient été catégoriques : les deux-pattes n'aimaient pas les dragons. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons.

« Je suis tombée, confia-t-elle, candide, je marchais dans le vent et soudain la glace s'est effondrée sous mes pas. Je me suis un peu assommée, mais comme vous voyez, je vais bien ! »

Elle sourit de nouveau, calculant avec un intérêt nouveau l'effet que cette mimique semblait avoir sur les deux créatures en face d'elle.

« Je... je n'ai plus de famille. Voilà, je marchais pour me rendre dans la grande ville qu'il y a là-bas, vous savez, celle où les hommes se regroupent.

-Vous voulez certainement parler de Luütra ? C'est là où nous allons, figurez-vous !

-Vraiment ? C'est intéressant.

-Si z'avez pas d'famille... se risqua Guldford, que la nouvelle avait visiblement ébranlé, vous pourriez pt'être nous accompagner ? On vous déposera là-bas, on va au grand marché. On y fait une grande partie de not' chiffre d'affaire. Ce sera l'occasion d'vous faire voir la ville ! »

Il avala d'un trait le contenu alcoolisé avant de s'essuyer d'un retour de manche sous le regard sévère de son acolyte. Hëryn se mordit la lèvre. N'allait-elle pas s'attirer de terribles ennuis ? Mais cette rencontre avait brisé son tabou. À les voir là, tous les deux, ronds et rougeoyants, comment ne pas avoir envie d'en savoir plus, d'aller vers eux ? Ils étaient si gentils...

« Eh bien... euh... oui. Oui, c'est une bonne idée ! »

Guldford bascula en arrière en frappant fort dans ses mains.

« OUIIIHI ! HAHA !

-Roôooh... Guld... ASSEZ !!! rugit Joer, tu n'es vraiment qu'un ivrogne patenté ! »

Il arracha la gourde des grosses paluches du nain et la jeta dans le fatras qui encombrait le fond du chariot.

« Excusez-le, il est un peu... spécial. Mais il n'est pas méchant. Enfin, tant qu'on essaye pas de le voler.

-Je ne suis pas une voleuse, rétorqua Hëryn en faisant la moue.

-N-non, voyons,ce n'est pas ce que je voulais dire ! Bafouilla Joer, non, je voulais juste expliciter quelque peu les raisons du comportement... particulier de notre ami ci-présent.

-Particulier toi-même, répondit l'intéressé avec un rot sonore,

-Bref, donc cheminer avec nous jusque à Luütra ? Ma foi, je n'y vois pas d'inconvénient, si ce n'est que vous serez mise à contribution. Les vivres sont chères par ici, et nous ne pouvons pas nous permettre de laisser apparaître des dépenses injustifiées sur nos comptes. Donc, si vous acceptez de fournir un travail en échange du gîte et du couvert, eh bien, marché conclu.

-Marché conclu ! répéta Hëryn, enthousiaste. »

Le nain lui tendit la main. Elle mit une petite seconde à comprendre la signification de ce geste, retard qu'elle rattrapa en lui serrant vigoureusement les doigts. Un peu trop vigoureusement, peut-être ?

« Ohlà ! Par la barbe de mon arrière grand-père ! Quelle poigne ! Ils plaisantent pas dans ce coin du monde... »

Il se releva en se massant discrètement l'index. Guldford, après trois tentatives, parvint à se remettre sur ses pieds

« Hors de question, tu es déjà bien trop imbibé !

-Mais non, un nain n'est jamais sou, jamais !

-Ouais, sauf toi. »

La remarque lui arracha un sifflement méprisant. Il écarta Joer de sa route et disparu derrière la toile.

« Prenez tout ce dont vous avez besoin pour dormir, lui dit ce dernier en le suivant par-dessus l'entassement de marchandises, les couvertures et autres étoffes sont dans les malles de droite, les seules qui ne soient pas verrouillées ! Bonne nuit, on se voit à l'aube ! »

Hëryn le regarda disparaître à son tour. De nouveau seule dans l'ombre, l'envie irrépressible de bondir à bas du chariot et de galoper à en perdre haleine la prit à la gorge. Il lui fallut attendre que les voix des deux bonshommes s'élèvent de nouveau dans le silence pour enrayer ses pensées. Elle avait passé un accord après tout. Elle pourrait certainement tirer profit de cette situation. Ses mains se saisirent d'une large peau laineuse d'une douceur providentielle et Hëryn ne put retenir un ronronnement de satisfaction. Pas de doute, un lit douillet et de la nourriture à profusion, tout cela valait bien qu'elle daignât abandonner un temps ses ailes.

Rapidement, le curieux véhicule se remit en marche, la berçant au rythme des cahots et des bourrasques glaciales. Lovée dans la laine chaude, Hëryn se surprit à apprécier cette chaleur là. Il ne s'agissait pas d'une source, uniquement une isolation. Une enveloppe qui lui rappelait tant de choses agréables... Elle veillait à se mettre en face des trous de la toile, profitant ainsi des courants d'air. Les bruits, le vent, les disputes incessantes des nains, tout cela eut finalement raison de son esprit éveillé, et la blanche sombra dans un profond sommeil.
Elle n'en émergea qu'au premiers rayons du soleil reflétés par la glace. Ses yeux s'agitèrent dans leurs orbites à la recherche de mouvements, eux seuls dépassant du cocon qu'elle s'était fait. La dragonne s'ébroua, à quatre pattes sur le plancher, en une posture bien peu humaine. Elle s'avança vers l'extérieur, où l'étendue blanche renvoyait une pâle lueur.
La dragonne s'avachit sur ses avant bras, un vague sourire illumina son visage apaisé. Elle dévora ainsi le paysage sauvage une petite heure durant, avant finalement de se détourner et de traverser la cariole en sens inverse. Discrète, elle écarta les pans de toile qui la séparaient de l'avant du véhicule. Joer tenait les guides, les yeux cernés et vides, tandis que Guldford, profondément endormi, ronflait doucement, la tête ballotant en rythme dans son épaisse barbe brune. Avec souplesse, la jeune femme se glissa jusque derrière les sièges, accroupie dans le dos des nains. Joer renifla un coup.

"Vous avez froid ? le taquina Hëryn.

-Par la hache du patriarche, sursauta le nain, vous m'avez fichu une de ces trouilles ! Euh... Eh bien non, non, j'ai pas froid, j'ai juste le nez qui coule... Bah."

Il s'essuya avec sa manche sous la mou désapprobatrice de la dragonne.

"Nous n'arriverons pas avant plus d'une semaine si vous voulez savoir.

-Une semaine ?! C'est drôlement long. N'y aurait-il pas un autre moyen ?"

Pour le coup, elle aurait été tentée de lui proposer un coup d'aile. Avec un peu d'entraînement, soulever le chariot et son contenu ne devrait pas lui poser trop de problème. Mais la petite voix de sa conscience se récria à cette idée. Non, elle n'était pas dragon pour ces deux-là, mais humaine. Qu'elle se le mette dans le crâne, à la fin. Dur. Au fond, ils en seraient certainement ravis...

« D'autres moyens ? Ma foi oui, si j'étais une harpie ou une wyverne, ou si je connaissais une magie qui permette la téléportation de ce convoi, nous pourrions y être en quelques heures. Hélas, notre monture n'a ni aile ni magie. Nous devons donc nous contenter de ce voyage fastidieux, comme nous le faisons depuis bien des années déjà. Je comprends que pour quelqu'un qui n'a jamais voyagé, cela peut paraître long, mais je vous assure qu'il nous est habituel de parcourir de pareille distance jusqu'à Sent'sura depuis nos montagnes natales. »

La blanche se glissa aux côtés du conducteur, veillant à ne pas réveiller Guldford, dont la tête dépassait du chariot, renversée au-dessus du vide.

« Des montagnes ? Souffla-t-elle, fascinée, quelles montagnes ?

-Eh bien, je doute que vous ayez traversé la mer... hum ? Donc, disons qu'il existe de l'autre côté une terre encore plus vaste que les Glaces. Et là-bas, une contrée de haute altitude, les Montagnes, sont les terres natales et éternelles des nains ! Une formidable forteresse naturelle, dont les sous-sols regorgent de richesses minières. Ah ça, c'est une chose que les montagnes, mam'zelle ! Les habitants des plaines ne peuvent pas comprendre... »

Le regard du petit homme s'était perdu à l'horizon, un vague sourire nostalgique aux lèvres. Hëryn sourit aussi, enthousiasmée et quelque peu piquée au vif.

« Il y a des montagnes, dans les Glaces. Je le sais car j'y ai vécu.

-Ah, se reprit-il, ce n'était pas une allusion à... euh, je parlais des provinciaux de Terre, sans oublier les sylvains de Drayame, hein. Eux n'ont pour la plupart jamais mis les pieds plus haut que le sommet de leurs collines. Je me souviens d'un marchand Asphodélien, un élémental... de feu si je me souviens bien. Très sympathique, mais qui ne supportait pas les hauteurs. Il devenait vert à chaque fois qu'il se trouvait contraint de circuler sur les routes surplombant les ravins ! Parvenir jusqu'à Tilamus dans ces conditions fut une rude épreuve.
Vous savez, nous les nains avons un savoir ancestral de l'extraction minière et du traitements des produits issus de la terre. Elle fait notre survie et notre fortune – enfin, ça c'est une autre histoire – et nous lui devons tout. Les nôtres ont longtemps luté contre les horreurs sorties des profondeurs quand nous avons creusé mines et cités. Mais aujourd'hui, nous sommes parmi les nations les pus riches de Terra !


-Ce doit être un pays formidable, dit Hëryn, qui se voyait déjà voler au-dessus des pics vertigineux, quel dommage que je ne puisse y aller.

-Pourquoi donc ? Traverser la mer n'a rien de sorcier ! Il y a des bateaux affrétés pour le commerce tous les jours ou presque dans les ports des Glaces ! En économisant quelques pièces d'or, vous pourrez vous embarquer pour Terre sans problème !

-Vraiment ? Mais, euh, il doit faire chaud là-bas, non ?

-Chaud ? Ma foi ça dépend, tout est relatif ! Chez vous, moins cinq c'est chaud, alors... C'est vrai qu'à Sent'sura, il fait bien bon, mais dans les monts dorés, les sommets peuvent être aussi froids que les Glaces, en période hivernale ! Seriez pas dépaysée si c'est ce que vous craignez ! »

La dragonne poussa un léger soupir. Elle pourrait voyager sans craindre de rôtir sous un soleil de plomb comme le lui laissait penser certaines visions léguées par Mère.

« Et... vous êtes né là-bas ? L'interrogea-t-elle encore, au sommet d'une montagne ?

-Pas à son sommet, non ! Rigola Joer, ma mère n'était pas folle à ce point. Je suis originaire du petit village minier de Yarnfolldür, dans l'une des contrées les plus « pauvres » du Conglomérat des montagnes. Le village est établi sur le flanc d'une montagne dans un tout petit val très encaissé, quasiment isolé des grands axes. C'est ce qui fait qu'il n'est pas très connu, hélas. Mais nous sommes gaillards. Et nous nous sommes toujours défendus sans problème, même si nos remparts sont risibles face à ceux des grandes cité naines. En fait, les mineurs du village pourraient être au moins aussi riches que ceux des contrées avoisinantes... Sauf que les mines de Yarnfolldur, contrairement à la majorité des mines de ce côté des montagnes, n'appartiennent pas à une société naine publique reconnue par le Conglomérat. Euh, c'est un peu compliqué à expliquer comme ça... à... à une personne étrangère, dirons-nous. Bref, mon village appartient en réalité à un nain du nom de Karmonand Jornfeld. »

Le petit sourire de Joer avait disparu, remplacé par un air sombre qui alerta Hëryn. Bien qu'elle garda^t pour elle son regard doux et candide, elle avait compris chaque mot du nain, mais aussi les sous-entendus laissés par le ton employé.

« Vous ne l'appréciez guère. »

Ce n'était pas une question, mais une affirmation un peu amusée. La mine de Joer ne laissait que peu de place au doute...

« C'est peu dire, grogna ce dernier en lui adressant un regard en biais, c'est une pourriture comme j'en ai rarement vu dans ma vie. Si vous voulez tout savoir, ce n'est rien d'autre qu'un escroc... et un esclavagiste. Si la plupart des honnêtes nains savaient ce que lui et sa garde nous font subir, le village aurait déjà vu une armée en arme débarquer. Malheureusement, il a la loi pour lui.

-Comment est-ce possible ? S'enquit la blanche, s'il est un escroc ? N'est-il pas puni par les siens ?

-Il est très malin, ricana Joer, il s'est servi des lois du Conglomérat et des coutumes séculaires de mon peuple pour acquérir son pouvoir. Il s'est débrouillé pour voler – même s'il prétend le contraire bien sûr – et fasifier des titres de propriété très anciens qui, comme par hasard, comprenaient les mines et les terres sur lesquelles la communauté naine s'est établie il y a des siècles. Il avait engagé une poignée de mercenaires qu'il a désormais nommé sa « garde royale ». Il n'est qu'un roi fantoche, sans aucune couronne, qu'aucun seigneur des environs ne reconnaît. Mais il a des appuis puissants... et ces titres. Sans compter des machinations sordides avec des créatures néfastes... On parle même de magies noires. Je ne préfère même pas y songer. En revanche, ce qui n'est pas du tout fantoche, c'est le calvaire qu'il fait subir aux habitants du val depuis plus de cinquante ans. Il nous exploite sans la moindre once de scrupules. Ceux qui se révoltent meurent... où s'exilent. Comme moi. »

Si aucune larme n'avait perlé au coin de ses yeux, elles ruisselaient dans ses derniers mots. La dragonne le contempla, silencieuse, désarmée devant tant de tristesse refoulée. Joer se ressaisit avec un reniflement gêné, tentant malgré lui de lui offrir un visage serein.

« Bah, pour moi c'est de l'histoire ancienne. J'ai pris mes bagages, j'ai abandonné la maison de mes parents sans même demander quoi que ce soit en échange, pas même une miche de pain. Et j'ai fui ce village où j'avais trimé sans relâche juste pour avoir le droit de vivre. J'ai tout perdu... mais j'ai gagné ma liberté. C'est un comble ! Tous les nains devraient être libres et disposer de leur héritage librement ! Non... Même après tout ce temps, je pense à mes amis, à leur famille... Ceux qui sont affamés et qui vivent dans la peur. Jornfeld devrait être décapité en place publique pour ses crimes.

-N'y a-t-il pas une grande autorité en ton pays, comme celles des hommes, à qui tu puisses mander de l'aide ?

-C'est là tout le problème ! Ce parasite a tout fait pour prendre des airs d'irréprochable négociant ! Aux yeux des autorités du Conglomérat, il a acquis Yarnfolldür et ses mines de façon totalement légale ! Et tant que nul n'aura la preuve du contraire, il est assuré d'impunité. De fait, comme les terres lui appartiennent, il est en droit d'exproprier tous ceux qui y ont bâti leur foyer ! Mais il joue la carte du seigneur magnanime, grinça Joer dont les dents menaçaient de se décoller de rage, il nous a laissé le choix : rester, mais renoncer à notre liberté – travailler dans ses mines selon sa loi – ou déguerpir. Voilà tout. »

L'estomac humain de Hëryn se tordit sous la colère. C'était impensable ! Comment les amis de Joer pouvaient-ils se laisser faire sans réagir ? Hëryn ne comprenait pas les terrestres...


« J'aimerai tant pouvoir aider, dit timidement la jeune femme,

-Merci, renifla le nain, ça me touche beaucoup. Je n'ai raconté mon histoire qu'à peu de personne à vrai dire. Qui s'en soucie de toute façon ? Chacun a ses problèmes. Et puis, maintenant, j'ai la Société, hein. Le commerce, les voyages... C'est autrement plus palpitant que piocher au fond d'une grotte. Enfin, ça c'est ce que je pense.

-Tu n'es pas le seul à le penser. »

Les regards se tournèrent vers le troisième compagnon, bien réveillé, qui regardait droit devant lui les bras croisés.

« Je suis moi aussi de Yarnfolldür, répondit Guldford face à la question muette de Hëryn, sauf que moi, j'y ai laissé ma femme. »

Un silence lourd accueillit ses paroles. Elle commençait à entrevoir toutes ces choses complexes et sombres qui liaient les Humanidés. Il semblait même que Tur'Laan ne lui ait fait qu'effleurer la surface d'une eau bien trouble.

« Elle... n'a pas voulu fuir ? Demanda la blanche,

-Non, répondit-il sèchement, le regard toujours droit devant, pour elle, abandonner les biens de nos familles était un crime... et aussi une marque de lâcheté. Mais elle ne travaillait pas à la mine, contrairement à moi. Un soir, je suis rentré avec plusieurs os cassés, parce que j'avais refusé de partir en éclaireur dans un boyau qui allait s'effondrer. Ils pensaient que je mentais pour ne pas travailler, alors ils m'ont roué de coups, à cinq contre un. Ce jour-là, j'ai décidé de trouver un moyen de fuir, coûte que coûte. Maïna...ne m'a pas retenu. Elle m'a encouragé même. Mais quand j'ai voulu l'emmener, elle a refusé. Elle m'a dit... elle m'a dit... qu'elle ne laisserait pas sept siècles de vie de famille pourrir par la faute d'un être ignoble. Joer m'a proposé de rejoindre la Société... de gagner de l'argent. Suffisamment pour s'acheter une belle maison à Tilamus... et la faire venir. Alors j'ai dit oui. »

Joer se massait la main droite avec la gauche, les guides retenus seulement par son auriculaire. Il observait son ami d'un œil morne. Hëryn, toujours entre eux, se demandait comment ils en étaient venu à lui dévoiler ainsi leur passé. Elle se sentait soudain petite, consciente à l'extrême de l'étroitesse de ce qui lui servait actuellement de corps. Ses lèvres n'étaient plus qu'un mince trait rosé. Elle n'osait plus briser le silence de peur que sa curiosité maladive soit mal perçue. Mais la mine atterrée de Guldford lui laissait un goût amer. Une nymphe ou une dryade aurait certainement pu lui remonter le moral sans trop de mal... mais une dragonne ?

« Boaah, finit par ruminer Guldford, Joer a raison. Tout ça c'est du passé. Grâce à nos ventes, on va devenir riche. Et quand ce sera fait, on écrasera consciencieusement Jornfeld entre la semelle en or de nos bottes et le paillasson en marbre blanc. »

Le ton désinvolte eut l'effet escompté, et tous trois partirent d'un fou rire. Heryn se surprit à s'esclaffer en imaginant un bipède écrasé comme un insecte par Guldford.
Au fil de leur conversation, le soleil avait bien avancé sa course dans la voûte céleste, et un premier village apparu derrière les congères de la Toundra. Joer fit claquer ses guides, incitant le gros poney des glaces à accélérer l'allure.

« Nous allons faire une pause, déclara-t-il quand ils abordèrent la palissade, les habitants voudront peut-être commercer un peu.

-Tout ce qu'il y a dans le chariot est à vendre ?

-Tout sauf nos effets personnels, oui. D'ailleurs, vous allez pouvoir commencer à rembourser votre voyage ! Pendant que j'arrange notre arrivée avec ces sires, Guldford va tout vous expliquer !

-Palok nujdur ! S'écria ce dernier en sautant à bas du chariot en marche. »

Un groupe d'homme en amure de cuir et de peaux ouvrit prudemment les portes quand Joer leur fit un signe de la main, paume ouverte en signe de paix.

« Quel bon vent t'amène, nain marchand ? S'exclama l'un des hommes dans le parlé des Glaces, voilà plusieurs semaines qu'aucune caravane commerçante n'est venue jusqu'à nos portes !

-Les affaires, mon ami, ne connaissent pas les frontières ! Surtout les nôtres. Voici tout ce que les monts de l'Ungrid ont de meilleur. Armes, armures, bijoux, matériel de forge, de tannage, de découpe, objets divers, tentures, couettes, manteaux et même quelques vêtements tout droit venus de Saline ! »

Tout en étalant son inventaire, il se tourna vers l'arrière du chariot d'où émergèrent Guldford et Hëryn avec un gros coffre bardé de fer. L'homme qui avait parlé adressa un sourire à la jeune femme, qui l'ignora complètement. Le nain s'accroupit, puis, après avoir déverrouillé le seau magique qui le condamnait, l'ouvrit devant le petit groupe.

« Voyez par vous même ! »

Un vieux guerrier tatoué s'avança vers le coffre et se pencha à l'intérieur sous l'oeil vigilant de Guldford. Il en retira un objet en métal long et plat muni d'une poignée ccourte en cuir que Hëryn avait déjà vu dans certains des livres de Tur'Laan. Une épée.
L'homme hocha la tête satisfait.

« Je pense que beaucoup seront intéressés par ce que tu nous amènes, marchand.

-À votre service. »

Le chariot entra dans le village et se stationna près de la seule construction en dur. Le village s'ébrouait doucement depuis sa routine quotidienne. Hëryn avait aidé les deux nains à tirer leurs coffres remplis hors de la carriole, avec une force qui les laissa longtemps admiratif. Et attira l'attention d'un jeune forgeron venu admirer les œuvres naines.

« Z'avez de sacrés bras pour la petite femme que vous êtes, roucoula-t-il, adossé au cadre de la grande porte en bois, une vrai fille des Glaces... »

Hëryn sourit poliment, pressée de retourner voir l'étalage d''objets proposés par ses nouveaux amis. Mais le bipède ne l'entendait pas ainsi. Il la bloqua en passant son bras en travers du passage.

« Allons, je suis peut-être maladroit, lui confia-t-il, mais je ne voulais pas que vous le preniez mal, hein... Je suis curieux à vrai dire. Qu'est-ce qu'une si sublime créature fabrique à l'arrière d'une carriole de nains des montagnes ? Seule ? D'où venez-vous ? Puis-je savoir votre nom ?

-Je m'appelle Hëryn, dit-elle avec un rictus un peu froid, son regard bleu glacier ne laissant que peu de doute quand à son avis sur le comportement du jeune homme, et je ne suis pas avec eux. Je voyage jusqu'à Luütra.

-Oh... Eh bien Hëryn, enchanté de vous connaître. Vous êtes de la région de Saline ? Ou de Cadrak peut-être ? »

La dragonne souffla en une expression exaspérée qu'elle avait observée une heure auparavant sur une femme humaine.

« Pourriez-vous me laisser passer s'il-vous-plaît ? Articula-elle, alors que la magie commençait doucement à refluer depuis les tréfonds de son être.

-Haha, bien sûr, bien sûr... »

Il ne bougea pas d'un pouce, le regard malicieux. Les narines pincées, elle réprimait sa violence à coup de sermon in peto quand une voix grave et rocailleuse se fit entendre par dessus son épaule :

« En effet, jeune gringalet, grinça Guldford, visiblement tout aussi irité qu'elle, nous n'avons pas que ça à faire si vous permettez. »

Cette fois, l'humain retira sa main. Avec un sourire qui sonnait aussi faux qu'une pièce en aluminium.

« Pardon, maître nain. Autant pour moi.

-Ne laisse pas ces jeunes mâles te chercher des noises, murmura le nain à la jeune femme, ils sont tous pareil. Muscles et compagnie, mais même pas capable de reconnaître une forge volcanique quand ils en ont une sous les yeux. De vrai bleus. 

-Je n'en avais pas l'intention. » répondit Hëryn qui se demandait bien ce que pouvait être une « forge volcanique ».
Ils finirent de décharger le chariot, et Hëryn put s'installer derrière les étals et admirer le spectacle surprenant et passionnant du marchandage. Les villageois se disputaient parfois un même objet, pourtant totalement inutile aux yeux naïfs de la dragonne. Le défilé dura jusqu'à la tombée de la nuit, et lorsque le petit marché ferma ses portes, les deux associés avaient bien remplis leurs bourses. Chose qui intriguait Hëryn, ils avaient également acheté d'autres marchandises aux divers artisans humains.
Ce que s'empressa de lui expliquer Joer, satisfait de la curiosité de sa jeune recrue pour le commerce.
Enfin, le soir venu, le chef, un vieux guerrier accompagné d'un énorme loup gris, les convia tous trois à sa table. Invitation que s'empressèrent d'accepter les deux montagnards. Dans la grande bâtisse qui avait accueillit les négociations précédente, une énorme table en bois brut avait été dressée de façon sommaire. Le petit patelin en son ensemble s'était réuni pour ripailler de la meilleure des façons, comme on pouvait le faire dans les étendues glacées de la toundra.
Quand Hëryn se fut installée entre Joer et Guldford – apparemment très attachés à ne pas la laisser seule en compagnie des habitants... La table se recouvrit de mets en un rien de temps. Poissons, viandes, céréales se paraient de fumets totalement étrangers à Hëryn qui sentait son nez de dragon saturer sous tant de parfums différents. Elle jeta son dévolu sur ce qui ressemblait à une énorme volaille rôtie dégoulinant de jus. Et, sous le regard effarés des convives, la saisie, entière, à mains nues, avant de croquer dedans avec force bruit. Un grand gaillard éclata de rire, suivi par sa femme, et bientôt tous rirent à gorge déployée des manières bien barbare de la jeune femme.

« En voilà une qui ne vient sûrement pas d'une cité impériale, ricana une vieille femme couverte de bijoux, ou les temps ont bien changé ! »

Les nains pleurèrent de rire à la vue de leur protégée se pourléchant les doigts comme un enfant sauvage. La dragonne, indifférente au chahut qu'elle avait provoqué, commença à ronger les os après avoir englouti la viande en un temps record. Ce petit spectacle innocent à première vue, lui attira bien vite l'entière sympathie des villageois, lorsque Guldford s'appliqua à leur conter sa misérable existence d'orpheline seule dans la toundra. Histoire qui fut bien vite montée en mythe par la magie du téléphone arabe. Après avoir réduit les os en poussière sous le regard stupéfait de son vis à vis, elle se resservit, cette fois d'une énorme part d'un cerf des glaces fumé aux herbes. Joer, en grande discussion avec son voisin de table, fut délesté du contenu de son assiette par la même occasion. On servit ensuite la boisson. La dragonne, grisée par l'abondance surnaturelle d'une nourriture aussi succulente, n'y vit pas malice, et avala d'un trait l'attirant jus couleur d'ambre que lui servit une demoiselle.
Ce qu'elle regretta très vite.

« Ah, elle a goûté la bièèère naaiiine ! Yaha ! Chanta Guldford qui n'avait attendu personne pour se vider sa bouteille de cocktail très personnel, alors, c'est bon ?

-C'est... commença Hëryn qui sentait l'alcool lui enflammer les joues, c'est... spécial... Bon... je sais pas trop.

-Tu t'y habitueraaahahaha ! »

Le nain se resservit, enchaînant les côtelettes et les cul sec à une allure effrayante. Il tint à lui fourguer un nouveau verre d'alcool. Ignorant que l'alcool n'était pas vraiment le fort d'un dragon. La réaction fut immédiate. Hëryn tomba à la renverse et ne bougea plus.

Son esprit retrouva le chemin de la réalité au petit matin. Elle était couchée dans la carriole, parmi les coffres. Le véhicule s'était remis en marche.

« Je suis désolé, mam'zelle Euryn, bredouilla Guldford, c'est ma faute. J'vous ai incité à boire, alors que vous ne tenez pas l'alcool.

-Cette boisson ? Oh, c'était ça.

-Vous vous êtes endormi en plein repas, personne n'est parvenu à vous réveiller, alors Joer vous a monté dans le chariot en attendant le départ. On est parti que depuis une p'tite demi-heure ! »

Elle s'en fichait. Pour la première fois depuis des lunes, son estomac ne grondait plus. Elle se sentait lourde, mais inexplicablement bien.

« Où va-t-on maintenant ?

-On va contourner le lac, on a encore trois escales comme celle-ci avant de terminer notre voyage à Luütra.

-Terminer ? Comment ça ?

-Eh bien, nous comptons achever de vendre la marchandise au grand marché. Après, il sera temps pour nous de rembarquer pour Terre et de revenir à notre point de départ : Tilamus. Pour nous réapprovisionner et faire fructifier notre affaire. »

Quatre jours s'écoulèrent au rythme des conversations diverses et variées, Hëryn commençant désormais à appréhender la tentaculaire complexité des sociétés bipèdes. Le commerce selon les nains était une chose extraordinaire, mais pas autant que leur politique intérieure, où même un mage spécialisé en psychokinésie aurait attrapé une migraine. Elle n'avait pas réellement creusé le sujet, craignant de raviver les souvenirs douloureux des deux fugitifs, mais elle glanait quelques informations aux détours des phrases.

Ils firent halte, comme prévu, au soir du cinquième jour, dans un second village bâti sur les rives du lac, un village de pêcheur. Cette fois, point de repas en commun, simplement quelques échanges de marchandise qu'elle suivit de loin. Elle veilla en effet à ne pas se mêler aux humanidés.
Et bien lui en prit, car certainement n'aurait-elle été qu'un poids mort pour ses deux hôtes avec sa maladresse chronique.
Lorsqu'ils revinrent à la nuit tombée, les nains ne semblèrent pourtant pas aussi réjoui qu'à l'accoutumée. Elle se garda de les interroger, alors qu'une foultitude de questions hétéroclites lui consumaient les lèvres. Joer ne lui adressa que quelques commentaires évasifs sur une affaire ayant apparemment mal tourné.

Malgré tout, ils avaient largement de quoi subister lors des derniers jours de voyage vers Luütra, au travers d'un blizzard qui se leva en fin de matinée pour durer deux journées entières, mettant les nerfs et la peau des habitants des montagnes à rude épreuve. Hëryn fit merveille : insensible au froid, heureuse même semblait-il de s'y trouver, elle guidait sans peine le petit attelage dans la nuée glaciale. Ce qui ne fit que faire grandir le respect de ses acolytes à son égard. Peut-être même ne la voyaient-ils plus comme une pauvre orpheline inutile au fond, mais bien comme l'une des leurs, apportant sa part au gagne-pain de la minuscule 'société', terme ô combien barbare pour Hëryn qui n'en avait pas encore fait le tour.

Au petit matin, alors que Hëryn, lovée au fond du chariot, n'avait pas encore émergé d'un profond sommeil sans rêve, quelques rayons vicieux vinrent interrompre cet épisode de repos, lui tirant un grognement agacé.

"C't'une belle ville, pensa tout haut Guldford, enfin, des comme on en trouve ici, quoi."

Le chariot déambula au ralenti dans les rues bondées de Luütra, laissant tout loisir à ses conducteurs de détailler les étals hétéroclites des marchands sédentaires. Beaucoup de commerce de bouche, surtout des produits de la mer, des tanneurs experts en peaux de cerfs ou de créatures des neiges, mais aussi de rares échoppes où circulaient un doux parfum de magie et de potions étranges.

"Garez-vous là-bas, ordonna un grand homme trapu revêtu d'une lourde cuirasse, et tâchez de veiller vous-même sur vos effets, ça simplifiera grandement le travail de la garde !

-Pas de problème à ce niveau, soldat, affirma Joer, merci pour l'indication."

Il obtempéra et ils purent enfin se dégourdir les jambes sur un sol de pierre, même si bien gelé. Hëryn frissonna de plaisir en sentant le vent glacial qui s'engouffrait dans sa chevelure blanche.
"Enfin, le bout du voyage, murmura Joer en déposant une lourde caisse à côté de la roue, on aura pas volé notre pitance."
Il se redressa et avisa Hëryn qui humait l'air comme un petit chien.

"C'est la première fois que tu débarques en ville on dirait, rigola-t-il,

-En effet, lui répondit-elle d'un ton guilleret, j'aimerai rentrer dans toutes ces maisons bizarres, ça sent très bon.

-Rentrer, peut-être pas, objecta le nain, néanmoins vous ne perdrez rien à faire un petit tour. Profitez-en pour repérer d'éventuels concurrents... Ah, et soyez de retour dans moins d'une heure, j'aurais besoin de vous pour tenir la boutique le temps de régler une affaire.

-Très bien Joer, opina la dragonne, s'empressant de bondir vers la ruelle odorante."

Elle déviseaga sans gêne les individus qui croisaient sa route, provoquant quelques regards méfiant, et d'autres beaucoup moins timides. Les rues de Luütra regorgeaient de stimuli, odorants, visuels, thermiques, auditifs... Son esprit se retrouvait pris dans une tornade d'informations et devenait par moment incapable de les traiter toutes à la fois. Beaucoup de paires d'yeux s'arrêtaient sur sa robe de lin, simplissime mais seyante à souhait. Il y avait là certainement plus de créatures différentes qu'elle n'en avait jamais vu en plusieurs siècles d'existence, et cela la mettait en émoi.

La blanche avisa un grand guerrier à l'air peu commode, qui marchait en sens inverse. Il ne la vit pas, continuant sa route tel un parfait automate, le regard mauvais et le parfum âcre. Curieuse, la dragonne le détailla de pied en cap, avant de décider, sans trop bien savoir pourquoi, de le suivre.
Il parcourut toute la rue principale en descendant, capuche rabattue sur son crâne chauve pour se protéger du blizzard qui se levait, de fort méchante humeur. Hëryn restait à quelques pas de distance, ses pieds nus ne faisant pas de bruit sur les pavés irréguliers de la rue. Enfin, son sujet d'étude consentit à bifurquer, cette fois pour prendre une ruelle adjacente qui serpentait entre les maisons brutes de la périphérie de la ville des Glaces.

Là, les bruits et les rumeurs des quartiers marchands s'estompaient, pour laisser place à un silence feutré, dans un labyrinthe de ruelles fort étroites, d'où il devenait même difficile d'apercevoir les hautes tours de givre de la muraille.
Son mastodonte grognon s'arrêta devant une lourde porte engoncée profondément en retrait d'une façade plutôt miteuse.
Son bras armé s'abattit à trois reprise sur le battant. Hëryn se faufila, silencieuse, derrière une poutre qui dépassait. Elle attendit dans l'ombre que la porte s'ouvre.
Une vieille créature toute frippée accueillit sans un mot l'homme qu'elle avait suivi. Il entra sans un salut, et la porte se referma sur eux.

Hëryn attendit quelques minutes, à l'affût dans l'ombre, mais rien ne vint. Ses jambes commençaient à la démanger. Elle continua donc sa route le long de la ruelle, s'enfonçant encore dans le dédale. Quelques silhouettes disparaissaient à sa venue, elle sentait d'autres paires d'yeux que les siennes. Ses sens de dragon lui indiquaient des dizaines de vies aux alentours, mais elle n'en vit aucune. D'un pas vif et léger, elle bondissait dans les ruelles noires, jusqu'à se retrouver de nouveau sur une grande allée. De là, la blanche put voir les hauteurs de Luütra, et l'architecture magnifique qu'elle offrait.

Hëryn s’émerveilla, et poussée par sa vitalité, courut droit devant elle pour pouvoir admirer de plus près ces merveilles. Mais la ville était immense et elle n'en voyait pas le bout. Par la Grande Mère, elle aurait tant voulu déployer ses ailes et bondir au-dessus des toits ! Mais ses petites pattes ridicules d'humaine ne la portaient pas bien vite.

Au détour d'une échoppe, la dragonne remarqua une échelle laissée là. Avec gourmandise, elle l'escalada comme une acrobate, avant de bondir joyeusement sur le toit. Ainsi à quatre patte, elle s'amusa, loin du regard des badauds en contre-bas, à glisser sur la chaume en direction des magnifiques bâtiments rutilants de givre qui constituaient les hauteurs des plus beaux quartiers.
Hëryn se posta sur une grande batisse et se laissa aller à la flanerie, dégustant la vue tel un met délicieux après un bon mois de jeûne.
Un raffut juste aux pieds de la maison finit par la tirer de sa rêverie. Deux hommes installaient un immense tréteau sur lequel étaient alignés... des dizaines de poissons frais !

L'estomac de la dragonne se tordit devant cette vue idyllique. Il était si facile de s'en emparer... Avide, elle rampa jusqu'au bord du toit, aplatie comme un serpent derrière la gouttière. Les marchands mirent plusieurs minutes à s'en aller, bavassant entre eux de choses fort futiles pour passer le temps. Mais la chasseresse était à son poste et patientait. Quand ils eurent fini, rentrés dans ce qu'elle identifiait maintenant comme une halle de marché, elle se laissa tomber derrière un amoncellement de tonneaux contre le mur.
Le bon moment vint, où les rares Humanidés en face de sa position eurent détourné le regard. Vive comme un serpent, elle se faufila derrière l'étal et décrocha trois gros poissons bien gras. Aussitôt, elle revint à sa cachette, et accrocha ses trouvailles sous sa robe.

Fière d'elle, la blanche attendit encore quelques minutes avant de se glisser dans l'ombre des masures sans un bruit. Et de revenir dans l'allée plusieurs centaines de mètres plus loin, l'air de rien.
Jugeant qu'elle s'était suffisamment divertie, Hëryn regagna la place où les nains avaient élu domicile le temps de faire leur marché. Un jeu d'enfant pour un dragon, qui aurait pu les pister sur une bonne centaine de kilomètre sans se tromper...

"Diantre, ça empestes la poiscaille, rigola Guldford quand elle passa à ses côtés, j'espère qu'ça vient pas d'vous..."

Il lui désigna un tas de linges propres.

"Tout frais de la dernière heure, il faudrait le rembarquer.

-Je m'en charge, opina gaiement la blanche."

Elle prit le bagage et se dirigea vers la cariole. Hëryn avisa Joer un peu plus loin, en grande discussion avec une femme sur le pas d'une porte. Quand elle ressortit du véhicule, leurs regards se tournèrent vers elle. Le nain fit un grand geste, qu'elle parvint à traduire par... "Viens".
Fronçant légèrement le nez, la dragonne ne se fit pas pour autant prier, et s'approcha du duo bavard.

"Madame Shalvodosk, je vous présente la jeune Euryn, originaire de... des Glaces, que nous avons sauvé et recueilli sur notre route."

Sauvé ? Hëryn se mordit la lèvre en contenant son rire. Était-ce réellement ce qu'ils croyaient ? Par Kilgarath !

"Ah, eh bien ma foi, v'la une bonne petite, rigola la matrone qui devait bien faire deux fois sa largeur d'épaule, bienvenue à Luütra, no't belle capitale. Ici, il y a tout ce qu'il faut pour vivre dans c't'enfer gelé, et du travail pour ceux qui en cherchent !"

Elle serra vigoureusement la frêle main pâle que lui tendait la dragonne en une vague imitation des saluts qu'elle avait vu. Elle n'eut pas le temps de saisir plus avant la situation que l'humaine la prenait par la main et l'emmenait à l'intérieur.

"J'ai déjà des enfants, pardi, mais ça ne m'empêche pas de traiter mes employés comme tels quand ils le méritent. Sire nain m'a dit que t'étais une costaude, ce qui ne m'étonne pas, hein. Bien qu'on ne t'en prêterait pas tant avec c'te peau sur les os, ma pauvre chérie. Tu vas te plaire ici, va. A manger, à boire, un bon lit. Allez, j'vais te montrer ton travail : après tout, c'est l'essentiel, non ?"

Hëryn ouvrit et referma la bouche, incrédule. Un travail ? Un lit ? Pourquoi diable ? Elle n'avait pas besoin de tout cela. Et elle ne pouvait pas rester ici ! La femme la mena devant un grand établi où reposaient tout un tas d'outils que Hëryn n'avait jamais vu et qui ne manquèrent pas d’attiser sa curiosité.
La blanche n'écouta que d'une oreille les vociférations de la matrone, comprenant difficilement comment Joer avait pu la vendre ainsi à un Humanidé.
Mais après tout, ne l'avait-elle pas cherché ? Elle s'était présentée elle-même comme une petite orpheline n'ayant rien pour vivre. Dans la logique bipède, la confier à autrui revenait certainement à une "bonne action"...
Du moins l'espérait-elle.

Enfin, l'autre cessa de parler, et la ramena dans la première pièce avec le marchand nain. Celui-ci lui offrit un chalereux sourire.

"Alors ? Cela voud convient-il ? J'ai déjà eu affaire avec cette famille. Ils sont Luütréens de génération en génération, et déjà leur arrière grand-père était un tanneur renommé. Nous commerçons avec eux à chaque fois que nous venons ici. Vous verez, vous n'aurez plus jamais à manquer de rien, aussi longtemps que vous aurez la volonté de payer votre nourriture par votre travail. Les gens sont comme ça ici."

Elle lui rendit son sourire, un peu pincé. Que dire ? Elle ne connaissait rien à ce monde. Elle aurait préféré affronter un tigre des neiges que d'avoir à trouver les mots pour lui dire la vérité. Elle choisit de se taire, portant malgré elle la désagréable sensation que cela allait mal finir.

"Bon, on aura bientôt écoulé le stock, soupira Joer, soudain morose, ce qui signifie que... eh bien, nous allons repartir. Prendre le bateau cette fois. Pour Terre."

Le regard qu'il lui lança trahit quelque peu sa déception. Hëryn baissa la tête, ses mèches d'albatre retombant en cascade autour de son visage.

"Vous me laissez ici, donc ? dit-elle doucement, sans l'ombre d'un reproche,

-Eh bien, eh bien... marmona le nain, qui passa une main nerveuse dans sa barbe, on peut dire que notre collaboration fut tout à la fois fructueuse et fort agréable, mais enfin, voilà. Il nous faut repartir, d'ailleurs ce froid ne me dit rien qui vaille. Quant à vous, il vous faut faire votre vie de votre côté, non ? Arpenter la glace, ce n'est pas une vie, non.
Alors... restons en là."


Son sourire se fendilla quand il lui tendit à son tour la main. Qu'elle prit avec douceur, mais la serrant sans frémir.

"Restons-en là, répéta-t-elle, ne sachant comment réagir."

Ils finirent de ranger les malles et les effets disposés autour du chariot. Joer se munit d'un objet étrange qui lui servit à nettoyer le sol. Hëryn entra en silence dans le chariot. Un instant, elle réfléchit, puis, d'un geste habile, elle défit sa ceinture de poisson, et la disposa comme une offrande au fond du chariot, sur l'un des coffres. Souriante, la dragonne ressortit, pour se trouver nez à nez avec un Guldford plus rouge que jamais.

Hëryn

Hëryn


Dragon

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Hëryn Sand-g10Dim 5 Oct - 19:25
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Histoire de Hëryn - suite



"Mam'zelle Euryn, gémit-il en tentant de rester digne, je suis désolé. On s'amusait franchement bien. Mais... ah, la vie c'est la vie. Et pis si vous restez ici, on se reverra sûrement, hein ?

-Sûrement, répondit-elle sans grande conviction."

Puis, avisant son regard démoli, elle lui indiqua le chariot de la tête. Joer se retourna pour les observer, le balais à la main.

"J'ai un cadeau pour vous."

Les nains échangèrent un regard étonné. Elle s'en retourna vers la carriole et bondit à l'intérieur, ravie d'avoir à leur montrer son magnifique trophée de chasse.

Cependant, ce qu'elle y trouva la laissa sans voix. En lieu et place des trois poissons, une énorme silhouette pleine de poils léchait voluptueusement un squelette entièrement nettoyé.

L'animal redressa la tête avec une royale nonchalance, dardant sur la dragonne un regard torve. Ses moustaches frémirent, et il émit un faible "morâaou". Le museau constellé de ce qui fut, quelques secondes auparavant, son trophée de la journée. Son présent.

Ses pupilles rondes d'humaine s'allongèrent sous l'adrénaline, libérant son âme véritable sous ses traits d'emprunt. La petite boule de poil se hérissa, montrant ses crocs, se pensant certainement impressionnante. Furieuse, Hëryn poussa un rugissement qui n'avait rien d'humain, chargeant au passage l'esprit du félin de toute sa puissance, faisant exploser une voix mentale tonitruante dans la tête du pauvre animal.

"Comment oses-tu, misérable voleur ?! Je devrais te dépecer sur le champ pour avoir commis telle infamie !!"

Un couinement plaintif accueillit son attaque mentale.
Le chat déguerpit sans demander son reste, mais Hëryn ne décoléra pas. Comment un animal réputé si futé pouvait se conduire de la sorte ? Impensable, tempêta intérieurement la dragonne. Un bruit derrière elle lui rapela qu'elle n'était pas seule, mais que ses deux compagnons devaient être entrés à sa suite.

Hëryn se retourna,
Guldford avait viré au vert prairie. Joer tenait toujours le balais, la bouche grande ouverte, les yeux presque sortis du crâne.Guldford laissa s'échapper un drôle de bruit, qui évoqua à Hëryn le sifflet d'un oiseau. La mâchoire du nain fit plusieurs aller-retour verticaux, avant de laisser s'échapper un râle rauque :

« Un d... un dragon ! »

Le mot sonna comme un glas sinistre. Hëryn les dévisagea, interdite. La révélation avait eu l'effet d'une bombe. D'un seul coup, ses deux amis semblaient inexplicablement différents. Leurs regards ne pouvaient plus se fixer quelque part et bougeaient sans cesse, affolés. D'instinct, Joer avait reculé et prit dans sa main droite ce drôle d'objet en acier qu'Hëryn lui avait déjà vu manipuler. Une « hache » ? Qu'allait-il faire avec ?
Même derrière son apparente perplexité, la dragonne avait senti l'odeur de la peur, comme le prédateur qu'elle était.

« Quoi ? Gémit Hëryn, qu'est-ce qu'il y a ? »

Sous la pression, elle avait complètement laissé filer son esprit et sa magie. Sa peau s'était couverte de motifs écailleux, ses ongles remblaient à s'y méprendre à des griffes de sorcière et ses pupilles, redevenues verticales, lui donnaient un air sauvage que n'aurait pas renié un fauve.
Il y eut l'un de ces interminables silences où l'air prend la consistance du plomb. Avec une infinie lenteur, Joer recula, la hache tenue verticale entre le dragon et lui.

"Je savais bien que tu avais quelque chose à cacher... Mais si j'avais pu me douter... de... ça..."

Il déglutit, ses pupilles virant légèrement alors qu'une sourde colère naissait dans ses entrailles.

"Tu nous as bien berné, draque. Mais c'est terminé. Fiche le camp d'ici et tu auras au moins la chance de ne pas avoir d'ennuis. SORS D'ICI !"

Hëryn se redressa tout à fait, ses pupilles braquées sur lui. Elle pouvait à présent sentir le danger à plein nez, mais sa confusion l'empêchait de réagir. Certes, les humanidés n'amaient pas les dragons... Mais elle, elle n'avait rien fait ! Elle les avait aidé, ils étaient amis... Amis ? Pauvre sotte, ce mot a-t-il seulement un sens ?
Une minuscule larme perla au coin de son oeil droit. Elle ouvrit la bouche, provoquant un nouveau sursaut de terreur chez Guldford.

"Je..."

Sa voix s'étrangla, et elle dut avaler pour reprendre. Son coeur vacillait, elle se sentait chassée comme un vulgaire chien errant. Etait-ce la tout le respect des mortels envers l'antique race ? Pourquoi la regardaient-ils avec cette haine ? Qu'avait-elle fait pour mériter tel châtiment ? Un instant encore, ils en étaient presque à pleurer de son départ...

"Je suis désolée d'avoir menti. Je... voulais juste... découvrir. Je fais peur aux bipèdes. Je suis... trop grande ? Bizarre ? Vous ne m'auriez jamais adressé la parole si... je ne m'étais pas transformée. Pour vous ressembler.
Mais... je n'ai rien fait qui ne mérite votre colère !
"

Les nains furent à leur tour déboussolés. Joer regarda Guldford, qui à son tour regard Joer, qui se tourna de nouveau vers Hëryn.

"Q-Quoi ? bredouilla-t-il, cette fois plus étonné qu'autre chose,

-Pourquoi chassez-vous les dragons ? Je ne vous ai pas chassé, moi ! Je vous ai aidé ! Je n'ai jamais eu l'intention de vous manger."


C'était presque un aveu, comme si elle avait eu à s'en vouloir de ne pas avoir succombé à ses instincts naturels.
La hache ne bougea pas, mais les épaules du nain qui la tenait s’affaissèrent. La colère n'avait pas disparu des prunelles de Joer, mais elle s'était nuancée, comme s'il venait soudain de revivre cette dernière semaine en un instant.

"Les dragons sont les ennemis jurés des miens, finit-il par lâcher entre ses dents, sans savoir où son discours allait le mener, depuis la nuit des temps. Ils étaient les maîtres des montagnes bien avant notre naissance, et nous avons dû les en chasser pour pouvoir survivre. Ils nous tuent... mais surtout, ils en veulent à nos trésors !"

Guldford en profita pour poser son énorme paume sur le bout du manche de l'arme.

"Joer, murmura-t-il d'un ton grave comme Hëryn ne lui en avait jamais vu, reprends-toi. Si cette dragonne avait voulu nous tuer ou nous voler, elle aurait eu tout loisir de le faire tant que nous étions dans la Toundra."

Son regard portait toujours trace d'inquiétude, mais aussi de cette drôle de tendresse qu'il avait eu naturellement pour elle. Le coeur de Hëryn se crispa. Enfin, il sembla que l'argument fit mouche, et dans un soupir lourd de reproche, Joer abaissa enfin la double lame. Sans pour autant esquisser le moindre geste de paix.

"Certes."

Ses yeux croisèrent ceux de la blanche, qui, restée immobile, les bras le long du corps, avait repris ses traits humains. Les deux acolytes semblaient réfléchir séparément, en proie chacun à une logique différente. Hëryn fixa un instant la hache gravée, saisissant avec retard la meurtrière intention qui avait été celle de celui qu'elle considérait encore, quelques instants auparavant, comme un être cher. Un ami. Tout son être en trembla. Une rage sauvage brûla ses entrailles en même temps que sa peine.

"Je pars, trancha-t-elle, soudain glaciale, je ne vous embêterai pas. Je voulais..."

Quoi ? Elle-même ne s'en souvenait plus. Pourquoi s'était-elle mis dans ce pétrin ? Hëryn ne voulait plus savoir. Mère avait raison. Les éphémères ne méritaient pas leur affection. Leur mépris, tout au plus.
La dragonne tourna le dos aux deux nains, sourde à la voix de Guldford qui lui cria quelques mots qu'elle n'entendit pas.
Elle courut, de toutes ses jambes, se rua comme une tempête vers les portes de la ville. Trop loin. Trop loin.

Alors tant pis. Dans un grognement rauque de souffrance et de dépit, elle libéra sa vraie nature, provoquant un mouvement de terreur dans la foule qui parcourait l'avenue. Ses ailes immenses se déployèrent au-dessus des toits alors qu'elle bondissait vers le haut. Hëryn était de nouveau elle-même. Libre.
Indifférente aux exclamations et autres ordres de la garde, la dragonne de l'hiver prit son ascension vers le ciel. En moins d'une minute, elle n'était plus qu'un point lumineux au-dessus de Luütra.

- Six: la communauté -

"Départ dans dix minutes ! Tout le monde sur le pont ! J'ai dit : tout le monde sur le pont !"

Le batelier s'égosillait depuis le quai, alors qu'une masse compacte de passagers de tous bords grimpait sur le navire.

"Avance, sale carne, alleeeeez !"

Guldford donna un coup de pied dans l'arrière-train du poney. Dans le flux de commerçants et de voyageurs, les deux nains avaient bien du mal à progresser, obligé de faire embarquer leur convoi directement sur le pont. Joer comptait, anxieux, les pièces d'or que contenait sa bourse.

"Barlj, cracha-t-il en laissant retomber la dernière, cet escroc de capitaine nous a délester de près de la moitié de nos gains... Ce voyage nous coûte les yeux de la tête ! Je n'ai pas souvenir d'avoir payé autant par le passé !"

Il jeta un regard mauvais vers l'imposante silhouette bedonnante qui trônait sur le pont supérieur.

"Arrête de ronchonner, grogna Guldford, viens plutôt m'aider à faire monter cette bourique."

Le bateau ne largua les amarres que plus de deux heures plus tard, avec un bon retard. Ce qui eut pour effet de dégrader encore l'ambiance à bord, déjà tendue.

[...]

Hurler. Hurler. Hurler.

Elle ne faisait que ça depuis plusieurs heures. Tant et si bien que même ses cordes vocales draconniques en souffraient.
Dans son esprit, la figure de Joer dansait avec celle de la hache, et sa colère grandissait chaque minute un peu plus.
Il avait voulu la tuer !
Les animaux sauvages avaient fui sur plusieurs kilomètres à la ronde lorsqu'elle consentit enfin à se poser au milieu de nulle part, dans la blancheur infinie de la banquise.
Ses quatre membres frappèrent le sol avec une force titanesque, sa queue ajoutant un cinquième choc à ce rythme bestial.
Elle se sentait trahie. Oh, bien sûr, elle leur avait menti. Mais ne lui avaient-ils pas finalement donné raison ? Un nuage glacé jailli de ses narines.
Elle remercia le monde de lui avoir donner une mère aussi prévenante. Jamais plus elle ne se laisserait bercer par des illusions de la sorte. Ce petit jeu avait bien failli lui coûter la vie.

La fureur de la dragonne ne s'apaisait pas alors que la nuit tomba sur les Glaces, apportant un froid plus mordant que jamais. Hëryn n'avait que peu remarqué la violence des vents et des blizzards qui balayaient maintenant sans cesse la région. Elle trouva une parois abrupte formée par la fission d'une partie de la plaine. Adossée au mur de glace, elle s'épuisa à tisser autour d'elle un énorme cocon de glace, soufflant sans discontinuer jusqu'à n'en plus pouvoir. Une parois de plusieurs dizaines de centimètres naquit de sa rage, l'enfermant dans un manteau de glace translucide.
La dragonne blanche se roula en une boule compacte, ailes repliées. Un loup pleura, au loin. Hëryn le maudit intérieurement. Dormir, elle ne voulait plus que cela. Gare à celui qui aurait le malheur de l'en empêcher.

Le silence vint, et elle put enfin fermer les yeux, jugulant doucement le feu corrosif qui lui rongeait l'estomac depuis des heures.

Un rugissement bestial accueil son réveil. Un œil immense et bleu s'ouvrit dans l'amas d'écailles et de piques qui s'était endormi derrière sa barrière gelée. Lentement, la dragonne déploya son cou pour aviser plusieurs formes noires quadrupèdes qui rôdaient plus loin. Elle les aurait reconnu même les yeux fermés. Elle n'en aurait d'ailleurs eu cure si l'une d'entre elle n'avait emprunté soudain sa direction au galop.


Un Har'koa. Enorme, sa fourrure bouffante constellée de cicatrices disgracieuses. Le regard du carnacier, dominant et farouche.
Hëryn l'observa, ses yeux d'azur profondément caché derrière son arcade plissée. Se pouvait-il que ce soit lui ? Cette immonde chose qui avait cru, un soir de blizzard, la prendre pour casse-croûte, alors qu'elle n'était qu'une jeune draque ? Sa raison lui indiquait que non. Les tigres sont des éphémères, ils ne passent pas le siècle.
Cependant, quand l'animal s'approcha d'elle en grondant, sans la moindre once de peur, la dragonne ne put s'empêcher d'être impressionnée : s'agissait-il de l'un de ses descendants ? Était-il concevable que leur combat ait traversé les âges dans l'esprit de ces bêtes ? L'idée fit son chemin. Et quand le tigre des neiges ouvrit une large gueule, dévoilant ses crocs, pour lui rugir son défit à la face, Hëryn esquissa un sourire mauvais. Elle avait accepté ce défi d'avance : une revanche depuis trop longtemps remise.

« Tu te trompes si tu penses que je vais fuir, cette fois. Désormais, je suis bien assez forte pour te tenir tête, chatton. Je dirais même que je peux te gober sans coup frémir. »

Sa crête se dressa, et elle doubla presque de volume lorsque ses écailles se hérissèrent sous la tension de ses muscles. Son avertissement en draconique avait visiblement décontennancé son adversaire, lui qui n'était pas télépathe. Elle pouvait ressentir sa confusion. Pour autant, il n'esquissa aucun mouvement de fuite, bien au contraire. L'échine basse, la gueule toujours entrouverte, il commença à décrire un grand cercle par la gauche. Du haut de son cou de serpent, Hëryn le fixait avec une intensité hypnotique, toutes piques déployées, ses ailes prêtes à jaillir depuis ses flancs.

Le Har'koa rugit. La dragonne répondit dix fois plus fort, le plaquant au sol, oreilles invisibles sous sa touffe de poils hirsutes. Le fauve prit conscience du déséquilibre des forces, mais qu'il fût trop fier ou stupide, il ne s'en formalisa guère. Ramassé, il bondit en avant vers le poitrail du dragon.

D'un coup de patte, elle l'envoya de nouveau à terre, le coupant net dans son élan. Il ne fallut que quelques secondes à la bête pour se retourner et revenir à la charge. Cette fois, Hëryn lui envoya sa queue dans les côtes, lui arrachant un glapissement de douleur au passage. Rugissement de la dragonne, qui n'attendit pas de le voir se relever une fois encore : souple et puissante, elle lui sauta littéralement dessus, ses énormes pattes griffues tendues en avant. Et l'écrasa sous ses tonnes d'écailles contre la neige gelée. Les griffes courbes se refermèrent avec une certaine délectation sadique sur le corps chaud qui se tortillait en feulant de toutes ses forces, alors que la dragonne approchait doucement son museau pointu de la tête du félin.

« J'ignore si tu as un compte à régler pour m'être venu ainsi chercher querelle, tas de poils, mais sache que moi j'en ai un. Il est temps que l'un des tiens paie pour cet affront. Et le Hasard a voulu que ce soit toi, l'ami... »

La réponse du tigre tint plus du miaulement que d'autre chose. La griffe de la dragonne l'empêchant désormais de se débattre.

Le sang macula la neige lorsqu'elle offrit à sa Némésis du moment une mort plus digne qu'elle ne l'aurait voulu des années auparavant. Hëryn dévora avidement son repas improvisé, non sans tourner et retourner les évènements en son esprit. Vengeance. Mère l'avait mise en garde, et maintenant que le doux poison avait réchauffé ses veines éternellement froides, la blanche prenait conscience du danger qu'elle se créait pour elle-même. Allait-elle condamner le monde entier pour les épreuves qu'elle n'avait cessé de traverser ? Devait-elle en vouloir aux nains de l'avoir chassée, elle ?
Sa colère en sourdine, mais toujours là, Hëryn réfléchissait tout en mangeant. Elle devait les retrouver. Tous les deux.

Son esprit de dragon ne serait pas tranquille tant qu'il n'aurait pas eu réponse à sa question : pourquoi les dragons et les nains étaient-ils ennemis ? Elle n'avait eu que fort peu d'éléments à ce sujet. Joer et Guldford était les seuls nains qu'elle n'eut jamais croisé, mais plus encore les seuls bipèdes qu'elle n'eut jamais fréquenté. Leurs récits étaient intrigants et fort attirants pour un dragon en mal de découverte. Les Montagnes, quel lieu sublime cela devait-il être.
Mais elle savait aussi que cela signifiait se diriger de l'autre côté de la mer, une terre qui lui était totalement inconnue et surtout hostile par nature. Y ferait-il aussi chaud qu'elle le craignait ?
Peut-être. Peut-être pas. Les Humanidés semblaient différents depuis quelques temps. Le monde aussi.

L'Hiver faisait rage, et les peuples devaient apprendre à s'allier pour y survivre, faute de pouvoir le dompter.

Plusieurs mois s'écoulèrent, quand une immense silhouette élancée fila au-dessus des flots. Hëryn avait finalement pris sa décision : elle devait quitter les Glaces, son royaume de neige, le lieu de sa naissance, pour aller vers Terre, et surtout, comme elle l'espérait, vers les Montagnes. Comment retrouver deux minuscules êtres dans toute cette étendue ? La dragonne ne s'en formalisait pas : Tur'Laan lui avait suffisamment appris pour qu'elle puisse s'orienter grâce aux astres la nuit, grâce au soleil et aux vents le jour.

Cinq jours de voyage à ailes de dragon.
Et ce fut enfin l'heure de vérité : la côte de Terre apparut sous ses yeux, alors qu'elle planait à plus d'un kilomètre d'altitude. Son ombre en un point infime du relief plat qu'elle survolait, Hëryn se laissa porter par les courants, tout à son observation de cette majestueuse terre qui s'offrait à elle. Le soleil frappait fort au-dessus des nuages, mais la dragonne sentit bien vite qu'il ne suffisait plus à réchauffer l'air ambiant : tout était froid et sec en bas. Comme si une gangue invisible avait scellé le monde des terrestres sous l'emprise implacable d'un éternel hiver.
C'est donc avec un soupir de soulagement que la blanche se glissa entre deux nuages gris pour retrouver la tempête de glace qui sévissait au-dessus des plaines mystiques.

Tournant sa longue tête couronnée de droite et de gauche, la fille de l'Hiver ne put que constater que le climat de Terre n'avait plus rien de celui qu'on lui avait décrit. Il aurait été mensonger de dire qu'elle en était déçue : le froid mordant était, autant qu'un confort, l'un des éléments de sa survie. La dragonne de glace couvait amoureusement du regard le tapis blanc qui recouvrait les milliers d'hectares de plaine, sans pouvoir sentir la douleur des peuples qui se mouraient sous cette impitoyable morsure. Le relief avait souffert. D'innombrables blessures, pour certaines encore béantes, couvraient la face de Terre, témoins muets de la fureur tellurique qui avait sévi ici aussi.

Après une dernière journée de vol, Hëryn arriva sur la rive de ce qu'elle identifia comme "le grand lac", d'un souvenir légué par Mère. Il était bien grand, en effet. Dans le manteau d'un blanc pur, elle n'eut pas beaucoup de mal à passer inaperçue une fois à terre. La dragonne avisa l’orée d'un petit bois près de l'eau.
La surface gelée du lac, renvoyait une lumière fade et grise du ciel constamment couvert, et tout était comme si le monde avait perdu ses couleurs. Il n'y avait plus que du blanc et du gris.

Ses doigts s'enfonçaient dans l'épaisse couche duveteuse, y laissant de grandes traces, fil d'Arianne visible à des centaines de mètres. Mais curieusement, il semblait qu'il n'y eut plus rien ici qui ne semblât vivant, pas même les arbres vers lesquels elle se dirigeait d'un pas tranquille, curieuse de découvrir des plantes si hautes.
Son museau parvint au niveau des branches et Hëryn en huma délicatement l'odeur : il y avait bel et bien une âme à l'intérieur. Elle frémit à cette découverte : celle-là n'avait rien à voir avec le contact d'un esprit animal ou Humanidés. C'était... la chose la plus étrange qu'elle n'ait jamais ressenti. Presque aussi éloigné d'eux que le soleil de la terre, la conscience de l'arbre était d'une lenteur effrayante, presque léthargique, et peuplée de concepts qu'elle ne saisissait absolument pas...
La dragonne continua son trajet à travers le regroupement de troncs, courbant l'échine pour pouvoir passer. Le seul bruit était celui de ses pas, crissant dans la neige. Pas un oiseau, pas une fouine. Rien. Tout ici semblait mort.

Hëryn marcha sur plus d'un kilomètre, veillant à garder une distance constante entre elle et la rive du lac. Ce jusqu'à parvenir à ce qu'elle identifia comme un nid d'Humanidé. Sauf que celui-ci avait subi de lourds dégâts et se révélait manifestement vide. L'immense silhouette blanche arpenta les lieux, tous ses sens se gorgeant ainsi de son histoire récente. Un tremblement de terre avait mis en miette tous les murs et toits, les objets étalés n'importe où sur le sol s'étaient recouverts de givre. Le tout formait un gigantesque squelette aux formes énigmatiques.

Lassée de la triste mélancolie qui flottait là, Hëryn redécolla. Elle étendit de nouveau ses longues ailes dans les nuées, s'autorisant quelques figures aériennes pour se dégourdir. Du haut des cieux, elle put distinguer à sa droite, sur la ligne noire de l'horizon, les formes massives des Montagnes. Cette découverte la rasséréna, et la dragonne se mit en route sans plus attendre.

Elle planait depuis bien des heures déjà, filant à bonne allure dans les vents froids, quand loin sous son corps le relief changea. Un long trait foncé dessinait des courbes de plus en plus serrées jusqu'à ce qu'elle identifia comme les premiers contreforts d'une chaîne montagneuse d'une taille époustouflante. Hëryn rugit de plaisir, laissant son cri rauque résonner à des kilomètres à la ronde. Enfin !
Repliant sa voilure, elle plongea à pic en direction de la courbe sinueuse. Il ne s'agissait point d'une rivière, comme elle l'avait d'abord pensé, mais d'un grande route pavée. La dragonne descendit lentement vers la terre en cercles concentriques. Ses ailes commençaient à la tirer, après ces journées d'intenses efforts, mais elle hésitait encore à passer la nuit au sol. L'envie d'avancer se faisait pressente, surtout si proche du but. Certainement ne lui restait-il plus qu'une centaine de kilomètres avant de pouvoir planer entre les flancs massifs des sommets.

Un détail attira cependant son attention.
Une silhouette solitaire marchait sur la route. Minuscule à cette altitude, seule, au milieu des champs dévastés. Hëryn s'approcha, jusqu'à suivre à la verticale ce qu'elle avait sans peine identifié comme un Humanidé. Très différent de ceux des Glaces néanmoins : celui-ci était beaucoup plus fluet et élancé, le teint plus mat. Sa vision de rapace s'ajusta sur cette cible mouvante, et elle put apercevoir d'autres particularités curieuses : son visage était aussi pointu que ses oreilles et sa crinière sombre comportait nombre d'ornements.
Le courant ascendant qui la portait lui fit défaut un instant, la faisant chuter de quelques mètres. Ses ailes brassèrent l'air puissamment pour lui refaire gagner l'altitude perdue et au sol, la petite créature solitaire leva les yeux. Vue.

Hëryn fixa l'étranger, qui lui aussi la regardait à présent. Il s'était arrêté au milieu du chemin, la tête renversée pour l'apercevoir. Intriguée par son sang froid, mais pas moins méfiante, Hëryn consentit à descendre, rasant le terrain de plus en plus près. Jusqu'à pouvoir entrer en contact avec l'esprit du bipède.

"Qu'as-tu à m'observer ainsi, deux-pattes ? le railla-t-elle, un brin taquine."

L'inconnu sourit, ses yeux en amande exprimant une joie rayonnante. Ses idées étaient plus subtiles et volatiles que celles des humains, mais d'une teneur à peu près identique. Il ne semblait pas télépathe, puisqu'il ne parvint à lui renvoyer que des images d'elle, aérienne, les ailes étendues au-dessus de lui, le soleil la faisant luire comme un assemblage d'un milliard de diamants taillés.
Il finit par s'adresser à elle à haute voix :

"Toutes mes excuses, grand dragon. Il est en effet fort peu poli de dévisager ainsi les inconnus. Mais il m'est impossible de détacher mon regard de votre silhouette, tant votre vue ravie mes sens et ma conscience. Il n'existe de plus beau spectacle, que cet étalage de beauté brute des dons de la nature. Comment ne pas rester béat sous l'éclat cristallin de votre peau étincelante ? "

La dragonne fronça légèrement le nez. Même si, au fond, sa nature faisait qu'elle ne restât point de marbre face à tant de compliments si bien troussés, elle ne s'y laissa pas prendre. Mère disait toujours que l'orgueil était l'un des plus gros défaut des dragons.

"Bien essayé, mortel, mais la flatterie ne mène à rien."

De toute façon, qu'essayait-il de faire ? Elle n'avait pas faim, pas assez en tout cas pour se risquer à fondre sur un bipède sans connaître ni ses capacités ni ses intensions. Et si elle avait reconnu les insectes de fer bien rangés dans son dos, il avait les mains vides et un air calme. Sa nervosité cependant transperçait quelque peu dans son odeur, mais rien qui ne put passer pour une peur panique. Non, il semblait intéressé... fasciné, était le mot.

"Vous vous méprenez sur mes intensions, noble créature. Il n'y avait nulle flagornerie dans mes propos. Juste la vérité."

Et comme s'il n'en avait pas fait suffisamment, il s'inclina. Hëryn vira brusquement de bord, pour venir se poser face à lui en une grosse bourrasque de vent et de neige mêlés. L'inconnu recula, les bras levés pour éviter les éclats de verglas qui lui sautèrent au visage. Puis il se retourna vers la dragonne qui se tenait à une dizaine de pas devant lui, le recouvrant complètement de son ombre.

"Qu'est-ce que tu es ? le questionna Hëryn, tu es bien trop haut de garrot pour être un nain, et tu n'as pas les oreilles rondes des hommes. Je n'ai jamais vu un être semblable.

-En effet, lui sourit le deux-pattes, je suis ce que les habitants d'ici nomment un "elfe". Je ne suis pas originaire des plaines, mais de Drayame, la mère patrie des miens. L'immense forêt qui recouvre le centre de Terre. Vous devez certainement en avoir entendu parler."

Il parlait l'une de ses langues étranges que Hëryn avait déjà entendue et lu quelques fois dans l'immense bibliothèque de Tur'Laan. Cela n'avait rien de désagréable. On aurait presque pu croire qu'il chantait. Sa voix douce et fluette collait parfaitement avec ses traits, bien moins rustauds que ceux des bipèdes du sud.

"Un elfe ? Et que sont les elfes ? Des bipèdes comme les hommes ? Ou des créatures de magie comme les démons ou les anges ?

-Ni vraiment l'un, ni vraiment l'autre, lui répondit doucement l'oreilles-pointues, nous avons une grande affinité avec la magie, elle fait partie de nous au point de nous soustraire aux sévices du temps. Mais contrairement aux démons ou autres, nous ne possédons pas une maîtrise innée de nos pouvoirs, et il nous faut, tout comme les humains et les autres races temporelles, apprendre à les développer."

La dragonne émit un bref grognement.

"C'est intéressant. Ainsi, les elfes sont des intemporels ?

-En effet, noble dragon, nous avons cette chance indicible !"

Pour elle ne savait trop quelle raison, Hëryn le trouvait beau. Cette idée lui parut totalement saugrenue, et ne fit que l'irriter. Mais la blanche finit par comprendre qu'il ne s'agissait pas d'un quelconque instinct, mais bien de l'harmonie quasi-parfaite de ses traits et de l'éclat doré de sa peau. Oui, il était beau, bien plus beau que les disgracieux bipèdes qu'elle avait eu la chance ou la malchance de croiser. Son regard balaya l'endroit et le silence de mort qui y régnait, puis se reporta sur la créature, toute menue, seule dans le grand froid.

"Et que fait donc un elfe seul ici ? Pourquoi ne rentres-tu pas en ton pays ? Je ne pense pas que ce froid te soit favorable.

-Non en effet. Et si je m'aventure sur cette route déserte, croyez bien que ce n'est point par plaisir ou goût de l'aventure ! Je n'ai pas le choix en vérité. Il me faut rejoindre le village humain de Trainesabots. Il se situe à plus d'une journée de marche d'ici. Je dois y rejoindre le propriétaire du colis que je transporte dans cette sacoche... J'ai été désigné pour le lui transmettre. "

Il lui offrit un sourire d'excuse, comme s'il avait à se reprocher quelque chose. Hëryn le renifla à distance, toujours méfiante, mais néanmoins consciente de la souffrance physique qui était la sienne. Contrairement à beaucoup des siens, elle savait ce que pouvait représenter des mois entiers de marche... Les frissons de l'elfe sous son manteau lui évoquait les marchands transits déambulant dans Luütra. Il lui faisait quelque peu pitié, bien que ce sentiment lui paraisse étranger. Bizarrement, les traits de l'elfe, sa sensibilité et son immense respect l'avait... touché ? Après ses déboires, elle n'eut pas cru cela possible.

"N'as-tu pas de magie pour te préserver du froid ? lui souffla-t-elle presque tendrement, alors que son museau énorme venait à quelques centimètres du haut de son crâne.

-Malheureusement non. Je pourrais certes manipuler des flammes ou m'entourer d'une bulle d'air chaud, mais hélas, l'énergie que cela me demanderait en ces conditions me laisserait bien trop épuisé pour pouvoir continuer ma route d'un bon pas. Et je ne possède aucun objet enchanté qui ne puisse m'accorder de chaleur."

Hëryn croisa le regard ambré de l'elfe. Pensait-il qu'elle pouvait lui cracher quelques flammes ? Si tel était le cas, elle se devait de le détromper bien vite.

"Je ne puis malheureusement pas t'en fournir non plus. Mon âme ne fait qu'un avec cet hiver, et mon souffle est plus froid encore que cette neige qui te bleuie les pieds."

Pour appuyer son propos, un petit nuage givré apparut devant son nez, formant à la volée quelques flocons fragiles avec l'humidité de l'air. L'elfe eut une drôle d'expression qu'elle ne parvint pas à interpréter, mais il se fendit encore une fois d'une amorce de révérence :

"Bien loin de moi l'idée de vous solliciter de la sorte, alors que notre rencontre seule est un don inestimable du destin. La raison de votre présence ici m'est néanmoins plus claire. Vous êtes ici bien plus à votre aise que nous. Non, noble dragon, je n'ai nullement besoin de votre secours, soyez tranquille. Je ne souhaitais ni vous tracasser, ni vous importuner."

Il sourit encore, mais cette fois avec une pointe de gêne. La dragonne s'échauffa quelque peu à la vue de cette contrition sans raison apparente : certes, elle appréciait que pour une fois, un bipède ne la prenne pas de haut, ni ne cherche à l'équarrir pour Yehadiel savait quelle raison stupide. Mais tout de même. Il y allait un peu fort.

"Je t'aiderai si cela me sied, elfe, ronfla-t-elle dans l'esprit du sylvestre avec un grondement bien réel, et que tu ne le veuilles pas est le cadet de mes soucis. Nul ici ne se targue de dire à un dragon ce qu'il doit faire ou non. Et si ma volonté est de faire en sorte que tu ne finisses pas en stalactite, alors . Quant à savoir si tu m'importunes... - elle exhala un autre nuage de glace, bien moins doux cette fois-ci - si tel était le cas, je t'aurais déjà avalé. "

L'elfe ouvrit de grand yeux ronds, la dévisageant à présent avec une certaine surprise. Il baissa de nouveau les yeux, vers ses membres fermement amarrés au sol gelé.

"Je suis désolé, je ne pensais pas à mal."

Ses yeux roulèrent dans leurs orbites en une expression exaspérée. Diantre qu'il pouvait être fatiguant de s'excuser pour un oui ou pour un non.

"Cesse de t'excuser. Et grimpe sur mon échine. Nous serons à destination dans moins d'une heure."

Cette fois, elle crut que l'oreilles-pointues allait avoir une attaque. Il passa nerveusement sa main sous la lanière de sa besace, l'air choqué.

"Sur... Votre ? Pardon ?"

Hëryn regrettait déjà d'avoir dit cela. D'abord parce qu'elle s'était promis en voyant les wyvernes et leurs harnachements immondes de ne jamais s'abaisser à pareille pratique, ensuite parce que l'être qu'elle avait jugé digne de partager son ciel se révélait être un bel empoté sur les bords. Mais la stupéfaction et l'odeur du stress qui lui montait au nez achevèrent de noircir son humeur, et elle se retint de le prendre par son manteau pour le déposer de force sur son dos.

"Grimpe, allez !"

La dragonne abaissa sa patte avant gauche pour donner à l'elfe une échelle de fortune jusqu'à l'immense barrière de pics qui dessinait une courbe entre ses ailes. La créature sylvestre respira un grand coup, la buée de son souffle dessinant une volute entre elle et lui, alors qu'il fixait avec anxiété la griffe déployée à ses pieds. Puis, avec un ultime regard vers la tête reptilienne, il posa son pied chaussé sur le dos écailleux de la main à quatre doigts.
Il escalada les trois mètres qui le séparait de l'épaule musculeuse avant de s'accrocher aux piquants qui ornaient le coude et de s'en servir pour atteindre l'articulation de l'aile. Tordant son cou, Hëryn le suivit du regard, s'assurant qu'il ne perde pas l'équilibre. Enfin, le petit bipède se trouva entre deux pics sur les plaques adamantines qui lui couvraient la colonne vertébrale.

"Je ne vous remercierai jamais assez pour cela, souffla l'elfe qui ne pouvait s'empêcher de lancer des regards affolés vers le sol tandis que sa fantastique monture se mettait en mouvement."

En guise de réponse, Hëryn s'arracha du sol en un bond puissant, ses longues ailes se déployant de part et d'autre de son corps en un unique claquement. Les petites mains fines se cramponnèrent de toutes leurs forces au pic dorsal, donnant à l'elfe des airs de puce attachée à son hôte du moment. Il ferma les yeux, respirant par la bouche quand la dragonne de glace gagna les hauteurs du ciel.

Les ailes de l'écailleuse brassèrent les masses gazeuses qui les entouraient avec une puissance de titan, alors qu'elle propulsait sa carcasse toujours plus en avant, vers le pied du petit mont que lui indiquait son passager.
L'elfe restait silencieux, tout à sa contemplation ébahie du monde vue d'en haut. Hëryn, elle, scrutait le monde d'en bas, à la recherche d'un signe de vie dans la gangue glacée qui ne semblait pas avoir de fin. Ses sens en alerte, elle étendait ses radars vers la terre ferme, repérant de temps à autre quelque créature perdue, ou un groupe isolé tentant de survivre. Les consciences des êtres semblaient endolories, embuées, l'Hiver surréaliste qui les emprisonnait désormais les prenant au dépourvu, les jetant les uns avec les autres, les uns contre les autres, sans qu'ils n'aient d'autres choix que de s'allier pour survivre.

Le froid était-il donc une chose si terrible ?

Hëryn songea, alors que son esprit effleurait celui d'un minuscule animal terré sous un bosquet qu'elle survolait. Elle songeait, libre dans ses pensées, sourde aux commentaires que l'elfe faisait de temps à autre à voix haute.
Ses souvenirs lui revenaient. Ses yeux glissaient sur les détails de cette carte nouvelle et elle se revoyait, seule dans la Toundra. Petite, son aile brisée contre son flanc, trébuchant sur la glace. Jamais elle n'avait vu son environnement comme hostile : le froid était en elle comme le battement d'un second cœur, comme la pulsation du sang chaud dans les veines. Voir tous ces êtres, même si éloignés d'elle, se mourir pour une couche de neige la laissait perplexe... et étrangement mal à l'aise.

L'amour de Mère avait été complet, le plus beau cocon qu'elle pouvait espérer avoir. Sa perte l'avait laissé sans voix, incrédule, déboussolée. Son instinct avait été celui des siens depuis la nuit des temps et lui avait fait surmonter la disparition. Mais au fond d'elle, l'âme de Hëryn n'avait jamais fait ce deuil. Le froid était pour elle la chaleur de Mère. L'Hiver n'était rien d'autre que son plus proche parent.
Mère ne lui avait pas enseigné de mauvaises choses, non !
Tuer oui, mais uniquement pour se nourrir ou se défendre. Pas comme les deux-pattes. Pas de souffrance ! Le froid ne devait pas être une souffrance, mais au contraire, à l'instar de son opposé le chaud, un réconfort, une douceur, un état d'esprit.

Hëryn grogna, le bruit rocailleux roulant du fond de sa gorge jusque dans la cavité de sa gueule. Les Humanidés qui habitaient les Glaces ne semblaient pourtant pas vivre leur monde comme un fardeau ? Pourquoi Terra sanglotait-elle si fort sous cette neige ? Devait-elle y voir quelque chose d'extraordinaire et de néfaste ? La dragonne sentait peu à peu la tristesse naître sous le poids de ses pensées. Que se passait-il ? Pourquoi tant de malheur ?
Pour une raison qui lui échappait, elle se sentait responsable. Comme si le battement de ses ailes pouvait être la cause de ce souffle glacial qui pétrifiait la terre, brûlait la végétation et faisait courber l'échine même aux plus grands. Comme si elle n'avait pas à se trouver là. Elle, fille de l'Hiver, ayant toujours vécu dans les contrées les plus reculées et glaciales, survolait à présent les contreforts des Montagnes Dorées en compagnie d'un habitant des bois.

Elle fut coupée dans sa lugubre réflexion quand l'éclat doré d'un feu apparut dans le creux d'une colline, au bas d'une longue pente qui naissait dans les dernières lieues de plaine.
Le dragon entama sa descente, les ailes légèrement repliée pour diminuer sa portance.

"Est-ce le village que tu m'indiquais ?

-Je le pense bien, grelota l'elfe, recroquevillé contre elle, il me semble reconnaître l'endroit... mais disons que je n'ai pas l'habitude de voir le relief sous cet angle !"

Hëryn accéléra sa chute contrôlée. Elle rasa les collines jusqu'à pouvoir englober le petit hameau dans son champ de vision. Il s'agissait plus d'un agglomérat de maisons rustiques entourés d'une frêle barrière que d'un véritable village. Un mince filet de fumée se dégageait de l'une des cheminées recouverte de neige.

Hëryn exécuta un bel atterrissage aux abords du village sans chercher le moins du monde à se dissimuler. Non pas qu'elle n'ait songé à un éventuel danger. Mais quoi, dans tout ce blanc, sa fierté prenait largement le dessus : ici, elle ne craindrait rien ni personne. Libre d'aller où elle voulait ! C'est donc sur cette ferme résolution qu'elle débarqua l'elfe brun. Elle hésitait quand à le laisser continuer seul, dans l'état de fatigue avancée où il se trouvait. Il tenta de l'en dissuader une fois de plus :

"Je vous serais à jamais redevable, pour ce voyage qui, je puis vous l'assurer, restera pour toujours dans ma mémoire et hantera mes rêve ! Jamais je n'aurais cru que voler puisse être aussi... magique ? Vous avez fait bien plus que me sauver la vie. Vous m'avez ouvert à de toutes nouvelles perspectives ! Si jamais, d'aventure, nos routes venaient à se croiser de nouveau, demandez Nelmaël Dyurmeë, et je répondrais présent, quoi qu'il m'en coûte ! "

Hëryn darda sur lui une attention toute maternelle. C'était certes bien stupide, mais il lui paraissait si fragile, avec son corps tout gringalet. Elle avait l'habitude de croiser des montagnes de muscles bardées de fourrure et de fer. Lui n'avait qu'une tunique colorée complétée par un bien mince manteau de ce qui ressemblait à du velours. Et puis, fichtre, elle ne s'était pas décarcassée de la sorte pour le voir claquer dans les derniers mètres qui le séparaient d'un bol de soupe chaude.

"Porte-toi bien, Nelmaël l'elfe à la langue trop bien pendue, gloussa-t-elle en paroles mentales, je n'ai pas suffisamment d'amis en ce monde pour ne pas me souvenir de toi. Tant que tu porteras les miens dans ton coeur, Hëryn sera mon nom pour toi."

Elle le laissa s'aventurer jusqu'aux portes de Trainesabots, et là, elle le vit disparaître dans l’entrebâillement d'une porte, ouverte par un homme de grande taille. Rassurée, la blanche tourna les talons, disparaissant dans le rideau de neige qui avait commencé à tomber sur les environs.
Ses traces de pas furent recouvertes en quelques minutes, et l 'écailleuse redécolla, avide de retrouver ses vents glacés si cher à son cœur.




"Tu penses que c'est raisonnable ? Moi je ne pense pas."

Guldford regardait son bout de parchemin avec tristesse.

"Je sais, soupira-t-il, mais combien d'années encore avant que nous n'y remettons les pieds ? Avant que... que... je puisse... la revoir..."

Sa voix s'étrangla au fil de ses paroles. Joer, la mine décomposée, ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche avant de parvenir à émettre de nouveau un son.

"Guld... Tu sais ce qu'on s'était dit, as vrai ? On en parle plus. On y pense plus. On ne peut pas continuer à se pourrir l'existence comme ça. Il faut aller de l'avant, c'est notre seul chance. Rien ne sert de tambouriner des poings contre un champ de force ! Nous devons redresser la tête. Et... et...

-Et quoi ? sanglota le nain qui ne parvint plus à juguler ses larmes, c'est facile pour toi de dire ça ! Hein ! Toi, toi, tu... tu es... seul ! Tout seul ! Tous ceux qui comptaient pour toi sont chez Nayris, maintenant ! T'en as plus rien à faire ! Mais moi... Elle est là-bas, toute seule, contre cette bande de... sales rats puants !

-Tout seul ? éructa Joer, et que fais-tu de Yharn ? De Silbela ? De Karnumd ? De Telborah ? Que fais-tu de tous nos compagnons, Guldford ? Me crois-tu donc monstre d'égoïsme au point de les avoir renié ? J'essaye seulement de trouver un moyen rationnel de les sortir de ce merdier sans que nous n'y laissions tous nos têtes ! Je n'ai jamais dit que ce serait simple ! Et, oh bon sang, si je suis si stupide, pourquoi restes-tu avec moi, hein ? Retournes-y, va ! Va casser toi-même la figure à Jornfeld et à sa clique de mercenaires dépravés !"

Leurs regards se heurtèrent avec violence. Une seconde, suspendue au-dessus d'un vide interminable, vit les deux amis se tendre comme deux arcs elfiques. Les larmes de Guldford reflétaient la lumière de la bougie qui ornait le coin de la table. Sans dévier son regard d'un millimètre, il froissa sa lettre au ralentit, refermant son poing jusqu'à s'en faire blanchir les jointures.

"Tu as parfaitement raison, siffla-t-il d'une voix basse et sourde entre ses dents, je vais y retourner. Parce que plus jamais, Guldford ne pourra être comparé à un lâche, parce qu'un nain ne recule jamais ! Je vais y retourner. Et je lui ferait bouffer ses pièces d'or UNE PAR UNE !"

Le poing du nain s'abattit sur la table avec la puissance d'une enclume en fonte jetée depuis le premier étage de l'auberge. Joer avait légèrement pâli, mais son visage fermé arborait désormais une mine sévère.

"Tu ne sais pas ce que tu fais, soupira-t-il, même si je venais avec toi, que ferions-nous ? Je te signale que la vallée d'Elkaraahnt est une véritable enclave, minuscule, qui, même si sans infrastructure militaire, est verrouillée par la milice de avec la bénédiction du Conglomérat ! Qu'est-ce qu'on fera une fois là-bas, hein ? Même si on arrive à entrer dans la vallée sans se faire trouer la peau, on leur dit quoi ? "Coucou c'est nous, nous revoilou ! En fait, Tilamus c'était nul, on revient ici, c'était chouette ! Tout ce qu'on vous a dit, c'était de la grosse merde, s'il-te-plaît Jornfeld, remets-nous les chaînes aux pieds, on s'éclatait comme des pt'its fous au fond de ta mine dégeulasse ! Youpi !

Ses mimiques grotesques et son ton de mascarade ne firent que jeter de l'huile sur le brasier qui s'était allumé en Guldford. Il pointa un doigt accusateur sur son acolyte, le regard noirci par la colère.

"Le premier qui essaye de m'arrêter, je lui dévisse les vertèbres. Quant à Jornfeld, magie noire ou pas, il va comprendre ce que signifie le mot "douleur"."

Sa mâchoire se referma avec violence, et Joer darda un regard anxieux sur celui qui, quelques secondes plutôt, pleurait silencieusement sur une lettre d'amour qu'il n'enverrait jamais. Qui, à présent, n'était plus que l'une de ces statues de roche dure qui ornaient les anciennes places naines, le regard aussi tranchant et gris que la lame d'une claymore. Sans un mot de plus, il se retourna vers la porte de la chambre, l'ouvrit à la volée et disparu dans le couloir. Joer mit un moment à réagir.
Quand enfin il parvint à s'extirper de sa torpeur, ses jambes se déplièrent comme deux ressorts, le propulsant hors de la pièce en quatrième vitesse. Il dévala les escaliers en bousculant sans vergogne la serveuse qui s'y trouvait, sa tête tournant de tous côtés à la recherche de son compagnon. Guldford était parti. Parti !
Il n'en revenait pas.

"GULDFORD ! PAR MODAN, REVIENS !!!"

Il courut dans la neige aussi vite que ses courtes jambes le lui permettaient. Petite tâche sombre sur le manteau blanc qui recouvrait le col de la montagne, Joer s'épuisa à suivre celle qui, loin devant lui, avait enfourché le poney de leur attelage, les plantant là, lui et la marchandise. Rouge de froid et d'effort, le nain du se résoudre à s'arrêter sur le chemin verglacé. Le souffle court, il se courba en deux, conscient qu'il n'avait rien de bien chaud sur le dos.
Le sort fit qu'à cet instant, un cavalier humain, encapuchonné, arriva depuis les contreforts. N'en croyant pas ses yeux, le nain se redressa, éberlué, avant de se précipiter dans sa direction, sautant, agitant les mains en tous sens.
Le cavalier tira sur les rênes, sa monture, un bel alezan à l'air vif, se montra nerveux devant les gesticulations du nain.

"Que vous arrive-t-il, l'ami ? questionna le cavalier, épée au côté,

-Monsieur, je vous en prie, il me faut d'urgence rattraper mon associé ! Il s'est enfui, fou de rage, avec notre poney d'attelage ! En direction de l'Est ! S'il-vous-plaît, il suffit d'un galop à votre cheval pour parvenir à sa hauteur !"

L'homme dévisagea Joer quelque seconde, le temps de réaliser que ce dernier avait décidément un air fort désespéré. Étonné, méfiant, il jeta un regard aux alentours avant de se retourner de nouveau vers le nain :

"Je serais un piètre paladin si je ne vous octroyait pas cette faveur... Montez ! Si ce que vous dites est juste, nous serons rentrés d'ici une vingtaine de minutes !

-Soyez certain que je vous récompenserai au centuple de cette générosité ! Foi de nain ! trépigna Joer en se hissant sur la croupe de l'alezan."

Le trio déboula au triple galop dans la vallée adjacente, où brillait au loin les torches des fortifications naines. La neige tombait lentement, douce comme du coton, alors que la bise les embrassait sauvagement, venant s'ajouter au vent relatif qui leur sortait l'eau des yeux. Le paladin repéra le poney entre deux rochers, un peu plus bas. Malheureusement, il dut faire un détour lorsqu'une congère céda sous son poids à quelques mètres devant eux. La course-poursuite se poursuivit sur une bonne dizaine de kilomètres, alors que le poney de Guldford, race naine au pied sûr, n'hésitait pas à franchir des passages rocheuses que le paladin n'osait pas proposer à son coursier racé.

Quand ils parvinrent à portée de voix, Joer tenta de le raisonner, porté par l'écho des pentes abruptes. Mais rien n'y fit. Il fallut au destrier toute sa puissance pour dépasser la monture du nain et se mettre en travers de sa route.

"Arrête ça Joer ! tempêta Guldford alors que l'intéressé s'emparait des rênes, tu n'as pas à m'dire c'que j'dois faire !

-Tu croyais t'en aller où comme ça ? En me plantant comme un poireau en terre avec le chariot ?! Reviens sur terre ! On a des obligations !


-TU as des obligations, batailla Guldford, c'est TA société ! Pas la mienne ! Je ne suis qu'un associé !"

L'humain avait mis pied à terre et les observait en silence, la mine grave. Voyant le ton monter d'un cran entre les nains, le paladin fit un pas en avant.

Il allait intervenir, quand sa bouche s'ouvrit. Un cri dantesque résonna à cet instant précis au-dessus des montagnes, au loin. Pas un son ne parvint à franchir les lèvres de l'homme alors qu'il semblât qu'il fut le seul des trois à avoir perçu la chose. Les vociférations des nains continuaient de plus belle. Il tourna la tête de tous côtés, inquiet. Rien. Il fit un autre pas et tendit la main vers l'épaule de Guldford. De nouveau, quelque chose hurla du haut des cieux.

Cette fois, le son fut si fort que les deux petits hommes s'immobilisèrent, figés de terreur. Le paladin leva lentement les yeux vers le ciel, livide. Une masse sombre apparut entre les nuages qui voilaient la lune et les astres. Un éclat vif passa tel un éclair dans les cieux noircis par la nuit, et un rugissement rauque les tétanisa de nouveau. Ni Joer, ni Guldford ne bougeaient plus. Le paladin porta lentement sa main au pommeau de l'épée.

"C'était quoi, ça ? murmura Guldford sans quitter le ciel des yeux,

-Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir, lui répondit Joer."



Elle les avait enfin trouvé. Plus de trois mois s'étaient écoulés depuis son entrée dans les montagnes. Mais enfin. Elle les tenait. L'odeur, d'abord ténue, avait grandi alors qu'elle se dirigeait vers un col, de nuit. Là, elle avait aperçu les deux montures courant à perdre haleine dans les sentiers qui serpentaient jusque dans le val encaissé. Son nez de dragon l'avait guidé aussi surement que ses yeux, alors que l'obscurité grandissait. Et quand elle était parvenue à leur hauteur, distinguant parfaitement leur deux silhouettes, accompagnées d'une troisième, elle n'y avait plus tenu. Une vieille colère s'était de nouveau embrasée.

La blanche avait avalé l'air autour d'elle, pour l'expulser de ses poumons en un rugissement de pur courroux, alors qu'elle fonçait à tire d'aile sur ses deux compagnons de jadis pour demander des comptes. Cette fois, elle n'était pas une frêle humaine coincée à l'arrière d'un chariot, et il faudrait bien plus qu'une hache, toute naine soit-elle, pour la forcer à fuir. Elle projetait son esprit vers eux, mais la distance qui les séparaient était encore trop importante pour qu'elle puisse les toucher. Seuls ses rugissements leur parvenaient.

Ses ailes déclenchèrent des bourrasques terribles, soulevant toute la neige qui se trouvait au sol quand elle freina, pattes postérieures en avant pour se réceptionner près d'eux, les dominant de son ombre immense. Arquant le cou, la dragonne laissa un grondement sourd lui échapper, alors que ses narines se contractaient pour n'être plus que deux fentes noires d'où émanait un froid inquiétant.

L'humain avait roulé sur le côté pour éviter d'être enseveli par l'avalanche qu'elle avait provoqué. Il se tenait maintenant à une vingtaine de mètres d'elle, l'épée au clair, mais l'air bien trop stupéfait ou apeuré pour oser s'en servir. Tant mieux, pensa-t-elle d'un élan rageur, il était à portée de queue et elle n'était pas d'humeur à faire dans la dentelle. Les nains s'étaient tournés vers elle. À présent que ses écailles bleutées luisaient à la lueur de la lune, ils devaient bien l'avoir reconnue ! Quoi que. Ils ne l'avaient aperçu que quelques secondes sous sa vraie forme : son orgueil de dragon en prendrait-il un coup s'il s'avérait que cette expérience n'était pas aussi marquante qu'on pouvait le croire ?

Le premier réflexe fut pour Joer, qui interposa son corps entre elle et Guldford. Sa griffe avant droite s'éleva, puis retomba avec force, faisant trembler le petit espace plan sur lequel ils se trouvaient.

"Alors, nains ! tonna sa voix mentale dans les deux esprits à ses côtés, n'y a-t-il donc aucun d'entre vous qui puisse se souvenir de moi ?"

Le ton froid laissait pointer une once de déception amère. L'humain à l'écart de la scène jeta un bref coup d’œil à son destrier en fuite, une grimace éloquente en guise d'injure, puis reporta son attention sur cette scène qui n'avait pour lui ni queue ni tête.
Guldford ouvrit des yeux ronds. Sa barbe se souleva quand il comprit, témoin d'une inspiration hors norme d'air glacé. Repoussant d'un coup le bras protecteur de Joer, il se précipita en avant, sous le regard interloqué des deux autres.

"EURYN !"

La minuscule créature s'écrasa en un "poc" sonore sur l'armure adamantine qui recouvrait la patte de la dragonne et l'enlaça presque amoureusement, s'y agrippa à la force des bras.

"Euryn ! C'est toi ! C'est toi ! J'te'r'connais pardi ! Oh mille enclumes, c'est bien toi !"

Il fondit pour la deuxième fois de la soirée en larmes, dérobant ainsi de beaucoup le titre du nain le plus lacrymogène. Il retint un "tu as beaucoup grandi depuis la dernière fois, mais on pouvait lire une foule de sentiments dans ses grands yeux de bronze embués de larmes.
La colère de la blanche fondit comme un glacier dans le désert. Elle baissa la tête jusqu'à effleurer la tignasse hirsute du nain du bout de son long museau. La blanche ferma les yeux, déversant une vague d'affection insoupçonnée dans l'esprit du nain. Il était celui qui lui manquait le plus... après Tur'Laan.

"Oui, c'est bien moi."

Un ronronnement s'échappa de sa gorge. Complètement coi, le paladin laissa tomber son arme dans la neige. Il releva sa capuche, laissant à l'air libre une crinière mordorée qui encadrait un large visage carré, arborant une belle cicatrice sur la joue droite.

"Un nain et un dragon, marmonna-t-il pour lui-même, perplexe de A à Z, un nain et un dragon. Par Yehadiel, j'aurais vraiment tout vu sur cette terre."

Son murmure parvint aux oreilles de Hëryn, qui se tourna nonchalamment vers Joer. Il était temps de savoir pourquoi diable les nains et les dragons étaient à ce point antagoniste. Car à voir Guldford, Hëryn comprenait à présent que l'esprit des bipèdes et celui des dragons n'étaient absolument pas formaté de la même façon. Quel genre de tabou pouvait bien briser une amitié aussi innocente que la leur ? Elle allait bientôt le savoir.

"Un dragon a bonne mémoire, lança-t-elle à l'adresse de l'esprit de Joer, et je me souviens distinctement du dernier geste qui a été le tien envers moi, Joer Vnunk. Un de ces gestes que l'on oublie pas, et que l'on ne pardonne pas sans une solide raison."

Ses yeux bleus décorés de fins traits noirs en guise de prunelles, elle écrasa le bipède sous le poids de son regard et de son ombre, jusqu'à ce qu'il daigne enfin la regarder à son tour dans les yeux. Tout son être empestait la peur et la confusion, et il n'avait plus cet air solide et confiant qu'il arborait autrefois. Mais une pointe de douleur naissait dans ce regard, comme une relique ancienne remontée soudain à la surface d'un lac.

"Je... oui, je sais. Je mentirais en disant que j'en suis fier aujourd'hui, bafouilla le nain d'une voix blanche, pour quelqu'un se disant ouvert d'esprit et tolérant, j'avoue que j'ai largement de quoi à avoir honte."

Guldford était parvenu à se détacher d'elle, ses mains de mineur légèrement entamées par ses écailles glacées et coupantes. Il se retourna vers son ami, en silence. Joer tenta de s'y raccrocher, mais fut finalement contraint de revenir affronter le visage reptilien dont la mâchoire aurait pu le contenir en entier.

"Mais... se risqua-t-il en ouvrant ses paumes, vides, comprends-nous : nous ne savions rien de toi, pas plus qu'aujourd'hui d'ailleurs. Et aurais-tu été aussi agressive que le sont les tiens d'ordinaire, nous n'avions aucun moyen de nous défendre. En vérité, tu nous as pris au dépourvu. Ma réaction a certes été... bête ? Irréfléchie ? Malpolie ? Ma foi je n'en sais rien, c'était un réflexe."

L'humain s'approcha doucement des trois protagonistes, comme une erreur dans un tableau :

"Navré de vous déranger dans votre... euh... discussion ? Mais... il me faut rejoindre l'auberge du Col des Corbeaux à présent... Et mon cheval... s'est enfui."

Hëryn tourna son énorme tête vers lui, une note de surprise venant se faire mouvoir ses traits draconniques. Elle releva le cou à la manière d'un télescope vivant, et aperçut la couarde monture une centaine de mètres en aval, dans un bosquet enneigé, à la recherche de quelque chose à grignoter. Elle notifia alors au paladin :

"N'ait crainte pour ton compagnon à sabots, homme, il ne t'a pas abandonné : il attend au-delà du ravin, là-bas. Marche quelques minutes encore et tu le retrouveras derrière un feuillage enneigé, à l'abri du prédateur que je suis."

Elle ne put s'empêcher un petit vrombissement amusé quand l'humain s'excusa, visiblement aussi à l'aise en cet instant qu'au-milieu d'un harem de succubes. Il salua Joer et Guldford de la main, avant de filer sur le chemin en pente dans la direction que la dragonne lui avait indiqué.
De nouveau seuls, tous les trois, Hëryn laissa s'échapper un nuage de givre avant de revenir vers les nains.

"Je suis certes un bien mauvais juge, moi qui n'ait vécu que le plus loin possible des civilisations Humanidés et leur dépravation mille fois contées par ma famille et ses ancêtres. Cependant, de ce qu'il m'a été donné d'en comprendre, un geste de mort ne se fait pas sans raison. Je me souviens de tes mots, Joer : "Les dragons sont les ennemis jurés des miens depuis la nuit des temps." Tu as parlé de mort et de vol de trésors. Je veux savoir. Pourquoi les tiens et les miens sont-ils ennemis ? Et qu'est-ce que c'est que cette histoire de trésor ? Je ne supporte plus d'être ignorante de cela. Les dragons sont trop rares pour que je puisse continuer à ignorer les dangers qui me guettent. Surtout quand ils n'existent, à mes yeux, sans raison logique.

Le nain frémit. Un instant silencieux, il remonta ses mains le long de ses bras.

"Je vois. Tu viens... des Glaces ? Non des Montagnes. Je n'aurais jamais cru rencontrer un draque qui ignore la guerre séculaire qui fait rage ici. Si tu es disposée à me laisser l'occasion de le faire - il regarda Guldford d'un air presque suppliant - j'aimerai te raconter ces histoires... à l'abri près d'un bon feu. Je suis presque congelé."



"Merci d'avoir accepté."

Le nain avait souri pour la première fois de sa soirée. De la semaine, en vérité. Hëryn se tenait devant lui, humaine, bras croisés sur les genoux, assise à la table dans leur chambre louée à l'auberge. La dragonne avait, à contrecœur, accepté de les suivre ici, parmi les bipèdes, sous cette forme, se sentant vulnérable sous les regards en biais de la faune interloque qui y régnait. Mais ils étaient montés à l'étage, loin de la salle commune et de son brouhaha. Alors, elle s'était quelque peu détendue, prenant son mal en patiente, et bien malgré elle, heureuse de les retrouver, ces deux lurons avec qui elle avait partagé l'un des voyages les plus palpitants de ses siècles de vie.

Guldford revint à la table, avec à la main, deux saucissons secs qui dégageaient une odeur alléchante, ainsi que sa petite gourde personnelle.

"Je vous ai trop longtemps cherché pour reculer au dernier moment, dit simplement Hëryn en acceptant la tranche que lui proposait courtoisement le nain."

Joer hocha la tête.


Hëryn

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Dragon

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Hëryn Sand-g10Mar 14 Oct - 20:47
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Histoire de Hëryn - suite



« Je comprends. Mais ne t'inquiètes pas, ici, tant qu'on reste entre nous, personne n'a les moyens de savoir qui tu es. On est en sécurité tant que tu ne te décideras pas à reprendre ta vraie forme ou de croquer sur pied un ou deux manants... »

Elle avait clairement saisi son inquiétude derrière les petites notes acides. Il voulait la rassurer ? Mais ne cherchait-il pas par la même occasion à se protéger lui-même ? Qu'adviendrait-il de lui si les siens avaient vent de leur lien ? Bonne question. Mais il était sûr qu'ils allaient devoir refaire , l'un comme l'autre, une partie du chemin, s'ils espéraient un jour pouvoir de nouveau se faire confiance. Il restait sur ses gardes, et sa rancune à elle était tenace.

Ne pouvant se défaire du silence pesant qu'elle lui servit, il se leva et se dirigea vers la cheminée. Une légère grimace passa sur ses traits comme un courant d'air quand il alluma le feu. Bien qu'elle fut trop loin pour sentir la diffusion de chaleur, la vue des flammes rougeâtre fit passer une ombre dans ses prunelles claires. Cet élément-là lui était à la fois trop étranger et trop attirant pour qu'elle ne ressente un léger malaise à sa vue.

« De toute façon, intervint Guldford, on s'en contrefiche. Le premier qui s'pointe, on le déglingue, et puis c'est tout. »

Il se laissa tomber sur sa chaise avec un rot fort élégant.
Sa remarque ne tira qu'un vaguement haussement d'épaule à Joer, qui réfléchissait en se grattant la barbe, concentré sur les flammes qui dansaient devant lui.

« Pourquoi les nains haïssent les dragons, finit-il par dire en se retournant vers les deux autres. »

Les yeux de Hëryn brillèrent dans la pénombre, ses traits figés en une expression parfaitement neutre. Ses mains revinrent au-dessus de la table et s'y posèrent sans un bruit, entremêlées en une figure complexe de doigts enlacés.

« C'est un problème à la fois terriblement simple et drôlement complexe, ricana Joer en revenant s'asseoir face à elle. Nous les détestons au moins autant qu'eux nous méprisent. Déjà qu'ils n'apportent pas beaucoup de crédit aux humains faisant presque deux fois notre taille pour certains, alors, il n'est pas si illogique qu'ils nous considèrent comme quantité négligeable. »

La blanche ne cilla pas, buvant ses paroles comme elle avait avalé l'enseignement de Mère et celui de Tur'Laan. Se balançant machinalement sur les quatre pieds bancals de sa chaise, Joer cherchait ses mots, parlant des dragons comme s'il s'agissait d'un tiers intervenant dont il n'existait aucun représentant dans cette pièce.

« Ils étaient les premiers, dans le sens où aussi loin que remonte la mémoire de notre peuple, les dragons ont toujours existé. Et le fait est qu'ils ont été bien plus nombreux par le passé qu'aujourd'hui. Ont-ils disparus peu à peu ? Où se sont-ils dispersés ? Nous n'en savons rien. Mais nombreux ou non, depuis que les nains sont apparus, ils ont toujours été le plus terrible fléau des nôtres. Il fut un temps où pas un nain ne pouvait se risquer à la surface sans craindre pour sa vie. Nous avons colonisé les tunnels sous la montagne. Modan notre mère, nous a donné la force de caractère et les connaissances nécessaires au travail de la roche et du métal, et nos royaumes souterrains sont devenus notre meilleure protection. Et aussi... notre plus grande richesse : toutes les matières rares issues des tréfonds étaient, et sont toujours, à notre portée. »

Nous étions les premiers, pensa Hëryn, les tout premiers. Et nous avions le monde pour nous : aujourd'hui, nous ne sommes plus chez nous nulle part...
Elle ne dévia pas son regard, toujours calme et concentré sur Joer.

« Ils étaient les chasseurs et nous, les proies ! Cela dura des millénaires. Du moins jusqu'à ce que les nains prennent l'adoration de Cyri, la déesse des rouages, comme coutume. Elle leur confia la plus redoutable des armes : la technique ! »

Il tira sur sa barbe, les yeux dans le vague, comme si, en cet instant, il se trouvait soudain seul dans la pièce à contempler l'âtre rutilant.

« Nous avons commencer à résister ! Certes, même aujourd'hui, notre nombre ne suffit pas à chasser le danger ailé de nos terres, mais, enfin, grâce à la technique, nous n'avons plus peur ! Nous pouvons bâtir à l'extérieur, construire routes et villes sans craindre que tout ne soit rasé dans les jours suivants ! »

Un vague sourire flotta quelques secondes sur ses lèvres.

"Peut-être, un jour, pourrons-nous même y prospérer sans crainte... En paix."

Hëryn, qui n'avait pipé mot ni même battu des cils, expira soudain l'air qu'elle avait emprisonné dans ses poumons. Joer se retourna presque en sursautant.

"Éradiquer les dragons. Tel a été le rêve de beaucoup de monarques nains, oui. Et même... Même aujourd'hui..."

La tension venait de monter d'un cran.

"Les nains sont des mineurs... des chercheurs, reprit Joer, la voix moins assurée, d'or ! Des chercheurs d'or ! Pour beaucoup d'entre nous, cette matière est presque sacrée ! Pas seulement pour sa valeur marchande, mais aussi... pour sa texture, son éclat... ses propriétés magiques, bref... Certains nains âgés deviennent fous s'ils n'ont plus d'or. Quant aux dragons - il risqua de nouveau un regard en sa direction - il n'est plus à prouver qu'ils figurent parmi les races les plus avares qui soit. Pourquoi, je l'ignore ! Mais leur soif d'or n'a d'égal que leur soif de sang, et quand ils attaquent, c'est pour piller ! Prendre tout, tout ce qu'ils trouvent !"

Hëryn consentit enfin à bouger. Ses iris bleutés se détachèrent du conteur, alors qu'ils semblaient se plonger dans le vague de nombreux souvenirs brumeux.

"Je n'ai jamais ressenti le moindre besoin de me constituer un trésor, maugréa-t-elle, et cette image que tu dépeins est drôlement restrictive. J'ai en effet déjà entendu parler de ce mal étrange que l'on nomme avarice, et qui ronge les miens depuis une éternité. Cependant, comme tous les nains ne sont pas des Jornfeld, tous les dragons ne sont pas des sots sanguinaires !"

Un pli courroucé avait fendu son front d’albâtre alors qu'elle empalait littéralement le nain de son regard glacé.
Joer s'était tu, hésitant visiblement à reprendre la parole après cette pique cinglante.

« L'opinion de la majorité n'est pas forcément le mien... finit-il par articuler, en soutenant son propos d'une main ouverte et expressive, laisse-moi seulement t'expliquer comment les miens pensent... et pourquoi. »

Peu convaincue, Hëryn reposa cependant ses paumes sur la table devant elle, ses ongles légèrement plus long que d'ordinaire raclant le bois humide. Elle ne fit aucun autre commentaire, l'invitant du regard à continuer.Ce qu'il fit, non sans avoir jeter un regard en coin à Guldford qui mâchouillait bruyamment quelques tranches de charcuterie.

Par cette chasse incessante dont les nains ont été victimes durant des millénaires, la plupart des cité naines sont principalement troglodytes, les rues à l'air libre étant les constructions les plus récentes, et encore trop souvent reconstruites ! Le malheur vient de nos seules richesses, qui sont aussi convoitées par nulle autre que ces montagnes d'écailles ailées, crachant la mort et broyant nos maisons comme des fourmilières.Oh bien sûr, les dragons sont loin d'être l'unique problème des nains... Les créatures des profondeurs ne sont pas en reste. Disons simplement que... eh bien un dragon à lui tout seul fait presque autant de dégât qu'une petite armée terrestre... Hum. Non pas que tous soient de grosses brutes idiotes – fit-il en laissant couler un regard légèrement implorant vers celle qui l'écoutait toujours avec une attention presque insoutenable – mais ils ont une fâcheuse tendance à n'avoir pour seule voie de négociation celle des flammes. Nous pourrions certainement nous entendre... S'il n'y avait pas autant de fous d'un côté que de l'autre. "

L'éclat farouche s'était effacé dans le reflet opalin des yeux de la dragonne, remplacé par une brume rêveuse. Hëryn réfléchissait.

« Comment sont les dragons des montagnes ? Demanda-t-elle, déviant soudain du sujet de départ.

-Eh bien, je n'ai jamais eu l'occasion de le savoir de mes propres yeux, nota Joer, sinon j'imagine que je n'aurais pas atteint mon âge actuel. Mais disons que la plupart sont de couleur brune, rouge, ou cuivrée, je n'ai pas entendu parler de dragons blancs. Je sais qu'il existe des dragons dorés comme l'or fondu, mais ils semblent encore moins nombreux que leurs cousins de feu. Les dires à leurs sujets varient en fonction de l'interlocuteur. Il est difficile de faire la part de la vérité et du mythe dans tout ce qu'on peut bien raconter au sujet des tiens... De jeunes draques pas plus grand qu'un homme aux dragons millénaires soit-disant enfouis sous les montagnes. D'ailleurs, pas plus loin qu'au fond de la vallée d'Elkaraahnt, il y a une petite dizaines de galeries abandonnées depuis des siècles à cause d'éboulements à répétition. Comme personne n'en a vraisemblablement trouvé l'origine, on a fini par en imputer l'origine à un monstre à écaille, si vieux qu'il aurait fini par s'assoupir définitivement sous les rochers. Les légendes comme celles-ci sont monnaie courante. »

La remarque, faite sur un ton anodin, avait allumé une étincelle de curiosité chez la blanche, qui bien vite supplanta sa vindicte à l'égard des accusations voilées du nain. Ses dires faisaient soudain écho à quelques lointaines paroles de Mère et Hëryn s'émerveilla de cette découverte. Elle revit en un éclair le corps immense et bleu qui l'entourait. Un dragon aussi grand qu'une montagne, oui, cela existait sûrement. Un frisson d'excitation parcourut sa peau, laissant naître et mourir aussitôt de fines écailles bleutées sur l'épiderme lisse.

« Des mines abandonnées ? Répéta-t-elle d'un ton ingénu, au fond de la vallée ?

-Oui, oui. C'est chose courante, lorsqu'il devient plus coûteux et plus dangereux d'exploiter un filon que d'en changer. En l'occurence, la mine était déjà fermée depuis un peu plus de deux siècles lorsque Jornfeld et sa clique ont débarqué à Yarnfolldür. Je n'y ai jamais mis les pieds et la plupart des villageois non plus. »

Avait-il perçu la flamme, autrement plus dangereuse que celle de l'âtre, qu'il venait malgré lui d'allumer ? Peut-être. En témoigna le léger pli soucieux qui naquit sur son front entre deux mèches hirsutes. Hëryn se passa un doigt pensif sur les lèvres. Guldford terminait son saucisson avec un regard empli de regret sur la ficelle désormais seule.

« Donc, si je comprends bien, fit-elle après une bonne minute de silence, celui qui vous a chassé de vos nids ignore tout de cette histoire de dragon ?

-Bah, il la connaît forcément. Les légendes font partie du folklore que tout le monde se transmet. Il aura laissé traîner ses oreilles d'âne quelque part. Mais ce n'est pas le genre de personne à prendre ça au sérieux. Il se peut même qu'il l'ait superbement ignoré. »

Exactement ce que l'on est en droit d'espérer, ronronna intérieurement Hëryn. Elle laissa sa langue humecter ses lèvres en une expression reptilienne. Guldford releva les yeux vers elle, intrigué par l'échange qui semblait soudain changer de nature.

« Vous avez souvent penser à la façon dont vous pourriez réintégrer votre nid en chassant le coucou qui vous l'avait dérobé, gloussa-t-elle comme pour elle-même, avant de fixer de nouveau Joer du bleu insoutenable de ses iris, je me trompe ? »

Les yeux de Joer se plissèrent, les reflets carmins et or du feu donnant aux rides de son visage un aspect singulier.

« Où veux-tu en venir ? »

La dragonne secoua ses mèches de givre, un petit air mutin se dessinant vaguement sur son visage.

« Chacun ici bas aime à fréquenter ses semblables, même de façon ponctuelle. Le fait est que j'aimerai voyager. Voir les miens, soupira-t-elle, car ils se font bien rares. Visiter les montagnes serait certainement l'occasion pour moi de voir ces dragons dont tu parles. Mais pas seulement. »

Joer avait fini par se rasseoir. Il se tenait légèrement courbé devant elle, et l'impression de légère anxiété ne l'avait plus quitté. La blanche avait une idée derrière la tête, et il semblât qu'il ne fut pas sûr qu'elle devait lui plaire.

« Si tu parles de botter les fesses à Jornfeld, coupa Guldford, à la surprise de son auditoire, eh bien tu as mon entière acceptation et toute ma vénération ! »

Il avala une goulée d'alcool, et se tourna vers Joer.

« Par Modan, voir ce moins que rien se faire cramer la figure par un dragon aurait pour sûr quelque chose de jouissif ! Haha ! »

Hëryn lui rendit un petit sourire en coin.

« Depuis le jour où vous m'avez conté cette histoire, je n'ai eu de cesse de me rendre compte que chacun pouvait, à son niveau, influencer la vie qui était sienne. Si je peux vous prouver que les nains et les dragons peuvent s'allier. Pour le souvenir de ce voyage que vous m'avez offert malgré vous... je souhaite vous venir en aide. Mais... j'impose cependant une petite condition. »

Les deux nains gardèrent le silence une longue seconde, avant de se télescoper pour reprendre la parole. Guldford s'effaça, comme s'il fut naturel que Joer soit l'interlocuteur principal dans une telle démarche.

« Une condition... murmura Joer, hésitant, je suis perplexe à vrai dire. Jusqu'à aujourd'hui j'étais résigné à ne jamais remettre les pieds à Yarfolldür. Et maintenant, un dragon me propose de reprendre mon village par la force ? C'est cela, hein ?

-Pas forcément la force, objecta Hëryn, je n'ai jamais combattu que des créatures des Glaces et quelques groupes de chasseurs isolés, jamais un nid de bipède fortifié. Mais si mes griffes et mes pouvoirs sont le seul moyen de vous permettre de délivrer les vôtres, alors... oui, tu peux considérer cela sous cet angle.

Le nain se gratta nerveusement la barbe, le regard voltigeant dans la pièce, ne se posant que quelques secondes sur celui, toujours immobile, de l'écailleuse.

« Oh p... finit-il par lâcher en se couvrant la tête des mains, les revoir, en vie... Et cette maison... ma maison... Toute mon enfance... Les galeries et... Ah ! Tout cela a-t-il seulement un prix ? Est-ce que je rêve ? Hein, je suis en train de rêver ? Guld ? »

Guldford fit « non » de la tête, l'air amusé, un peu bêta, certainement à cause de la boisson.

Joer respira bruyamment, alors que l'aube semblait se lever au fond de ses prunelles sombres. Sa voix trembla légèrement lorsqu'il se redressa vers elle :

« Quel est ton prix, dragonne ? »

Le dernier mot, bizarrement, ne sonnait ni avec mépris, ni avec quelconque méfiance, mais comme si cette simple désignation portait en elle tout ce que le monde comptait de merveilleux et de passionnant. Hëryn en fut profondément surprise. « Dragonne », comme si elle était passée, en quelques secondes, d'objet de peur et de méfiance à une idole quasi sacrée. Devait-elle s'en sentir flattée ?

Hëryn planta son regard dans le sien :

« Emmène-moi voir le Dragon sous la montagne. En échange, je vous aiderai à vous débarrasser, toi et les tiens, du parasite que tu nommes Karmonand Jornfeld. »

Le nain haussa les sourcils. Il prit une inspiration, le regard vague, comme s'il ne savait par où commencer.

« Je ne connais pas ce dragon, Hëryn, finit-il par lâcher, sa voix plus basse et morne qu'à l'ordinaire, je ne sais même pas s'il existe. Comme je te l'ai dit, ce ne sont que des rumeurs, des mythes aussi vieux que nous. N'importe qui te rirait au nez... Mais... Soit. »

Ses yeux dorés se relevèrent pour finalement se détacher de la table et rencontrer les perles glaciales de la dragonne.

« Si tu m'aides à me débarrasser de cette ordure, je ferais tout mon possible pour te faire pénétrer dans cette mine abandonnée. »

La blanche sourit, puis avança une longue main blanche et sûre devant lui, paume ouverte.

« Marché conclu ? »

Joer ne sourit pas, mais ses yeux riaient pour lui. Après une brève hésitation, il empoigna la main du dragon.

« Marché conclu. »


- Sept : le Patriarche -

L'Hiver avait avalé Terra Mystica. Il ne restait plus une seule contrée ou le froid ne régnait en maître. Les Montagnes ne faisaient pas exception, et les cols, déjà pour beaucoup difficile d'accès, devenaient par moment complètement infranchissables, coupant les habitants des hauteurs de tout soutient extérieur pendant de trop longues journées.

Avec de telles conditions, les convoits se risquant sur les routes escarpées vers le petit val d' Elkaraahnt pouvait se compter sur les doigts d'une main. Et, en l'occurence, sur un seul doigt tout court. Les gobelins cachés derrière une congère qui surplombait de haut la route étaient légitimement en droit de se poser la question de savoir si les deux nains étaient complètement fous, ou s'il y avait autre chose. Et autre chose il y avait, haut dans le ciel, surveillant comme une mère aigle sa couvée, tournoyant en larges cercles au-dessus du petit chariot et du malheureux poney qui le tirait.


La poudreuse accumulée sur plusieurs mètres devenait un frein terrible à leur avancée. La dragonne se rapprocha du sol, scrutant les environs à la recherche d'éventuelles paires d'yeux inopportunes. Ils arriveraient bientôt dans un passage souterrain, et il lui faudrait prendre forme humaine pour espérer entrer dans une galerie naine. Cette perspective assombrissait son humeur et la rendait nerveuse. Cette perspective assombrissait son humeur et la rendait nerveuse. Alors qu'elle répondait à l'appel de détresse de Joer en perdant rapidement son altitude, l'idée de se retrouver de nouveau en deux pattes sous terre l'effrayait de plus en plus.

Le chariot avait finalement fini de s'embourber dans une masse informe de gel, de neige et de terre. L'animal quadrupède hennissait faiblement à la vue du reptile géant qui fusait comme une flèche en leur direction, coincé dans les brides de son lourd harnachement. Mais Hëryn n'avait absolument pas l'intention de s'en servir comme casse-croûte. Elle le rassura d'une caresse mentale qu'elle voulut la plus chaleureuse possible, se demandant si le petit cheval comprendrait qu'elle venait d'elle et non de nulle part.

La dragonne replia ses ailes et atterrit avec force tremblements sur une pointe de roc, à quelques centaines de mètre du convoit immobilisé.

« Détachez-le, dit-elle mentalement à Guldford en désignant de la tête l'animal, je vais soulever le chariot de l'autre côté de la passe. »

Les nains s'exécutèrent sans poser de question. Une fois les trois protagonistes hors de portée, la blanche s'avança dans la neige profonde jusqu'au véhicule. Hëryn détailla d'un regard acéré la petite construction de bois et d'acier, pour conclure sur la manière dont elle allait pouvoir s'en saisir sans tout démolir. La dragonne se cabra, en appui sur ses deux postérieurs, et glissa ses antérieurs sous le plateau, veillant à ne pas y planter les griffes. Elle soupesa légèrement l'ensemble, évaluant l'effort qu'elle allait devoir mettre en œuvre pour arracher tout cet assemblage à la gravité. Puis, sous le regard légèrement anxieu des nains, les ailes immenses se déployèrent de part et d'autre de son corps tel une toile d'art abstrait aux proportions gargantuesques.

« C'est parti. »

Poussant de toutes ses forces sur la plante de ses pattes arrières, Hëryn bondit à la verticale, enlaçant le chariot contre le haut de son ventre. Son chargement produisit toutes sortes de bruits en s'élevant dans les airs, alors que les ailes battaient furieusement autour du corps élancé de la dragonne. Le contenu du chariot s’amassa contre la toile, heurtant ses écailles de givre. L'effet de balourd la fatigua plus vite qu'elle ne l'aurait cru. La forme de l'objet n'était pas pour faciliter le transport par cette voie et la freinait énormément. Hëryn s’envola au-dessus de la passe dans un gros remous d'air froid, sa silhouette rendue sibylline par les contours du chariot toujours serré par ses pattes avant.
Ses yeux reptiliens scrutèrent l'autre versant de la montagne pour y déceler l'entrée du fameux tunnel, qui devait les mener droit au milieu du nid de serpents. L'endroit était parfaitement sauvage et la seule route qui permettait de franchir la pente abrupte s'éloignait rapidement en contre-bas dans les mètres et les mètres de neige qui s'y accumulaient joyeusement.

Enfin, elle enregistra un large renfoncement dans la muraille de granit, où une longue brèche laissait apercevoir une entrée dissimulée en son sein. Elle envoya l'image de ce qu'elle avait sous les yeux à Joer qui se tenait de l'autre côté de la crête. L'esprit du nain lui semblait lointain, mais il était suffisamment tourné vers elle mentalement pour qu'elle réussisse à lui communiquer furtivement :

« Est-ce là ? »

Quelques longues secondes s'écoulèrent, pendant lesquelles il lui semblât que le poids de son fardeau doubla.

« Oui ! Ici ! »

C'était plus une impression de joie et d'acquiescement qu'une pensée clairement formulée. Elle inclina l'aile droite et descendit lentement vers la zone escarpée. Soulagement de ses muscles lorsqu'elle put lâcher l'engin à moins d'un mètre du sol sur une petite corniche. Le bois gémit, les roues n'apprécièrent que modérément ce saut impromptu. Serres en avant, Hëryn atterrit contre la falaise, les doigts de ses ailes se fichant comme des pics à glace dans la roche. Elle resta ainsi plusieurs minutes, gigantesque papillon collé contre la montagne, pour reprendre son souffle et réfléchir à ce qui allait se passer ensuite. Joer n'avait pas voulu tout lui dévoiler, quant à Guldford, il ignorait jusqu'à l'existence du passage jusqu'à ce que son ami se décide à en parler. Il était d'avis à la dragonne que cela n'allait pas arranger leur relation, mais il n'était plus temps de se chamailler. Il s'agissait désormais ni plus ni moins que d'infiltrer et de détruire les positions qui cernaient le village de Yarnfolldür.

Aux vues de leurs maigres ressources, ils ne pouvaient se permettre une dispute de plus, a fortiori quand ils ignoraient ce qu'ils allaient trouver une fois là-bas.

La dragonne blanche déploya de nouveau sa voilure et fila comme le vent, débarrasser de son lest. Elle rejoint en moins d'une minute les deux lascars qu'elle avait planté là, debout grelotant dans la neige. Elle se posa et s'avança vers eux d'un pas ferme.

« Allons-y, intima-t-elle en leur indiquant son échine de la tête, plus on attend et moins je me sens de prendre le chemin de ce tunnel. »

Mais son plan avait cependant un problème de taille.

« Oooh, par la hache de mon arrière-grande tante, couina Guldford alors qu'il escaladait le membre tendu par Hëryn, les nains sont faits pour vivre sur terre... pas se balader dans les airs !! »

Il avait viré au rose, puis au vert, et enfin au blanc. Joer acquiesça. Il ne semblait pas en meilleurs état. Il se cramponnait aux écailles saillantes en évitant par tous les moyens de regarder le sol sous lui. L'écailleuse se ramassa sur elle-même, ses muscles roulant avec une aisance féline sous sa cuirasse adamantine.

« Ne te vexe surtout pas Hëryn, gémit-il quand il fut à califourchon entre deux piquants, mais je ne pense pas que ce soit une si bonne idée... Si nous ne sommes pas sujet au vertige... jamais un nain n'a quitté le sol... surtout... »

Hëryn bondit et s'arracha à la gravité en un battement d'ailes.

« ...de cette façon ! Hurla-t-il en fermant les yeux. »

Un son rauque accueillit sa plainte. La dragonne n'avait rien écouté de leurs suppliques, et elle se trouvait à présent à plus de deux cents mètres dans les airs. C'est à cet instant que Joer eut la forte mauvaise idée de relever ses paupières. Ses paroles se fondirent en un long borborygme tantôt grave, tantôt aigu, où il invoquait tour à tour tous les dieux connus et les sous-vêtements de ses ancêtres. Le vent relatif était si fort, le froid si puissant sur le dos de la fille de l'Hiver, qu'il leur fallut toute leur résistance naine pour ne pas finir en statue de givre lors de ce trajet, qui leur parut interminable.
Rougis de froid et bleus de peur, ils virent la paroi abrupte arriver droit sur eux à une vitesse alarmante. Ne purent s'empêcher de hurler lorsque le reptile ailé ne ralentit sa course qu'à la dernière seconde pour se fixer à la verticale sur le mur de roc.
La dragonne escalada les quelques mètres qui la séparait de la corniche avant de permettre à ses deux compagnons de retrouver la terre ferme.

« Que fait-on pour le poney ? Demanda-t-elle, je doute qu'il soit aussi docile que le chariot. Et le laisser dans la montagne l'expose à finir dans la gueule d'un prédateur quelconque.

-Je sais bien, soupira Joer, mais tu le tuerais si tu tentais de le prendre dans ta gueule ou dans l'une de tes griffes... L'un dans l'autre, nous n'avons pas le temps d'entendre qu'une once d'intelligence l'illumine. Et il est probable que nous n'ayons plus besoin de ses services avant longtemps... voir jamais. »

Le rictus qui conclut sa phrase déplut fortement à Hëryn. Elle exhala un petit nuage de glace en tournant sur elle-même pour lui faire face.

« Assez de partir battu, gronda-t-elle dans son esprit, le défaitisme ne sert à rien ! S'il faut que je parte seule survoler cette vallée et la transformer en linceul de glace pour t'en convaincre, je le fais. »

Le nain baissa le nez quelques secondes. Guldford posa une main sur l'épaule de son camarade et regarda Hëryn.

« Nous devons d'abord faire évader nos familles et nos frères, dit-il avec un calme surprenant, mais si nous y parvenons, Hëryn, s'il te plait, ne t'en prive pas. Ne t'en prive surtout pas. Si la surprise peut les prendre de cours, alors fais-toi plaisir, et détruis tout ce que tu pourras ! Ni lui ni moi ne t'en tiendront jamais la moindre rigueur. Karmodan nous a tout pris. Ce n'est que justice de lui rendre la politesse. »

Les narines de la dragonne se dilatèrent alors qu'elle toisait le nain de ses prunelles verticales. Elle ne savait pas si elle en était capable. Pour sûr, ce combat serait une grande première, même pour sa longue vie. Mais elle s'inquiétait bien plus pour eux que pour elle, chose que son instinct de dragon réfutait violement.

« Nous verrons, conclut-elle après un silence, tâchez d'abord de ne pas commettre d'imprudence inutile. »

Hum... C'était elle qui disait ça ?
Où était donc le temps où elle n'était pas plus grande qu'un cheval, et se battait dans le brouillard avec un Har'koa ? Loin, certainement. Aujourd'hui, elle était largement en âge d'être mère elle-même.

Ils défirent consciencieusement les maigres bagages qui restaient au fond du chariot, l’abandonnant dans le creux du flanc de la montagne, puis, leurs baluchons sur le dos,
Hëryn parvint à passer dans la brèche, passant prudemment son cou en avant dans le noir profond qui se présentait, tel un télescope vivant. Elle constata qu'au delà du seuil où elle pouvait se mouvoir en tant que dragon, l'entrée du tunnel à proprement dite était minuscule et invisible de l'extérieur. Une buée de givre entoura son museau froncé. Bien, elle n'avait pas le choix. À regret, elle se laissa glisser entre deux dimensions, son être se distordant en un éclair de magie pour se retrouver soudain prisonnier sur deux pattes, à un centième de son échelle normale.
Elle chassa ses mèches volatiles de devant ses yeux, épousseta par pur réflexe sa tunique blanche qu'elle considérait humblement comme l'armure naturelle de sa forme humaine.

« Je vous suis, annonça-t-elle, en laissant aux nains le soin d'ouvrir la marche.»

Joer acquiesça en silence. Ils entrèrent en file indienne dans ce qui semblait être un trou de souris à Hëryn. Bientôt, ils furent plusieurs dizaines de pieds sous terre, cachés au reste du monde dans ce boyau qui, vraisemblablement, avait été creusé quelques siècles plus tôt par une âme désireuse d'en préserver le secret.


Une petite silhouette était penchée sur son ouvrage. Deux doigts potelés pinçaient avec habileté une aiguille fine qui serpentaient entre de longs fils de couleurs pastels. Le soir tombait au travers de la petite fenêtre, et dehors tout était blanc. Meyna releva machinalement la tête pour voir quatre lanternes défiler devant l'ouverture, au travers du brouillard. Elle n'avait pas besoin d'en connaître les porteurs, l'ordre était toujours le même. Depuis des années. Le regard terne, elle revint à son ouvrage, resserrant son châle de laine brute sur ses épaules larges.
Cette soirée aurait pu être aussi morne et pâle que les précédentes. Et tout aurait pu rester ainsi encore des siècles. Aurait pu, en effet, c'est en ces termes qu'elle y repenserait plus tard. Car alors que l'aiguille traversait une énième fois l'étoffe, un bruit attira l'oreille de la naine. Elle était pourtant seule, dans cette maison. Alors pourquoi ces raclements ? Des rats ?

La tête qui émergea de l'ombre quelques minutes plus tard la laissa bleue de peur et de surprise.

« Par ici, s'écria Joer, j'ai trouvé la trappe ! »

Depuis plus de trois heures, ils arpentaient l'étroit tunnel qui descendait sous la montagne, pour enfin remonter vers la vallée. Tantôt debout, tantôt à quatre pattes, Hëryn n'avait pipé mot de tout le voyage, serrant les dents face aux douloureux souvenirs qui lui revenaient face à ce sentiment d'enfermement sous terre.

Enfin, le trou prit fin subitement, et, levant la tête, les trois acolytes avisèrent une énorme trappe en bois presque vermoulu. Joer se trouva vers eux :

« Cette ouverture donne directement dans la cave de la maison des Vlandermoth. Je l'ai découverte par hasard quand je n'étais qu'un gosse. Je suppose que les descendants doivent être au courant de son existence. Ce que j'espère, c'est qu'ils sont bien les seuls ! »

Hëryn et Guldford échangèrent un regard. Ce dernier se retourna vers son ami, la mine oscillant entre la joie infantile et une sombre inquiétude.

« C'est une aubaine incroyable mais... Depuis tout ce temps... crois-tu qu'on puisse encore compter sur les autres ? Je veux dire, les choses on dut bien changer. On ne peut pas prévoir leur réaction quand ils auront vent de nos plans...

-Certes, grogna Joer, mais au point où on en est, on a plus vraiment le choix, vois-tu. Et puis s'il faut « appuyer » nos arguments... Eh bien on appuiera, non ? »

Son regard avait dérivé vers la dragonne qui lui servit un air placide au possible.

« Encore faudrait-il être en mesure de le faire, marmonna-t-elle en agrippant les pans déchirés de sa vieille tunique. »

Ils en avaient de bonnes, ces bipèdes. Elle aurait bien aimé les y voir, coincés dans un corps faisant un dixième de leur taille normale et aussi fragile qu'une cuillère en verre !
Certainement envisageraient-ils quelques tâches quotidiennes sous un autre angle... Gardant ses réflexions de dragon pour elle, elle les suivit sans un bruit vers la surface, et déboucha en dernier dans une pièce aux odeurs de rance et de pourri. Ses sens hypertrophiés de reptile n'apprécièrent pas ce traitement de choc, au contraire de ses deux nains qui s'étaient déjà avancés pour ouvrir la porte...


"Modan a dû bien abuser d'hydromel le jour où elle vous a façonné ! glapit Meyna, bon sang, vous ne savez donc pas qu'ici tout le monde vous pense morts ?!

-Mort ? releva Guldford, comment ça ? On s't'enfui, certes - et il n'y là rien de bien glorieux - mais jamais nous n'avons eu de lances en travers du corps.

-Jornfeld a lançé des assassins à vos trousses le jour suivant votre désertion, soupira-t-elle, comme si en fin de compte il s'agissait d'une bonne nouvelle, et il s'est arrangé pour nous le faire savoir... Vous sousestimez de beaucoup le pouvoir de la peur, même sur de brave nains !

-Des assassins ? Vraiment ?"

Joer se gratta machinalement la barbe.

"J'aurais pensé en ce cas avoir à faire à de plus fins limiers, car nous n'avons jamais été inquiétés, même lorsque nous avons atteint Tilamus. Je mentirais en disant que nous étions tranquilles... et cela nous a d'ailleurs bien étonné. Mais il est vrai qu'il est plus facile de chercher une aiguille dans une botte de foin que de trouver un nain dans un labyrinthe de galeries abandonnées, héhé...

-Sais-tu si ces assassins sont toujours sous contrat ?

-Comment le saurais-je ? Le félon ne nous fait pas de confidence. C'est à peine si je suis autorisée à pénétrer dans sa demeure pour y laver le linge. Nous ne sommes que des esclaves, même pas mieux considérés que des bêtes de somme. Quant à ceux qui essaierait de quitter la vallée... elle eut un regard alarmé, le dernier c'était Kandalmar. C'est Ulnir qui l'a retrouvé. Il restait que la tête."

Le teint de Joer vira au cramoisi. Hëryn se tenait en retrait, murée dans un respectueux silence, ses yeux clairs dévisageant tour à tour les protagonistes comme à la recherche d'une chose qu'elle seule pouvait voir.

"Ce chien ne perd rien pour attendre. Comme tous ceux qui exécutent ses ordres avec le sourire !

-Alors c'est pour cela que vous êtes là, murmura Meyna, pour faire ce que tous ont voulu faire depuis cinquante ans..."

Elle consentit enfin à lâcher son ouvrage, d'un air las. Joer se renfrogna à la voir ainsi.

"Tu nous crois fou, hein ? Et tu as raison. mais c'est parce que tu ignores encore quelle carte nous avons dans notre manche !"

La naine leva un sourcil suspicieux.

« Tiens donc... Eh bien, ravie de voir que vous ne vous êtes pas ramené les mains vides. Donc ? »

Joer et Guldford échangèrent un regard, puis se tournèrent vers Hëryn d'un même mouvement. Ce n'est qu'alors que la petite femme aux nattes rousses sembla la remarquer. Longue et fine comme une lame, pâle dans l'ombre, la jeune humaine n'avait pas émis un son depuis le début de leur entrevue.
La naine la dévisagea d'un air sceptique, puis presque déçu.

« Une humaine ? Dit-elle d'une petite voix troublée, c'est... ça... votre « carte » ?

-Euryn n'est pas humaine, dit Joer, dont le teint était à présent aussi blanc que celui de la dragonne, elle est... eh bien, beaucoup plus que cela. »

Il conclut sa phrase avec une petite toux qui sonnait terriblement faux. Les yeux de la blanche étaient fixés sur lui. Lentement, ils glissèrent vers le regard d'émeraude de Meyna, qui affichait clairement un courroux presque infantile.

« Non ! Pas de mages. Pas de démons ou de ces sournoiseries. Pas de tours stupides. Vous savez comme moi que la magie est un art pour les fous, pour les détraqués ! Jornfeld lui-même s'y adonne...

-Ce n'est pas exactement ça. »

Pas exactement ? Pensa Hëryn, ben voyons. Non, en réalité, elle n'était pas mage, même si la magie était en elle comme le sang en eux. Du moins, jamais n'avait elle songé à la chose ainsi. Tout pour ne pas dire que les dragons étaient naturellement des mages, d'un point de vue bipède... Joer lui lança un regard éloquent. Quoi, il se défaussait sur elle ? La dragonne lui rendit son regard avec une légère moue réprobatrice. La figure de la rousse dépeignait à présent un tel mélange d'expression que la dragonne se pressa pour en finir, avant qu'il n'y ait une crise quelque part :

« Je suis de ceux que votre peuple hait pour de nombreux maux. Je suis de ceux que les vôtres nomment : les dragons. »

La bouche grande ouverte, Meyna ressemblait désormais plus à un poisson frit qu'à un nain.

« Un d... oh, vraiment ? Pouffa-t-elle, eh bien... rien que ça... »

Elle s'était redressé, soudain raide, et Hëryn sentait la méfiance et le dégoût poindre derrière l'incrédulité et le rire.

« Haha... Non, sérieusement ? Deux nains en cavale rapporter un dragon ici en pleine nuit. Non mais, vous arrivez à croire vous-même à votre histoire ? C'est extraordinaire ça ! Faut vraiment qu'vous soyez tous tombés sur la tête du haut d'une falaise ! ... Bah, enfin, regardez-la, toute maigrelette, toute... midinette ! Haha ! »

Et elle partit d'un rire gras. Sa réaction manqua de peu d'embraser Hëryn toute entière tant son amour-propre en fut touché. Seule une once d'intelligence permit à la dragonne d'entrevoir la catastrophe qui s'en suivrait si elle étripait l'impudence sur-le-champ. Un grognement qui n'avait rien d'humain franchit ses lèvres, résonnant dans sa gorge et sa bouche comme dans une cathédrale. Le rire s'arrêta net, alors que la petite bipède reportait son attention sur elle, surprise. Un frisson terrible parcourut le corps de la jeune humaine, révélant en une vague furtive une myriade d'écailles bleutées, qui disparurent aussitôt. Un long silence suivit.

« Doute si cela te plaît, grinça Hëryn, mauvaise, mais ne t'avise pas de m'insulter. »

La naine lui servit un air sévère et raide.

« Très bien, draque, je me le tiens pour dit. »

Guldford fronça les sourcils.

« Eh bah c'est bien parti, on dirait. »

L'inimitié entre la naine et la dragonne décida Joer : il s'imisca entre les deux rayons de leur regard.

« Hëryn est une ancienne amie... il se racla bruyamment la gorge pour couvrir le grondement de l'écailleuse, rencontrée alors que nous marchandions dans les Glaces. Nous n'avons pas vraiment le temps de raconter notre histoire. Mais sache qu'elle est ici pour nous aider. Nous allons nous débarrasser de Jornfeld. Et de tous les chiens qui le servent. »

Les yeux d'émeraude s'agrandirent. Puis un léger sourire flotta quelques secondes sur ses lèvres.

« Je pensais qu'il n'y aurait jamais de nain avec assez de tripes pour dire ça. Heureuse de m'être trompée. Mais ici, tout le monde est tombé trop bas pour espérer encore. Vous verrez. Le plus dur n'est pas de planter une hache dans le crâne de cet imbécile. Mais de convaincre les autres de vous suivre. Ça ce sera une autre paire de manches. »

Elle les cacha à la cave, après leur avoir servi un repas plus que frugal, composé d'un bol de soupe au chou et de quelques lamelles de viande faisandée. Ils convinrent de se diviser le lendemain matin : Guldford irait voir sa femme et tenter de la rallier, tandis que Meyna conduirait Joer et Hëryn jusque dans la forteresse grâce à sa cariole de linge et de vivres qu'elle devait amener tous les deux jours sous peine d'y laisser sa tête. Un esclavage comme un autre, que la petite rousse supportait sans se plaindre, au grand damn de ses nouveaux locataires, furieux.

« Et après ? J'aime trop la vie pour l'abandonner si facilement, avait-elle rétorqué, même si elle n'est pas aussi rose qu'on le voudrait, ça pourrait être bien pire. »

La naine avait rassemblé tout un tas d'étoffes hétéroclites, les avait embarqué dans une charrette à bras à laquelle un bœuf famélique avait été attelé. Puis Hëryn et Joer s'étaient retrouvés à plat ventre sous des tonnes de draps, vêtements et autres chaussettes reprisées. Ils voyaient le paysage défiler lentement par les quelques fentes du bois.
Le véhicule s'était ébranlé dans un bataclan effroyable. Hëryn avait d'abord cru que l'assemblage de bois allait céder et les laisser sur place. Il avait encaissé le choc malgré tout, et Meyna les avait mener à travers le village, puis sur le sentier qui serpentait dangereusement dans la vallée, pour monter enfin vers le versant opposé.

La forteresse que le nain honni s'était fait bâtir n'avait rien de ces constructions grandioses que Hëryn avait aperçu en survolant les Glaces ou certaines contrées des Montagnes. Non, rien là dedans ne pouvait évoquer la grâce ou la puissance : ce n'était qu'un assemblage sinistre de cubes et de murs grisâtres rendus encore plus mornes par le froid. Le fort n'était pas bien gros, même pour une construction naine, et allait se nicher sur le flanc Sud du mont qui faisait face au village minier. Un long sentier escarpé et rocailleux y menait. On devinait un pont-levis grossier au-dessus d'un ravin. De là partait une muraille de pierres taillées aux créneaux hétéroclites mais imposants. Quatre tours construites à flanc de montagne surmontaient l'unique cours, alors que le centre était occupé par un gros cube gris qui, selon toute vraisemblance, devait faire office de donjon. De longues meurtrières noires étaient les seules ouvertures visibles.
Joer renifla d'un air méprisant.

« Et en plus il est devenu parano. Plus vite on s'en sera débarrasé, mieux on se portera... Et Terra avec nous. »

Hëryn émit un son parfaitement animal, qui aurait pu passer pour un grognement. Cet endrois lui hérissait les écailles. Le pire était qu'elle ignorait pourquoi. Même si elle n'aimait pas vraiment les bipèdes, elles s'étaient habitué plus ou moins à leurs tares et leurs défauts. Seuls ses deux nains entraient pour l'instant dans ses grâces. Mais ce que lui ispirait l'énrome bâtisse de pierre n'avait rien à voir avec ce léger mépris teinté de méfiance. C'était un hurlement venu de ses tripes, de son instinct. C'était une haine froide et sourde, comme si sa vie avait été battie pour la mener là en ce jour, et lui faire abattre ces murs... Quelque chose de malsain était là, entre ces murs. Et le dragon en elle rugissait de ne pouvoir s'y soustraire.

« Allons-nous en, finit-elle par siffler entre ses dents, à la surprise de leur conductrice.

-Je vous rappelle que c'est vous qui avez décidé de venir, se risqua Meyna, interloquée. »

Par dessus les paniers, Hëryn lui jeta un regard noir. En un battement de cils, ses pupilles étaient redevenues verticales. Un frisson remonta le long de l'échine de la naine, mais elle ne dévia pas de sa trajectoire. Elle rabattit d'un geste sec les couvertures sur les deux passagers clandestins et entrepris l'ascencion du sentier qui menait au repaire du serpent. Quatre garde, dont deux humains, étaient postés à l'entrée. Ils ne firent aucun commentaires, elle non plus. De trop longues années d'habitude dormaient ici.
Les sens reptiliens de la blanche lui offrirent une cartographie du lieu que ne pouvaient lui donner ses yeux. Des odeurs variées, plus ou moins écoeurantes, lui emplirent tour à tour les narines. Mais une l'attira particulièrement, alors qu'ils passaient près d'un caniveau creusé dans le sol.

« Du sang. »

Joer se retourna vers elle, l'air surpris. La blanche se passa la langue sur les lèvres, rendue anxieuse par sa découverte.

« Il y a eu une grande quantité de sang séché par ici. »

Le nain se rattatina sous les couvertures.

« Par Modan, qu'est-ce qu'ils trafiquent par ici... Je n'arrive même pas à comprendre leur langue. Ceux-là ne sont pas des Montagnes, ni même des Glaces... »

Enfin, l'attelage s'immobilisa à l'arrière de ce qui ressemblait à une grange. Ils entendirent des éclats de voix aux sonorités rugueuses, puis des répliques de Meyna. Les paquets de linge commencèrent à être oté de par-dessus leurs têtes, et tous deux prirent peur. Un grand frisson d'écaille parcourut Hëryn, qui s'apprêta à bondir hors de sa cachette, griffes au clair.
Mais rien ne vint. Une couche de paniers en osier et quelques draps déchirés les cachaient encore alors que les paires de mains avaient cessé de s'activer.

« Des gobelins... s'étrangla le nain, des... attends... mais qu'est-ce que ces horreurs fabriquent ici ? Ils sont censés habiter des kilomètres sous terre ! »

Lorsque les pas se rapprochèrent, le barbus lâcha le tissu et revint vers Hëryn, toujours appaltie comme une sole dans le sable. Elle ne savait pas vraiment ce qu'était un gobelin, mais le dégoût dans la voix du nain la persuada que ce ne devait pas être très bon à manger.
Meyna fit redémarer son chariot, et les pas lourd du quadrupède résonnèrent dans la place vide et morne. Par les fentes, Hëryn eut le temps d'appercevoir un nain en armure gravée de runes, puis une lourde porte se ferma sur sa vision.

« Vous pouvez respirer, leur jeta Meyna, personne ne s'amusera à nous suivre avec notre train de limace. Je ne suis pas une menace pour eux. »

Joer ne se fit pas prié et passa la tête dans un panier.

« Il va vraiment falloir que je parle à Hardek. Est-il toujours ici ?

-Oui, il l'est. Plus en très bon état, mais je pense qu'il sera content de te voir. »

Le trajet du retour sembla interminable. Des mercenaires humains aux allures rebutantes épiaient les faits et gestes des habitants, et Meyna dut user et abuser de tours et de détours pour les débarquer derrière la maison du vieux nain sans que personne ne les remarquent. Elle les abandonna à leur sort sans un mot.

« Hardek est le plus vieux et le meilleur forgeron de Yarfolldür, dit Joer à Hëryn, tu l'aprécieras certainement... bien que j'ignore quelle sera sa réaction vis à vis de toi. Hum... Bien, c'est maitenant que les choses sérieuses commencent. J'espère que tu as réussi à tirer les informations qu'il nous faut.

-Eh bien disons que je sais à peu près à quoi ressemble l'endroit, par où on entre et... mmm... les odeurs indiquent souvent plus de choses que les couleurs. »

La dragonne se mordilla pensivement la peau de l'avant-bras, avant de calculer le regard perplexe que glissait le nain sur elle. Elle stoppa sa toilette de dragon et reprit une allure plus humaine en le suivant par la porte de ce qui ressemblait à un abri à bois.
L'intérieur de la masure était beaucoup moins insalubre que ce que laissait supposer son allure. L'air y était assez sec, chaud, et une étrange odeur planait dans la pénombre feutrée, curieux mélange de cuir, de métal, de soupe et de bois. Un vieux lit trônait au fond de l'unique salle qui composait le lieu, séparé du reste par un petit rideau élimé. Un peu plus loin, l'âtre large de la cheminée éclairait la scène de nuances dorées et orangées. Un bric-à-brac innommable composait l'autre côté, où Hëryn retrouva la forme caractéristique d'une enclume. Une table était plantée au milieu. Et avec elle le propriétaire des lieux, qui visiblement ne les avaient pas entendu rentrer.
Joer se racla la gorge, trop bruyamment pour que ce soit fortuit.
Le dénommé Hardek consentit à lever les yeux vers eux.

Hëryn, ses grands yeux clairs grand ouvert pour capter la lumière, chercha ceux du nain parmi la broussaille blanche et grise qui lui mangeait le visage, tant depuis le haut de ses arcades que depuis le menton.

« Qui est là ? Grogna une voix éraillée, qu'est-ce que vous voulez ? J'ai pas d'quoi faire crédit.

-Hardek, lança Joer d'une voix si différente de la sienne que Hëryn en fut interloquée, maître Hardek, ami, c'est moi... Joer... Vnunk, le fils. Le dernier né... Le seul maintenant. »

Le nain assis posa lentement ses deux mains devant lui et se redressa, faisant face à Joer. Il passa une énorme main caleuse à la hauteur de ses yeux.

« Vnunk... répéta-t-il un ton plus haut, Joer... tu es parti... tu... mais... »

Il se leva si vite que les deux intrus en restèrent coi. Rapide, pour un bipède, pensa Hëryn.

« Mais pourquoi es-tu revenu, lui cria le vieux nain en lui plaquant ses mains sur les épaules. Après toutes ces années...

-Pour me venger, maître, lui sourit Joer, et pour vous permettre enfin d'avoir la vie que vous méritez. Oui, je sais, j'ai été lâche. Mais je n'avais ni la force, ni les moyens. Aujourd'hui j'ai les deux, et je reviens chez moi. Chez moi, pour vivre... ou pour mourir. »

Les deux petits hommes échangèrent un regard d'une intensité brûlante. Hëryn voyait ses yeux, maintenant qu'il n'était qu'à quelques pas d'elle. Deux billes d'un gris semblables à celui de l'acier terni par la bataille. D'ailleurs, deux billes qui venaient subitement de se fixer... sur elle.

« Et... tu n'es pas seul, conclut de lui même Hardek,

-Oui. Pardon... Je vous présent Euryn. Elle est... »

Le nain reniffla, le menton relevé, son regard presque aveugle détaillant pourtant les traits de la dragonne avec une minutie dérangeante.

« Elle est ce qu'elle ne paraît pas, gronda le nain. »

Joer parut décontenancé.

« Maître, c'est une amie. Disons simplement...

-Ne te fatigue pas, déclara Hardek qui ne le regardait plus, je sais ce qu'elle est. Toi. »

Il la pointa du doigt.

« Ton odeur. Oui, ne me regarde pas comme ça. Tu es peut-être une mignonne humaine, la sous nos yeux. Mais on ne la fait pas à un vieux comme moi, draque. Tu empestes le dragon ! »

Hëryn fronça le nez. Comment ça, elle empestait ? Quel toupet ! Il ne s'était pas renifflé lui-même, ce bipède mal léché ! Joer, en un geste vif, s'interposa.

« S'il vous plaît maître. C'est grâce à elle que nous sommes revenus, Joer et moi. Euryn vient des Glaces... de... de l'autre côté de l'océan... elle est très différente des dragons des Montagnes.

-Cesse de t'agiter, le houspilla Hardek, tu croyais que j'allais lui sauter au cou ? Elle n'a pas la moindre chance, coincée dans cette maison, avec une tunique de lin pour armure. Je suis un guerrier, pas un meurtrier. »

Hëryn fulminait. Elle lança un regard venimeux à Joer.

« Tu vas l'aimer. C'est ça. Encore l'un de ceux pour qui je suis un monstre à abattre ? Mais il a peut-être raison en fin de compte. Un peu d'aide pour un coup de hache ? »

Joer devint écarlate. Ses mains retombèrent contre ses flancs et il battit des paupières, incapable d'ajouter un mot. Hardek leva un sourcil.

« Dis-moi, dragonne, pourquoi as-tu accepter d'aider des nains ? Que viens-tu faire ici, à Yarnfolldür ?

-C'est une longue histoire, que maître Vnunk se fera une joie de vous raconter, fit-elle d'une voix mielleuse qui acheva de démolir son compagnon.

-Une autre fois, grogna Joer, là n'est plus temps pour ces choses. Euryn, je t'ai fait une promesse, tu m'en as fait une autre en retour. La destruction de Jornfeld. »

Hardek siffla. Un éclair malicieux passa dans son regard.

« Oooh. Rien que ça ? Hum. Je comprends mieux maintenant. C'est donc ça. Oui. »

Il ricana dans sa barbe et s'éloigna.

« Venez, tous les deux. Je crois que nous avons à parler affaires. »

Il raviva le feu dans l'âtre et les invita à sa table.

Une nouvelle nuit. Une autre. Encore un autre. Les discussions avec Hardek furent si longues que la dragonne eut l'impression qu'elles devinrent un pan entier de son existence. Joer ne les interrompait que très peu, fatigué, il dormait, assis sur sa chaise. Le vieux forgeron lui parla beaucoup de Yarfolldür et de son histoire. Il lui parla aussi des nains. Et des dragons. Hëryn sentit son cœur se serrer quand il lui conta son unique combat contre l'un des siens, un grand mâle rouge. Mais il y avait dans son récit tant d'émotions que son âme draconique n'en fut pas blessée. Le vieil éphémère avait été marqué à vie par cette rencontre, même si dans le mauvais sens. Il lui avait montré sa main où ne trônaient plus que trois doigts sur cinq.
En retour, elle lui avait parler des Glaces, de ses voyages, de ses combats dans la Toundra, pour vivre, manger, grandir, s'endurcir... survivre. Elle partagea même un peu de la mémoire draconnique léguée par sa lignée, chose que le nain accueillit avec un respect qui l'étonna beaucoup.
Au final, Joer avait raison. Elle aimait le vieux nain. Comme deux ennemis relevés du champ de bataille se retrouvant une éternité après, en temps de paix.
Elle lui enseigna du draconnique, des traités sur la faune et la flore glanés dans la bibliothèque de Tur'Laan. En échange, le forgeron lui enseigna quelques théories sur son art, le métal, les gemmes et même la runemancie. Hëryn se sentait bouillir d'impatience et de curiosité devant tant de nouvelles connaissances. Mais elle savait qu'elle avait une mission.
Et finalement, ils en revinrent là. Comment abattre Jornfeld et libérer la vallée de son joug de tyran infantile.

Mais alors qu'ils en venaient à envisager d'attirer le nain usurpateur hors de son trou, Hëryn évoqua un point qu'elle avait jusque là laissé en arrière.

« Joer, avant d'aller plus loin dans notre plan de rébellion, j'ai besoin d'aller sous la Montagne. S'IL existe bel et bien, je dois le trouver. Lui demander conseil.

-Tu es sûre ? Insista Joer, je veux dire, chaque jour que nous passons à nous terrer est un risque de plus d'être découvert. Et personnellement j'en ai assez de dormir dans les caves.

-Je dois y aller. »

Elle refusa de s'expliquer plus avant, mais demeura inflexible. Pas de plan de bataille ni de dragon sur les murailles tant que Joer ne l'aurait pas mené jusqu'à l'ancienne mine. Alors, le jour suivant, Joer retourna voir Meyna, et la convainquit par quelque artifice à les mener de l'autre côté de la vallée, sur le flanc Est.

Cette fois, ni draps ni vêtements. La naine rousse les avaient enfournés dans des tonneaux à l'odeur de charbon. Quand une paire de garde s'avisa de la regarder de travers, elle afficha sa mine déconfite mainte fois éprouvée de la pauvre paysanne sans défense, et les deux barriques sur pattes la lâchèrent, non sans avoir grogné dans leurs jargons :

« Une belle feignasse celle-là. J't'en foutrais moi. »

Meyna rit sous cape.
Elle les déposa en contre-bas d'une décente, dans une passe étroite où la glace avait fait mourir la plupart des arbres qui y vivaient encore quelques années auparavant.

Ils continuèrent à pied, leurs corps s'enfonçant à moitié dans l'épaisse couche de neige.
L'entrée de la mine abandonnée était avalée par des congères, la petite esplanade servant à l'exploitation s'étant effondrée à moitiée sous leur poids.

« Nous y voilà. Comme convenu. Maintenant, je suppose que tu souhaites y aller seule. Je ne peux pas te guider à l'intérieur. Les effondrements ont du complètement changer la cartographie, et je n'y ai jamais mis les pieds.

-Je vais me débrouiller, affirma la blanche, j'ai déjà eu l'occasion de passer par des tunnels tout aussi dangereux.

-Dans ce cas... on se relaiera autant que faire se peut pour attendre ton retour. Mais ne tarde pas trop. Meyna a de plus en plus de mal à être discrète. Guldford a failli se faire repérer hier. Il faut passer à l'action. Sinon on va finir par mourir pour rien.

-Je reviendrai. Et quand ce sera fait, tu auras ta vengeance. »


Hëryn prit une petite minute pour s'imprégner de l'entrée, ses formes, ses odeurs, comme pour tenter de deviner ce qui l'attendait à l'intérieur. Puis, sans un regard en arrière, la blanche pénétra dans la vieille mine. Une odeur de bois vermoulu la prit à la gorge. Les poutres qui soutenaient la galerie n'avaient pas fière allure, et déjà elle percevait des éboulis sur les côtés. Mais avec sa fine taille d'humaine, elle n'eut aucun mal à se faufiler dans le noir. Les galeries creusées par les nains étaient basses de plafond et étroites. Impossible de se transformer dans un tel environnement. Alors Hëryn dut parcourir deux bons kilomètres de boyaux infects et croulants avec ses deux pattes humaines. Elle pestait, feulait comme un chat quand sa peau délicate s'égratignait pour un rien. Mais elle progressait, et la température commençait à monter. Elle dormit plusieurs fois, lovée en boule, avant qu'enfin, son périple ne la mène vers une cavité d'une taille colossale. Fin du trajet pour les nains : des éboulis, des murs, et plus de tunnels.

Hëryn observa attentivement un amas de roche. Et se décida : elle devrait se frayer un chemin par elle-même. La magie vibra comme un diapason lorsqu'elle redevint dragon. La roche vola en éclat sous ses assauts furieux.

Finalement, les nains avaient certainement raison : des esprits effarouchés et peu éclairés avaient tout inventé. Elle ne trouverait rien dans les entrailles de cette terre, sinon une mort certaine si elle venait à se faire engloutir par les flots de feu liquide qui roulaient loin en contrebas. Hëryn souffla, la glace magique formant une myriade de cristaux éphémères dans l'air. Désapointée autant par son échec que par sa propre stupidité, la dragonne s'apprêtait à rebrousser chemin, quand le sol sous ses pieds frémit. Ses arcades se joignirent en un froncement sévère. Tous ses sens reptiliens en alerte, Hëryn tourna la tête pour repérer l'épicentre de cette drôle de secousse. Un tremblement de terre n'aurait pas été aussi court...
De nouveau, un tremblement. La blanche renonça à sa tentative de sortie, se retournant vers le passage sombre qu'elle avait envisagé d'emprunter. Elle déploya son odorat et son esprit, cherchant avec un fol espoir toute trace de vie.

Hëryn

Hëryn


Dragon

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Hëryn Sand-g10Mar 6 Jan - 22:15
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Histoire de Hëryn - suite



La grotte débouchait sur ce qui s'avéra être un puits aux parois particulièrement accidentées et très étroit. Les tremblements étaient faibles... mais régulier. Cette découverte ne l'en décontenança que davantage. Elle plaqua un peu plus ses longues ailes contre ses flancs, finissant de traverser la passe étroite et se perchant sur un minuscule promontoire qui ressemblait plus à une arrête de poisson qu'à un roc. Se griffes s’amarrèrent solidement à son support et le long cou de la dragonne se déroula au-dessus du vide, curieuse de voir ce qui pouvait bien se trouver par là.
Une odeur lui emplit alors les narines. Comment pouvait-elle l'avoir ignorée jusque là, tant elle était puissante ?! Hëryn n'en revenait pas.

L'endroit empestait littéralement... le dragon !
Pupilles dilatées sous le coup de la surprise, l'écailleuse se redressa de toute sa hauteur, cherchant désespérément à apercevoir une silhouette semblable à la sienne quelque part dans l'ombre. Elle ouvrit son esprit à ce qui l'entourait. Elle ne perçut d'abord que les minuscules consciences des créatures insectoïdes et autres qui gambadaient dans les entrailles de la terre. Puis, enfin, elle comprit. Et resta coite devant le constat qui s'imposait à elle.
Un esprit aussi large qu'un océan l'entourait, si profondément endormi qu'elle n'en avait rien senti. Hëryn se recroquevilla sur elle-même, jetant un regard éperdu à ce qui se trouvait sous ses pattes.

Elle était dessus. La grotte... était un dragon !!

Tout son être sembla s'embraser sous le feu de cette extraordinaire découverte. Combien de créatures avaient dû passer leur chemin sans même s'apercevoir de ce qui les entouraient ? Le colosse endormi devait au moins être aussi vieux que la montagne qui l'abritait. D'ailleurs, comment s'était-il retrouvé coincé ici ?
Un profond ronronnement de joie monta de sa gorge alors qu'elle effectuait un tour sur elle-même comme un animal de compagnie content de retrouver son maître.
L'esprit draconnique de l'ancêtre bougea. Revenu d'un coma réparateur, il sembla émerger des astres à une lenteur effrayante. L'avait-elle dérangé ? C'était fort probable...
La dragonne blanche tendit sa conscience vers lui, poussant son pouvoir de télépathie jusqu'à ses limites pour tenter d'appréhender l'être qui occupait tout l'espace autour d'elle.

Les murs de la grotte révélèrent leur véritable nature lorsque, en un énième grondement, le dragon daigna enfin bouger. Son échine se déroula doucement, faisant crisser ses écailles aux allures minérales les unes sur les autres. Un œil presque aussi grand qu'elle s'ouvrit dans l'ombre, d'un orangé-rouge aussi lumineux qu'un torrent de lave.
Hëryn se tassa contre le sol, tremblante tout à la fois d'excitation et d'inquiétude. Son instinct lui dictait que les siens, a fortiori les vieux mâles, avaient une forte tendance à vouloir rabaisser leurs semblables pour éviter toute tentative de lutte.

L'esprit du dragon géant était encore trop brumeux et bien trop complexe pour qu'elle puisse seulement tirer une conclusion sur sa réaction prochaine. Seulement, elle se contenta de lui adresser une bulle mentale d'affection, comme la petite qu'elle était devant un père adoptif. Ou plutôt, un arrière-arrière grand-père.
Après un silence et une attente interminable, le dragon retroussa les babines, sa tête à moitié enfouie sous les entrelacs de son corps gargantuesque laissant paraître ses commissures. L'écailleux laissa alors un vrombissement puissant emplir l'air de la cavité, faisant raisonner les accents gutturaux du draconnique aux oreilles de la jeune dragonne :

« Un petit blanc ! Je n'ai jamais vu telle couleur d'écaille

La voix était si énorme et si proche... Mais étrangement légère, douce... et amusée. Sans la moindre agressivité. Hëryn relâcha tous ses muscles d'un coup, comme sous l'effet d'une douche apaisante.

« Tu dois être en quête d'une vérité terrible pour venir à moi, souffla le dragon, moi qui n'avait pas l'intention de rouvrir l’œil avant, au moins, la fin des temps. »

Il semblait amusé de la situation, et en effet, c'était plutôt... drôle. Elle qui s'était habituée à être perçue comme une géante se retrouvait en position de souris.

« Eh bien, commença Hëryn, sa propre voix lui semblant timide et hésitante, j'ignorais à vrai dire si la légende de votre présence en ces lieux étaient vraie... J'avais simplement l'espoir d'y trouver l'un de mes semblables. Me voilà comblée. Un être aussi sage que vous saura certainement répondre à mes... questions... tout du moins si vous souhaitez y répondre ! »

Un rire aux airs de séisme lui répondit.

« Comblée ? Parce que tu m'as trouvée ? Petite blanche, ne soit pas naïve : je suis certes plus vieux que toi, mais ne me donne pas plus d'aura ou de vertu que je n'en ai. Je ne suis rien de plus que ce que tu seras à mon âge si tu y parviens, et certainement même bien moins. Je ne porte pas l'espoir de ma race. Du moins, depuis bien longtemps. »

Hëryn plongea ses prunelles de glace dans l'unique orbe de feu qui lui faisait face, fascinée.

« Je n'ai pas de pouvoirs extraordinaires, et je ne suis pas aussi sage que mes aînés encore de ce monde. Et si je suis ici... c'est bien parce que je le souhaite. Autrement dit : les visites ne sont pas vraiment autorisées.

-Je suis navrée, confessa la dragonne, consciente de sa bourde, mais je ne pensais pas vraiment vous trouver... et encore moins vous déranger.

-Je m'en doute. Sinon, je ne t'aurais pas laisser ouvrir la gueule. Mais je ne suis pas de cette trempe, non... »

Il bougea de nouveau, cette fois, Hëryn sentit la partie sur laquelle elle se trouvait se dérober sous elle. D'un battement d'aile, elle décolla pour laisser la queue du dragon filer. Il semblait faire exactement la taille de la grotte dans laquelle il s'était lové. Beaucoup de choses lui paraissaient intriguantes, et elle brûlait de déverser ses flots de questions intarissables.
Le dragon dégagea sa tête, qu'elle put enfin contempler dans son ensemble alors que le corps noueux se déployait vers le haut. Les ailes semblaient atrophiées et ses pattes, très courtes par rapport aux siennes.
La blanche recula pour le laisser s'installer face à elle, hésitante quant à la suite à donner à cette amorce de conversation. La blanche ramena sa queue autour d'elle, comme une sage élève s'apprêtant à écouter son maître, dressée vers lui, une expression joviale sur ses traits reptiliens.

« Je me nomme Hëryn, et vous ? »

Le dragon renâcla bruyamment, ses dents hétéroclites faisant une brève apparition entre ses babines épaisses. Ses grands yeux de feu la dévisagèrent avec attention pendant le court silence qui suivit. Un instant, le dragon sembla perdu dans ses pensées.
Le nom avait certes une toute autre signification pour un dragon que pour un homme, et le révéler pouvait parfois être difficile. Car, en draconique, il dévoilait bien souvent une grande partie de l'être psychique et physique.

« Je ne me souviens pas avoir eu de nom... je me suis éveillé seul de ma coquille, et est vécu seul les trois quart de ma vie... Cependant, oui, on me donnait un nom, surtout parmi les bipèdes de cette région autrefois. »

Un petit nuage de vapeur soufrée s'échappa de ses narines grandes ouvertes, faisant froncer le museau à Hëryn.

« On me nommait... « le Patriarche ». »

Il ne semblait pas particulièrement dérangé par cette révélation, mais aucune fierté n'émanait des sons graves qu'il donnait à entendre à sa cadette. Le Patriarche ? Rien que cela ? Et pourquoi donc, pensait-elle. Mais l'autre avait devancé la question.

"De là où je viens, les dragons étaient déjà très rares de mon temps. Oui. Je fus le premier à me poser près de la communauté d'une île sauvage. Un vieux mâle déjà bouffis d'orgueil par sa gloire passée auprès des siens. Voilà pourquoi je devins très vite le guide des jeunes qui vinrent à ma suite, et ce qui me valut ce nom auprès des bipèdes qui vivaient là. Je me suis installé dans ces montagnes plusieurs siècles plus tard, un peu par hasard à vrai dire... Mon nom m'a suivi. C'est ainsi que les dragons d'ici me connaissent. Les bipèdes aussi, même si la grande majorité m'a oublié. Hum. Je ne suis pas si célèbre. Je ne cherche pas à l'être d'ailleurs. C'est bien pratique d'être anonyme, quand on veut faire la sieste."

Sa remarque tira un simili-sourire à la dragonne.

"Mais si vous étiez tant apprécié, pourquoi cette décision de disparaître ainsi ?

-Pour mille raisons, toutes plus ou moins valables, grogna le dragon, la principale étant que notre temps est désormais révolu. Oh, ne fais pas cette tête là, je ne t'apprendrais rien. Tu as tes ailes depuis de trop nombreux hivers pour ne pas t’apercevoir que les dragons ne règnent plus que sur les cieux vides et les endroits les plus reculés et sauvages de ces terres.

-A vous voir, ce n'est pas mon impression, tenta Hëryn, que le défaitisme du vieux draque laissait perplexe, vous êtes aussi grand que l'un de ces palais d'éphémères, et vous pourriez à vous seul les écraser comme eux le font des insectes. Avec un tel guide, nos jeunes ne seraient plus aussi vulnérables à la naissance, et nous serions certainement plus nombreux à parcourir le ciel sans craindre les machines et les diableries des deux-pattes !

-Peut-être, admis l'écailleux avec un simulacre de sourire sur ses babines épaisses, mais tel n'est pas mon rôle. Si les grands ancêtres venaient à se tirer de leur sommeil éternel, ils en détruiraient certainement des armées entières... et après ?"

Les narines de Hëryn se contractèrent légèrement. Les iris de lave la fixaient d'un air grave alors que le ton se faisait plus morne, moins léger.

"Ils sont des millions. Fourmis pour nous peut-être. Mais ils n'en sont pas moins des créatures du Grand Esprit, celui-là même qui façonna notre ancêtre à tous avec les fils de magie cosmique. En cela, ils ont tout autant droit que nous à prétendre vivre sur Terra. Que nous soyons les premiers ne doit pas faire de nous ces tyrans imbéciles et sanglants que j'ai vu trop souvent. C'est là qu'est notre perte. Non par la faute de créatures qui se défendent.

-Ils nous exterminent, glapit la blanche, forte des images ignobles d'armes, de guerriers hurlants, de machines perchées sur les murailles que ses voyages aériens lui avaient permis d'amasser.

-La bêtise n'est en rien une primauté draconnique. Mais répondre à la violence par la violence n'est pas non plus signe d'une grande intelligence."

Un épais nuage soufré s'échappa de son museau, alors qu'il baissait la tête pour contempler le fond de la grotte.

"Cela dit, je n'ai jamais prétendu que les dragons allaient s'éteindre, ni qu'ils devaient rester passif si violence leur était faite."

Hëryn pencha la tête sur le côté. Elle trouvait la position de l'ancêtre un peu paradoxale.

"Je ne comprends pas, trancha-t-elle, nous ne devons pas nous laisser faire mais pas non plus les attaquer ?

-En quoi cela te pose-t-il problème ? Tu es encore jeune malgré tes siècles. Le feu t'habite. Tous les dragons vivent cette période exaltante où rien ne semble leur être impossible. Quoi de plus normal ? Notre corps a été conçu pour dominer un monde encore plein de sa furie primale. Quand tu auras vécu plus de révolution solaire que tu n'as d'écailles, tu comprendras certainement de quoi il retourne. Tu vivras encore quand leurs civilisation ne sera que poussière, si tu t'arranges pour ne pas finir avec un javelot en travers du corps. Alors tu n'auras, comme moi, plus rien à faire que de penser.
Oui, notre ère est révolue, c'est un fait : notre nombre décline à vue d’œil, nous sommes chassés de nos terres où jadis nous étions maîtres incontestés, certains d'entre nous finissent même par renoncer à leur vraie forme pour finir sur deux pattes humaines par peur de finir en poudre médicinale ou juste pour avoir la paix. Mais penses-tu pour autant que nous disparaissions ? Nous sommes moins présents. Mais ceux qui restent sont peut-être meilleurs que nous autres, les vieux. Ils sont rompus à la survie, rusés, habiles, puissants. Nous étions, il faut le dire... pour beaucoup, décadents.
"

Lentement, la lumière se fit en son esprit. Hëryn commença à saisir les tenants et les aboutissants de la pensée de son aînée.

"Gros, gras, seigneurs oisifs ou sadiques, vautrés dans nos richesses acquises de façon complètement inconsciente et au détriment parfois des plus faibles que nous... ah, combien de duels de dragons pour un peu d'or ou de gemmes ? Je me souviens d'un dragon, dont la cuirasse écailleuse avait l'éclat de l'or blanc... Un bijou volant. Il était si vantard que tous abusaient de lui avec seulement de belles paroles et compliments bien troussés. Il était si pathétique que je fus presque soulagé pour notre honneur racial de le savoir assassiné dans son sommeil par un mage peu scrupuleux. Ses magnifiques écailles ne lui ont été d'aucune utilité. Je pourrais t'écrire une bibliothèque entière avec ce genre d'exemple. Donc oui, ce temps est terminé. Les rares survivants de cette époque ont désormais quitté Terra, d'une manière ou d'une autre, même si la plupart sont encore en vie, ce n'est uniquement que parce qu'ils estiment encore avoir besoin de leur corps pour poursuivre une quête personnelle. Le plus souvent d'ordre spirituel. Et puis il y a les indécrottables, comme ce vieux fou à Volcania... il était déjà grand-père quand j'ai volé pour la première fois. Je ne l'ai jamais supporté malgré son âge respectable. Bien trop cupide, même pour un dragon. J'ai entendu parlé d'un fantôme bleu dans la Toundra. Je n'en jurerai pas, mais l'antique Âl-Daram était d'un bleu si dense qu'il en paraissait parfois irréel. Je me plus à croire qu'il s'agissait de lui. Bref. Non, il te faudrait t'enfoncer sous terre pour trouver ceux qui s'y sont endormi avant moi. Des jours et des jours, et si j'en crois ton aura magique, fille du froid, tu ne supporterais pas bien longtemps la chaleur qui y règne, contrairement à nous autres fils du feu."

La joie se disputait à l'amertume dans les pensées brutes et vives de la dragonne. Elle frémissait à l'idée de ces consciences sages et érudites intactes, encore ensommeillées et lovées dans la roche protectrice. Mais les savoir pour toujours endormis, pendant qu'eux, nouvelle génération réduite au strict minimum, devraient batailler sans aide aucune pour garder leur liberté et leurs vies...

"Nous ne pouvons donc pas compter sur nos aînés ? finit-elle par articuler sans pouvoir tout à fait masquer sa déception, sommes-nous condamner à contempler une gloire déchue ?

-Petite blanche, j'ignore ce qui en ton cœur provoque autant de ravage, répondit le dragon aux écailles sombres, mais tu devrais chasser cette ombre et cette haine acide. Elle te rongera le cœur sans que tu t'en aperçoives, et je n'aime pas cela.

Hëryn ferma les yeux. Haine acide ? Elle n'avait aucune haine envers lui. Elle était simplement... déçue. Elle se sentait si seule. Et désarmée face à ce qui l'attendait. Certes, elle n'était pas un oisillon sans défense, mais éviter les Humanidés et leurs préjugés, leurs guerres stupides et leurs idées saugrenues.

« Pourquoi me dites-vous cela, Patriarche ? En quoi mon inquiétude relève de la haine ?

-Je la lis à travers tes paroles, murmura le dragon, elle est diffuse, mais bien là. Tu n'aimes pas ce monde, ou du moins, tu vis dans le rêve du passé. Le présent te déçois et t'indispose. Et il y a une faille en toi. Tu es jeune et candide, mais tu as déjà expérimenté le chagrin, la colère et la rancune... Des émotions que tu maîtrises mal. Mais n'essaye pas de les briser, de les refouler. Accepte-les simplement, et fais-en une force. Cesse de regarder autour de toi avec ingratitude : la vie sauvage est le commencement, mais la civilisation n'est pas une tare pour autant. Elle ne mérite pas tant de mépris de ta part. »

Il bougea encore, changeant de position dans la grotte, sa queue interminable serpentant autour de la blanche. Elle ne pouvait qu'admettre qu'il avait raison. Mais en cela, le raisonnement du vieux dragon se mêlait aux prérogatives de Mère, qui pour Hëryn, avaient valeur de loi.

« Alors, puis-je vraiment venir en aide à ceux qui me le demande, vénérable ? Un dragon en a-t-il le droit ? Et surtout, le pouvoir ?

-Certains te diraient volontiers que les dragons ont tous les droits. Ce qui n'est pas faux en un sens : l'idée de droit ne va de pair qu'avec la notion de morale... Et beaucoup des nôtres en sont dépourvus depuis la nuit des Temps. Cependant, comme je te l'ai dit, le monde change. Aider n'est ni bien ni mal : tout dépend de celui qui considère la chose et de ce qu'elle apporte aux deux partis. Pense, pense par toi-même : notre créateur nous a doté d'un esprit aussi large et profond qu'un océan. Ce n'est pas pour le reléguer dans un coin. Ton instinct te parlera au moment voulu. Il est l'héritage de ta lignée, la mémoire intemporelle de ceux qui t'ont précédé, et de ceux qui te succèderont. Apprends à l'écouter, et à l'entendre même dans tes moments de doute. Surtout lorsque tu doutes. »

L'oeil luisant la regardait toujours, sans ciller, et Hëryn se surprit à en compter les stries.

« Quant au pouvoir... Hum. Le plus gros travers de toute créature est de chercher à égaler les dieux. Et nous étions des dieux, du temps où nous étions seuls ici bas. Peut-être notre arrogance est-elle une résurgence de cette lointaine époque, qui sait. Toi seule doit savoir si tes capacités sont à la hauteur de la tâche que tu te donnes. Mon expérience personnelle m'a appris que la volonté peut palier à la plupart des faiblesses, du moment que l'objectif est réaliste... »

Le dragon bailla, laissant tout loisir à son interlocutrice de détailler son intérieur et d'en humer l'haleine peut avenante.

« … As-tu d'autres question, souffle-givre ?

-Très certainement des millions, avoua timidement Hëryn, mais j'ai obtenu grâce à vous une certitude : il est bien plus utile d'apprendre par soi-même de par le monde que de se contenter d'une parole, aussi sage soit elle. »

Un ronronnement puissant accueillit sa remarque.

« En effet. Tu as la langue bien affutée, et tu es alerte. Je suis content de t'avoir rencontrée, Hëryn. Mais j'ai bien peur que mon sommeil ne me rattrape bien vite.

-Oui patriarche. Je vais ...vous laisser à votre repos. Puissiez-vous trouver la paix.

-Et toi le bonheur, petite blanche. Il se fait rare, de nos jours. Bon vent et que le ciel te soit clément. »

Leur museau se touchèrent, et leurs corps vibrèrent à l'unisson un court instant. Puis, l'énorme dragon de pierre se lova de nouveau, sa tête disparue dans un entrelacs d'écailles sombres, et Hëryn sentit l'esprit retomber lentement dans sa torpeur initiale. Il s'éloigna d'elle, dans une dimension à laquelle elle ne pouvait accéder, et en quelques minutes, ce fut comme si elle s'était trouvée seule au monde.
Elle resta dans la grotte quelques heures encore, à moitié endormie, mais ne parvenait pas à juguler la triste mélancolie qui la torturait. Son odeur était là, mais lui, n'y était plus. Plus vraiment. Elle avait l'impression d'être entourée d'un cadavre...


Hëryn réapparut à la surface alors que la lune était déjà haute. L'Hiver Éternel avait laissé cette nuit là un ciel aussi limpide que l'eau d'un lagon... et avec lui un froid sans pareil. D'aucun aurait su qu'elle n'était pas humaine à la voir ainsi déambuler dans la neige si légèrement vêtue sans bleuir de froid. Mais il n'y avait ici que Guldford, planté tel un roc inébranlable dans un renfoncement rocheux. Depuis combien de temps attendait-il de la voir sortir de la gueule noire de l'ancienne mine ? Il était rouge derrière sa barbe et son épais manteau de cuir.

Mais sa douleur sembla s’évaporer quand la frêle jeune fille pâle s’approcha de lui d’un pas dansant.

« Je savais ! baragouina le nain entre ses lèvres gercées, tu as réussi !

-Réussi, si on veut, répondit Hëryn avec l’un de ses petits sourires mutins, je suis parvenue à ne pas recevoir de plafond sur le crâne.

-As-tu trouvé… ce que tu cherchais ? demanda alors Guldford d’un ton qui laissait percer une inquiétude latente, je veux dire… celui que tu cherchais ? »

Elle l’aida à se relever en le tirant hors de son poste de guet, et ne consentit à ouvrir la bouche que lorsqu’ils furent en route pour la vallée. La dragonne avait fait une promesse. Et elle comptait bien la tenir, même si mentir à un mortel aussi attachant que Guldford dérangeait quelque peu sa moralité héritée de Mère.

« Non, je n’ai rien trouvé. Joer avait raison, ce ne sont que des légendes de nains. Cette mine est profonde, mais il n’y a rien d’autre que des chauves-souris et des insectes aveugles. Il n'y a pas de dragon sous la montagne. »

Un éclat triste se mélangea au soulagement dans les iris du bipède.

« Oh… Eh ben… Ch'uis désolé Euryn. Vraiment. Tu as fait tout ça pour rien.

-Pas pour rien non, sourit la blanche, on ne fait jamais rien « pour rien ». Ce petit voyage dans les abysses m’a appris beaucoup de choses. Et j’ai eu tout le temps de réfléchir lors de ma remontée. »

Puis, alors qu'il s'avançait déjà, la jeune femme le retint doucement du bras.

"Attends, je dois faire quelque chose avant de partir.

-Faire quoi ? lâcha Guldford, surpris,

-Un truc de dragon, lui répondit-elle en riant, quelques notes cristallines qui ramollirent le nain aussi surement qu'une bouteille d'hydromel millésimé."

Hëryn se pencha sur l'un des rochers qui encadrait l'entrée de la mine, à l'abri du promontoire, et laissa ses doigts redevenir quatre longues griffes d'albâtre pour y graver une série de symboles cabalistiques qui, vus de loin, ne ressemblaient pas à une œuvre quelconque. Elle se garda bien de laisser le temps au nain d'observer sa manœuvre, et s'empressa de le rejoindre pour l'attirer loin de la grotte.
Sur l'un des montants rocheux encadrant le passage vers les profondeurs d'un mont oublié, venait d'être écrit un nom, unique. Un souvenir muet pour quiconque n'avait pas d'écaille.

BOR MAH PAH


Leurs deux silhouettes se découpaient sur le tapis blanc des flancs dénudés de la montagne, alors qu’ils redescendaient vers la petite passe autrefois boisée où Meyna devait les rejoindre. Son instinct dictait à Hëryn qu’ils étaient bien trop à découvert, mais ses sens reptiliens atrophiés par sa forme humaine ne perçurent rien d’inquiétant aux alentours. Ils étaient malgré tout suffisamment loin de la forteresse grise pour que quiconque parviennent à les distinguer dans l’obscurité. Le crissement de la neige compacte sous leur pas était étouffé par le sifflement du vent, et leur odeur emportée par les effluves diverses du village minier.
La dragonne reniflait tel un animal aux aguets, sans que son compagnon n’en semble troublé. Pas de traces de Meyna lorsqu’ils parvinrent aux pieds des arbres.

« Elle devrait être arrivée, non ?
-Hum, gromela le nain qui semblait soudain contrarié. »

Il plaça sa main droite au-dessus de son front, comme pour diminuer la luminosité en plein jour. Ce que Hëryn trouva idiot, puisqu’ils étaient en pleine nuit.

« On a peut-être trop tardé. Elle ne pouvait pas s’absenter aussi longtemps sans que ça lui attire des ennuis, siffla Guldford, les mains sur les hanches,

-Je ne peux pas rentrer au village, conclut la blanche, les sentinelles n’ont vu aucun humain pénétrer dans la vallée, il serait illogique qu’ils en voient un sortir, je me trompe ?

-Non, tu as parfaitement raison… mais…mais… on fait quoi ? gémit-il, comme si solliciter son cerveau était une épreuve engendrant des douleurs insupportables. »

Son esprit de dragon n’arrivait pas vraiment à appréhender toutes ces émotions complexes qui défilaient sur le visage carré du nain. Mais elle sentait sa détresse.

« Du calme, je peux très bien survire ici. Et puis, en marchant un jour ou deux, j’arriverais sur l‘autre versant, et je pourrais prendre mon vol en toute discrétion. Je chasserai. Pendant ce temps, vous devrez convaincre vos anciens amis d’avoir confiance en moi. Et tu oublies : il vous faut un plan.

-Un plan, répéta Guldford, toujours nerveux, oui, ça, on peut compter sur Joer… mais toi ? Comment qu’on t’mettra au courant, hein ?

-Envoyez Meyna. Elle m’a eu l’air beaucoup plus dégourdie qu’elle ne veut bien le faire croire. Et puis même un vieux draque n’en pourrait plus de coudre et repriser ainsi jour et nuit des morceaux de tissu deux-patte ! »

Ils se séparèrent ainsi, alors que Guldford entrait en mode « camouflage » à l’orée du bois gelé. Hëryn, beaucoup plus grande, mis moins de temps à remonter la pente jusqu’à se trouver un joli poste d’observation sur une portion peu exposée du versant.

Elle laissa le vent balayer doucement ses mèches diaphanes. Le point sombre qui trahissait Guldford finit par se fondre dans l'obscurité et nul feu ne s'alluma, pas un seul garde n'ouvrit la bouche pour signaler une intrusion. Après tout, songeait-elle, depuis combien de temps avaient-ils été plantés là pour garder un troupeau qui ne bronchait jamais ? Ces nains étaient décidément bien trop dociles... La dragonne renâcla. Cela allait changer. Très bientôt.

Hëryn parvint sur le versant Est après une journée et demi de marche sur ses petites pattes de bipède . Elle soufflait et pestait contre ce corps qu'elle ne parvenait toujours pas à apprécier. Il était décidément trop mou, trop frêle, trop... bref, rien de draconnique. Les animaux ne s'y étaient pas laissé prendre, à son plus grand désarroi : aucun n'avait osé l'approcher, même sous ses airs d'appétissante juvénile humaine. Les loups avaient fui dès son odeur à portée de museau. Et la dragonne avait commencé à comprendre : elle ne pourrait jamais maîtriser ce pouvoir entièrement si elle n'acceptait pas ce qu'elle devenait.
Sa peau glaciale, son teint blafard, même son odeur... Sa métamorphose restait un trompe l'oeil bien médiocre. Un nuage de buée accompagna sa pensée, alors qu'elle s'écroulait sur les genoux dans le coton givré. Elle passa ses doigts sur la peau dénudée de ses bras. Non, elle ne serait jamais une bonne humaine... Ses pupilles rencontrèrent le ciel noir constellé d'étoile. Parce qu'elle n'en était pas une ! Elle se souvenait...
Tur'Laan et ses étoffes merveilleuses, sa crinière d'or pur. Il sentait presque l'humain... Presque. Pourtant, il avait renoncé à vivre parmi eux. Elle ignorait pourquoi, mais elle avait senti une grande déception en lui. Elle ne voulait pas de cela. Même sa curiosité envers les éphémères, envers Guldford ou même Joer, ne la pousserait à enfermer ce brasier sauvage qui coulait en elle sans entrave, qui la faisait libre comme l'air. Voler.
Sa silhouette ondula. En un clin d’œil, elle était dragon. Elle était elle. Un puissant vrombissement de bonheur accueillit son décollage. Les ailes interminables claquèrent comme deux fouets, la propulsant loin dans les airs en un tourbillon de poudreuse.
Puisque le gibier avait fui cet endroit, la blanche choisit de s'éloigner, toujours plus à l'Est, en quête de quelque chose de comestible pour se ressourcer après ses récents efforts tant mentaux que physiques.
En quelques battement d'ailes, Hëryn dominait la montagne. Tel un condor géant, elle fila entre les rares nuages qui planait cette nuit-là. Seule avec le vent, seule avec la lune. Sous-elle, une région hostile et impénétrable, recouverte d'un glacier tout aussi impitoyable... Deux formes hideuses au sommet d'un rocher se disputaient quelque carcasse. La dragonne les observa du haut des cieux, peinte de l'orgueil du tout-puissant. Pauvres hères...
Elle, pouvait bien se permettre le luxe de choisir : l'Hiver l'avait couronnée reine, et le premier ours qui mettrait son nez dehors apprendrait à craindre la faim du dragon des glaces.

Hëryn s'éloigna encore. Bientôt, derrière la barrière des sommets, elle apperçut un reflet étrange, et une sensation nouvelle l'étreignit. La dragonne vira sur l'aile et plana en direction de l'extrême Est. Ses yeux se fixèrent sur la ligne d'horizon, au-delà des nuages gris. Et elle les vit pour la première fois.

Les limbes.

Un décor si morne, si plat, que l'Hiver sur Terra semblait joyeux en comparaison. Des reflets inquiétants semblaient indiquer le passage de l'autre côté du miroir. Hëryn sentit tout son être se dresser comme un cobra.
Rien de naturel là-dedans. Sa magie semblait réagir à l'endroit, et la dragonne s'enfuit à tire d'aile. Ces choses là n'étaient pas pour elle. Le lieu transpirait une magie obscure et incontrôlable, que sa nature même semblait refouler, la mettant mal à l'aise. Dépitée de voir que le monde avait bel et bien une fin, l'albatros à écaille se coula vers les hauteurs enneigées.
Sa découverte la laissa morose, alors qu'une créature quadrupède se risquait hors d'une énorme congère quelques centaines de mètres plus bas.
Basculant tête la première, le serpent volant fondit sur sa proie qui ne la vit, ni ne l'entendit venir.


- Huit : la Révolte -

Un orage de grêle avait éclaté au-dessus de la vallée, comme si les cieux eux-même avaient voulu signer la rage et la colère qui grondait ce soir là à Yarnfolldür.

Guldford et sa femme était parvenu à parler à plusieurs mineurs, qui avaient accepté de céder un peu de leurs maigres ressources en vues de la lutte à venir. La rumeur de leur retour avait bientôt fait le tour du village, et il n'y avait plus un instant où les oreilles du directeur minier se détournaient sans qu'il ne soit question de se soulever, de sortir les armes des placards et de suivre les deux "revenants".
Mais personne ne parlait ni de dragon, ni d'humaine. Joer avait fait promettre à Hardek et Meyna qu'ils tiendraient leurs langues tant que la blanche écailleuse n'avait pas montrer le bout de son nez. Ou de ses ailes.

Trois jours, puis ce que craignait Joer advint. Un garde nain mit la main sur Guldford, alors qu'il tentait de s'introduire chez Meyna. L'associé de Joer ne s'en laissa pas compter et le mit hors de combat. Mais bien vite, les choses tournèrent au vinaigre.
Ils furent bientôt deux sur lui. Puis quatre. Börnad, un gros nain rougeot dont les bras faisaient deux fois ceux d'un humain, se joint volontiers à la bagarre, faisant deux blessés graves à lui seul. L'altercation vira au chaos généralisé, alors que Meyna sortait de chez elle. Joer, paniqué, parvint à tirer Guldford de ce fatras, et la rousse couvrit leur retraite. Elle les fit monter sur un vieux cheval de trait qui tirait les wagons de mine, et tous trois s'enfuirent dans les montagnes au triple galop, alors qu'un cor sinistre annonçait la fin de la récréation.

Meyna les mena dans les hauteurs d'un col excentré, qui ne menait nulle part, l'autre versant se terminant sur un à-pic raide de plusieurs centaines de mètre de haut. Alors que les nains s'apprêtaient à la remercier, la rousse administra une baffe magistrale au fuyard.

« Et il est où, ton foutu dragon, hein ? Combien vont encore devoir payer pour vos petites manigances ? Il est où votre plan génial, hein ? J'en ai ma claque de me démener pour rien ! Rien n'a changé, rien ne changera !

-Elle va revenir, toussa Joer, elle nous l'a promis. »

Meyna se tut. Quelques secondes. Et éclata de rire.

« Joer, tu es un nain imbécile. Tu te mets à croire la parole d'un dragon ? Tu es vraiment tombé bien bas. En attendant, ils vont mettre le feu au village si personne ne donne une bonne explication à ce qui s'est passé. Vous êtes des hors la loi, ici, vous n'avez toujours pas saisi ?

-C'était Hevnar ! Gémit Guldford, écoeuré , il nous a trahi, ce... ce fils de... Il m'a reconnu, il m'a frappé et voulait me traîner avec lui... Bon sang. J'y crois pas...

-On est pas chez les séraphins là, hurla Meyna, bien sûr qu'il y a des pourris. Comme partout ailleurs. Descends de Ciel, mon pauv'Gul, faudrait arrêter l'hydromel, non ?»

Elle souffla par la bouche, ses yeux émeraudes emplis de rage, et se détourna d'eux.

« Vous restez ici. Je pars à la recherche de votre chose ailée. Si je ne la retrouve pas d'ici deux nuits, vous pouvez repartir d'où vous venez. La vallée se passera désormais de vous. »

Elle talonna le cheval qui détala dans la neige.

« Elle ne nous a même pas laisser le temps de répondre.

-Et qu'est-ce qu'on était sensé ajouter ? »


Meyna galopait vers l'entrée de la vallée. Elle savait qu'elle ne passerait pas. Pas avec le mur qu'avait construit Jornfeld et la taxe associé au passage. Que presque personne n'empruntait depuis le début du Grand Hiver.
La naine bifurqua et quitta le sentier. Le cheval peinait dans la neige, mais elle ne lui laissa aucun repos. Direction les sommets. Elle franchit les passes rocailleuses, manquant de chuter sur le verglas et les assauts du vent. Mais elle parvint néanmoins rapidement à rejoindre les lacets qui menaient à un antique poste d'observation nain, laissé à l'abandon depuis qu'il avait été détruit par un dragon des centaines d'années auparavant.
Quand la cavalière fut parvenue sur le promontoire balayé par un vent de tout les diables, elle mit pied à terre.

Son regard embrassait l'épaisse couverture noire qui recouvrait le monde et pleurait sa neige éternellement. Pas l'ombre d'un battement d'aile. Elle mena le cheval à l'intérieur de la tour de pierre et l'attacha à un anneau resté fiché dans le mur.
Et elle attendit. De là, elle voyait quasiment toute la vallée, sauf l'enfoncement de la forteresse et le versant le plus éloigné. Celui de la mine. Le ciel restait vide.
Transie de froid, elle se décida à rentrer. Elle revint à son poste trois heures plus tard. Anxieuse pour ce qui se déroulait en bas. Les mains en parte-voix, elle s'égosilla vers le ciel, comme si une paires d'oreilles avaient pu entendre un tel appel au-delà des sifflements de la bise glaciale.

« EH OH ! EH OH ! »

Sa voix se répercuta en un court écho avalé par le vent. Les dents serrées, Meyna enrageait. Si seulement elle avait eu le marteau de guerre de son défunt père, ce maudit dragon...


Rassasiée, Hëryn s'était endormie sur une corniche, loin à l'Est de Yarnfolldür. Sa digestion avait un temps éclipsé son devoir, et ce ne fut qu'en s’éveillant d'une – trop – longue sieste que la dragonne comprit qu'elle avait plus tardé que prévu. Bah, un dragon est bien libre de faire ce qui lui chante après tout, non ?

Mais le sentiment d'urgence qui naissait en elle n'avait rien à voir avec une envie pressante. Quelque chose ne tournait pas rond, instinct draconnique. La dragonne de glace prit donc son envol pour la vallée. Elle ne mit que quelques heures à l'atteindre, portée par le vent froid.
Elle monta, au-dessus des nuages, jusqu'aux sommets les plus petits, glissa entre les pics de roches acérés. Et la vit.
Une toute petite tache noire devant ce qui ressemblait à une construction d'Humanidés. Elle ajusta sa vue de rapace sur le promontoire et reconnut Meyna. Seule. Que disait-elle ? Aucune importance. Le seul fait qu'elle soit ici, au beau milieu de nulle part, et non au village à cette heure du jour était un mauvais présage. Hëryn fendit les cieux dans un tonnerre d'ailes et de rugissement, pour fondre comme un faucon sur Meyna et sa maudite condescendance.


Meyna était une naine bien plus robuste qu'il n'y paraissait. Très belle pour celles de sa race, elle s'était destiné à suivre la carrière militaire de son père, avant l'arrivée de Jornfeld et la fermeture des cols. Alors, elle n'avait eu d'autre choix que de rester, prisonnière de son propre foyer, condamnée à faire ce qu'on lui avait ordonné de faire : des tâches de femme. Mais elle haïssait cette vie là, et son cœur battait tout autrement que celui des servantes dociles du nain avare. Meyna était sauvage.
Meyna était dure, et avait vu beaucoup de choses impressionnantes dans sa vie.

Mais rien ne la préparait à voir fondre sur elle une masse de plusieurs tonnes avec une envergure d'auberge humaine. Sa rétine se figea sous l'assaut des rayons pâles renvoyés par les millions d'écailles adamantines.
Non, elle n'avait décidément rien vu de tel. Aussi beau et effrayant tout à la fois. Ses mains retombèrent inertes à ses côtés, la bouche entrouverte de surprise, elle ne pensa même pas à reculer lorsque le dragon s'agrippa à la falaise devant elle, ses ailes gigantesques lui cachant soudain la lumière voilée du jour.

La chose avait la gueule grande ouverte, laissant paraître deux rangées de dents longues comme des poignards et fines comme des stylets. La surprise était telle qu'elle ne cilla pas quand l'idée de se faire dévorer sur le champ lui traversa l'esprit. Elle rêvait. Une telle chose, c'était pour Ciel. Non, ça n'existait pas.
Un rugissement lui vrilla les tympans, la plaquant au sol, dos contre terre. Ce ne fut qu'alors que la rousse sut qu'elle était parfaitement éveillée.

« Que fais-tu là, seule ? Où sont les autres ? Tonna une énorme voix dans son crâne, qui lui sembla étrangement familière. »

Meyna se releva tant bien que mal. Elle hésita, puis réussit à lever le regard jusqu'à rencontrer deux yeux d'un bleu glacier presque insoutenable dont les pupilles verticales lui donnèrent le frisson.

« Je suppose que... vous êtes... euh... Euryn... ? »

Sa phrase lui parut plus pitoyable que les jérémiades de Guldford. Mais elle devait se redonner contenance. Quelques notes d'un rire inhumain résonnèrent encore dans sa tête, et le dragon s'adressa de nouveau à elle :

« Et qui d'autre ? J'ignorais que tu fréquentais les miens, dans ces sommets. »

Les narines obliques s'ouvrirent et une brume glaciale s'en échappa.

Hëryn ne l'appréciait pas vraiment, cette femelle naine. Elle avait eu si peu de respect... mais à la voir figée de terreur devant elle, la blanche changea d'avis. Peu importe qu'ils m'aiment, du moment qu'ils me craignent. D'où lui venait donc cette pensée ? Elle était sortie spontanément de sa mémoire ancestrale. Elle devrait la supporter, faute d'en faire un bien maigre repas. Les mâchoires de la blanche claquèrent.

« Que fais-tu là ? N'a-t-on pas remarqué ton absence ?

-Ça n'a plus grande importance maintenant, s'affola soudain Meyna, ils ont trouvé Guldford ! Cet idiot est aussi furtif qu'un troll en pleine ville. Une bagarre s'en est suivi, durant laquelle j'ai pu extirper ces deux fous et les mettre en sûreté dans la montagne, mais ils ne survivront pas longtemps par ce froid ! »

Hëryn se redressa de toute sa hauteur et rugit, faisant sursauter la rousse. Pas besoin d'explications supplémentaires, le tableau était clair : le jeu du chat et de la souris était terminé, il fallait passer à l'action.

« Le village est attaqué ! Rugit Hëryn tout à la fois en draconique et dans le cerveau malmené de la naine, je ne laisserai pas faire une telle chose ! »

Repoussant la roche avec les doigts de ses ailes, Hëryn lâcha prise et décolla en chutant depuis la falaise. Elle eut à peine le temps d'entendre un :

« Attends ! »

Trop tard. La dragonne furieuse fonçait droit sur la vallée. Le village était dans son champ de vision. Aucune flamme ne s'en échappait, mais une agitation anormale l'animait. Poussant sur ses ailes, Hëryn prit de la vitesse, puis plongea sur Yarfolldür. Lorsqu'elle eut suffisamment perdu d'altitude, les gardes amassés autour de la population en effervescence l’aperçurent. Elle ne se préoccupa pas d'avantage de leur réaction : elle devait les éliminer et les empêcher de rapporter sa venue à la forteresse.

Le temps sembla se figer alors qu'elle atterrissait sur le toit d'une masure, qui s'écroula sous son poids. Hëryn emplit ses quatre poumons au maximum et déversa un courant glacial sur la foule terrifiée. Une longue langue de glace apparut sous l'air miroitant, séparant définitivement la garde mercenaire du reste des nains. La suite fut d'une confusion terrible. Les habitants partaient en tous sens, cherchant désespérément un abri, et les hommes de Jornfeld ne savaient pas vraiment par quel bout prendre cet événement. Dardant un regard de mort sur eux, Hëryn ne leur laissa pas le temps de deviner de quel côté elle se trouvait. Elle jeta son museau en avant depuis son perchoir, gobant le premier mercenaire suffisamment près pour son cou de serpent. Ses dents crissèrent sur le métal de l'armure de plaque, écrabouillant sans ciller ce qui se trouvait à l'intérieur. Le goût âcre du métal se fondit avec celui du sang, et la dragonne tressaillit. Cette sensation éveillait en elle une nature primale qu'elle avait toujours plus ou moins bien refoulé. Du sang.

Elle avala le bipède sous les regards horrifiés de ses compères, qui mirent dix bonnes secondes à accuser le choc de la découverte. Hëryn se jeta du haut du toit écrasant tout sur son passage et balayant ce qui n'était pas à portée de patte de violents coups de queue.

« Retraite ! Retraite ! Rugit un nain caparaçonné qui fuyait en direction du chemin. »

Un homme, deux fois plus haut que les nains, dégaina une énorme rapière aux reflets sombres et décida qu'un dragon était un adversaire digne de lui. Mais le froid le rendait lent et fébrile, alors que la blanche y gagnait des réflexes de vipère. Elle le désarma avec les piquants du bout de sa queue, frappant avec la précision d'un escrimeur, et l'envoya voler quelques mètres plus loin d'un coup de patte. Elle déploya ses ailes et survola les dernières maisons avant de noyer les fuyard sous un nuage de glace brûlant. Le cœur battant comme une centaine de tambour de guerre, Hëryn releva le museau et observa le carnage qu'elle avait fait. Yarfolldür avait subi une tempête et une avalanche en même temps. Encore sous le coup de l'adrénaline, la dragonne voyait rouge, et gronda quand un nain sortit pour la regarder en train de croquer un garde. Elle lui envoya un regard en coin, accompagné d'un message mental :

« Eh bien ? Tu souhaitais que je le laisse t'étriper ? »

Le nain sursauta et fit « non » de la tête. Elle délaissa le cadavre pour revenir sur ses pas. C'était la première fois qu'elle attaquait un nid de bipède. Ce constat la laissait dubitative. Allons, elle l'avait fait pour leur bien, non ? Alors pourquoi n'arrivait-elle pas à s'en persuader ? La dragonne secoua la tête, remettant ses idées en place. Elle devait trouver Hardek, il était le seul de cette troupe à savoir qui elle était, et certainement aussi le seul à pouvoir sortir ces nains couards de leur torpeur.

« Hardek ! »

La blanche avait étendu son esprit aux alentours, lançant son appel sans savoir où il allait retomber. Quelques minutes s'écoulèrent dans un silence de mort. Seuls les pas lourds du dragon résonnait dans les rues désertées. Hëryn réitéra son appel cinq fois avant qu'un grognement ne l'accueille.

« Alors c'était toi, tout ce bazard ? Maugréa le vieux forgeron en sortant d'une maison avec un sac sur le dos, on aurait dit qu'une guerre se déclarait ! »

Elle allait lui rétorquer qu'elle n'était pas à l'origine de la bagarre quand le nain laissa tomber ce qu'il portait pour lever les yeux sur elle.

« Par Modan, c't'e bestiau que voilà, s'exclama-t-il en levant haut ses sourcils broussailleux, j'avais beau m'y attendre, ça fait toujours un choc. »

Hëryn exhala un petit nuage blanc d'un air entendu.

« Hardek, les revenants ont été découverts. J'ai dû attaquer pour nous débarrasser des corbeaux de Jornfeld, mais le bruit va les attirer, ils vont débarquer comme une volée de moineaux et nous n'aurons plus l'avantage de la surprise. Je ne peux rien faire sans Joer et Guldford, les villageois sont terrorisés. Mais toi, tu peux les faire sortir. Il n'est plus temps pour la passivité. Révoltez-vous ! »

Bizarrement, « révolte » sonnait très bien dans l'esprit d'un dragon. Et comme pour donner un peu plus de poids à ses mots, elle poussa un profond rugissement aux notes guerrières. Hardek la dévisagea d'un air sévère, puis, lentement, ses traits soucieux se délitèrent pour laisser place à un sourire.

« Oui... c'est ça. Un leader. Toute armée a besoin d'une tête pour garder espoir. Pour qu'une communauté soit soudée, elle doit pouvoir tourner la tête dans une seule et même direction... »

Il semblait en proie à une grande réflexion et ses yeux d'acier brillaient d'une lumière nouvelle, effaçant du même coup le poids des ans.

« Joer t'appelle « maître ». Si c'est ainsi qu'il te voit, alors j'ai confiance en toi. Les dragons n'ont pas de maître, mais savent accorder leur confiance à ceux qu'ils en jugent digne. Et toi, tu en es digne. »

La révélation fit l'effet d'une bombe sur Hardek, Une expression de parfaite stupeur naquit sur ses traits, et il dévisagea la dragonne avec perplexité.

« Tu me … quoi ?

-Guide-nous, Hardek-qui-plie-l'acier, gronda Hëryn, allez ! Chaque secondes donne une chance en moins de vous sortir de cette vallée ou ne vous attendent que la peine et la mort ! Montre-leur la voie, ils ne sortiront pas tout seul ! Tu étais un vrai guerrier oui ou non ? Secoue-toi les puces, sors les crocs, et ce seront mes griffes qui vous ouvriront la porte blindée de cette maudite forteresse ! »

Le forgeron se frappa le torse du poing avec une moue éloquente.

« Par les mille marteaux des Grandes Forges, tu as raison, dragon ! Je dois le faire, en tant que vétéran, c'est mon devoir. »

Elle avait enfin réussi à en réveiller un. Enfin ! Elle voyait de nouveau la flamme de la liberté brûler en l'un de ces petits êtres résignés. Un son grave et puissant résonna depuis sa gorge, pareil à mille ronronnements félins. Elle le toucha du bout du museau, et il partit en courant vers la première porte qu'il vit. Quand il en sortit, deux nains étaient avec lui. Hardek fit ainsi le tour de tout ce qu'il restait de Yarnfolldür, et amassa le plus de mineurs possibles. Il parlait avec véhémence et n'hésitait pas à houspiller les sceptiques. Hëryn était restée à l'écart, observant la scène avec intérêt. Tel un agitateur, l'ancien guerrier tempêtait de plus belle, et sa colère, sa foi et son charisme devenaient contagieux. Les anciens esclaves redevenaient des nains libres. Et des nains plus enclins à se battre qu'à reculer devant une rangée de garde en armure.
Hardek baissa le ton et désigna alors la dragonne blanche du bras. Il se tourna à moitié et lui fit signe. Hëryn arqua légèrement le cou, abaissa sa crête en signe de non-agressivité, et s'avança. Les regards se fixaient tour à tour sur chaque partie de son corps, inquiets, dubitatifs, admiratifs, haineux, . La blanche laissa glisser ses yeux sur chaque visage, chaque paire de bottes. Être le centre d'autant d'attention la grisait et la gênait tout à la fois.

Hardek parlait du passé, d'une vallée libre qui produisait suffisamment de minerais pour vivre. Il parla du présent, de la famine, de l'Hiver rude auquel il serait impossible de faire face éternellement dans ces conditions. Il parla du futur. Et chacun de ses mots semblait gravé dans la roche. Il fallait bouter Jornfeld hors d'Elkaarant, hors des Montagnes si possible. Récupérer leurs terres et leurs biens. Et la petite foule, pour la première fois depuis près de cinquante ans, se retrouva soudée autour d'un même mot : liberté. Hardek frappa son torse de son poing au niveau du cœur.
Hëryn le couvait d'un regard à la fois doux et brûlant. Qui aurait cru qu'un vieux ronchon pareil pouvait avoir autant de verve ?
Quant il en vint à présenter Hëryn et ce pourquoi elle était là, la dragonne se retrouva encerclée par les habitants de Yarnfolldür. Des dizaines de mains vinrent toucher ses écailles, des voix hétéroclites posaient des questions, discutaient, maugréaient, mais elle ne pouvait vraiment les écouter, toute à cette drôle de sensation que lui faisaient les mains minuscules qui tâtaient ses griffes, caressaient ses ergots, grattaient ses écailles.

La réunion fut interrompue par un son de cor émanant de l'autre bout de la vallée. Ce fut le branle-bas de combat. Chacun fila dans son quartier récupérer tout ce qui pouvait l'être. Un rendez-vous était fixé dans une heure au bas du petit plateau, au bas de ce qui était en temps normal un ruisseau, mais qui désormais était un lit de glace couvert de sapins.

Hardek lui fit signe de le suivre. Elle s'arrêta à côté de son gîte, et il disparut par la porte de derrière. Elle entendit toute sorte de bruits divers plusieurs minutes durant, avant que le nain ne réapparaisse.

« Je l'avait gardée, par nostalgie. Jamais je n'aurais cru y rentrer encore à mon âge, haha ! »

Il portait une armure, des pieds à la tête, et lui parlait avec un écho métallique depuis l'intérieur du heaume. Hëryn observa la chose avec curiosité.

« Qu'est-ce que c'est ?

-Une armure runique, pardis ! s’esclaffa Hardek, celle que je portais lors de ce fameux combat contre Melfarnax le Poupre ! Bon, elle n'est plus toute jeune et certaines pièces mériteraient d'être refaites, mais le pouvoir des runes ne s'affaiblit pas avec le temps. J'ai de quoi encaisser une dernière bataille ! »

Ses yeux riaient, et Hëryn agita la queue comme un petit chien joyeux.

« Alors on y va ?

-Attends, il me faut retrouver mon marteau de guerre. »

Et il repartit en arrière d'un petit pas alerte, accompagné d'un bruit de ferraille. Quand la porte s'ouvrit à nouveau, Hardek portait au côté une arme impressionnante comparée à sa taille. Hëryn se demanda où il trouvait la force de soulever pareille masse.

« Toi aussi, tu devrais en porter une pour les batailles, rigola Hardek en tapotant amicalement la griffe qu'il avait sous le nez, bien que j'ignore quelle forge pourrait bien produire autant de pièces ! La quantité de métal serait certes prohibitive.

-Je n'ai pas l'intention de livrer sciemment d'autres batailles, conclut Hëryn. »

Et elle ne souhaitait pas lui avouer qu'elle ne voyait pas comment décoller avec autant de poids sur le dos.

Il fut décidé que l'assaut de la forterresse serait donné le soir même. Les rebelles avaient vidé les réserves et il ne restait plus rien à manger : vaincre ou mourir, avait affirmé Laraht Müdir, en écoulant sa dernière bouteille d'hydromel.

Meyna avait sortit d'une cachette de sa cheminée une hache magnifique ornée de runes bleues.

« Celle de mon grand-père. Une fierté pour ma famille. »

Et la naine de la faire tourner avec une surprenante aisance entre ses mains. Elle avait fini par accepter de récupérer Joer et Guldford, transits de froid et affamés. Hëryn avait avalé les vivre que lui avaient proposé les nains, plus par prévision que par réelle faim. Et tous avaient attentivement écouté le vieux forgeron exposer ses plans de bataille. Avec l'aide de Meyna, Joer et Hëryn, il avait décidé de diviser la troupe en deux : une diversion par la terre pour empêcher les sentinelles de voir venir le vrai danger : Hëryn attaquerait la porte par les airs et les feraient tous rentrer en force dans la grande cours. Elle s'occuperait des hauteurs pendant qu'eux progresseraient à l'intérieur des bâtiments.

La journée touchait à sa fin, et toute une époque avec elle. La neige s'était remise à tomber, doucement, et le vent n'était alors qu'une caresse froide.

Hëryn planait depuis cinq bonne minutes déjà, embarquant à son bord cinq nains, dont Joer, Guldford, Meyna et deux autres. Il était prévu que le premier assaut – une diversion – serait donné alors que le soleil rasait les sommets Sud, éblouissant de fait ceux qui auraient tenté de regarder le ciel en sa direction. La troupe à pied, menée par Hardek, avait récupéré tout ce qui traînait au village et dans la mine. Pelle, pioche, hache, fléau, fourche, casserole, tout était bon pour servir d'arme ou de protection de fortune.

La blanche vit Hardek et la trentaine de nains se précipiter sur la muraille avec des échelles, des cordes et des grappins faits de bric et de broc. La réplique ne se fit pas attendre. Les archers les mirent en joue, les mercenaires soulevaient déjà les échelles pour les repousser. La dragonne prévint les nains de sa plongée imminente, leur laissant exactement deux secondes pour accrocher leurs bretelles. Le plongeon se termina à deux cent mètre du sol, où elle entama une courbe serrée au ras du sol en direction de la grande porte. Son attaque fut si rapide qu'aucun archer n'eut l'idée de la viser avant de comprendre ce qui se passait.

Hëryn bascula dans les airs, envoyant sa queue à la rencontre de la porte, puis ses pattes arrières. Le choc ébranla toute la muraille à flanc de montagne et les gonds cédèrent dans un bruit épouvantable. À coups de cornes, la dragonne éventra le linteau et les piliers qui soutenaient la construction. Son rugissement sonna comme les trompettes d'une armée en marche.
Les nains révoltés déferlèrent dans la cour, et repoussèrent rapidement les mercenaires malgré leur inexpérience du combat. Ils étaient plus nombreux, et la présence du dragon les rendaient féroces comme des lions. Les cris de guerre retentissaient de tous cotés, et l'attaque vira au chaos.

Hardek hurlait sa rage, son marteau virevoltant dans les airs autour de lui. À chaque coup qu'il donnait, un os se brisait, une jambe s'arrachait. Sa force tenait autant de sa musculature que la vitesse donnée à son arme, et Hëryn se surprit à ladmirer. Qu'un si petit être contienne autant de rage de vaincre était presque effrayant. Mais question rage elle n'était pas en reste. Elle s'acharna sur les crénaux, les tuiles des tours, éventrant tout sur son passage telle une véritable tornade, se riant des flèches que lui tiraient les soldats du haut des toits. Elle se déplaçait trop vite pour eux. Libérant son souffle glacial, elle créa une bonne dizaine de statue de glace avant de voler jusqu'en bas pour aider la troupe à enfoncer une nouvelle porte.

D'un coup d'oeil, elle vit Meyna ferrailler avec deux nains. Le spectacle qu'elle lui offrit fascina Hëryn : la hache dansait littéralement autour de sa propriétaire, qui, souple et rapide comme un félin, s'amusait avec ses adversaires. Elle ne combattait pas, elle dansait, sur une scène, macabre, mais avec une telle grâce et une telle précision que chacun aurait trouvé cela... beau.
Soudain, la porte s'ouvrit des une dizaine d'êtres verts et minuscules se rua sur les nains, avec pour seules armes leurs griffes et leurs crocs. Si certains sefirent couper en deux dès leur arrivée, il fallut plusieurs nains pour repousser un seul gobelin enragé. La plupart portait des chaînes et des traces de maltraitance. Certainement était-ce là la raison de leur folie meurtrière : ils avaient été lâchés sur eux comme une meute affamée.
Hëryn mordait dans le tas, arrachait les gobelins comme des tiques sur le pelage d'un chien.

« Avancez, avancez, ils sont là pour nous ralentir ! »

Hëryn attrapa Hardek avec deux doigts et le posa sur sa tête.

« Il faut trouver Jornfeld. C'est lui qui commande, sans lui ils n'ont plus de raison de nous combattre. »

Et elle se rua sur la porte, la défonçant avec autant d'acharnement que la première.
La bataille se déplaça à sa suite, les gardes du palais, peu nombreux jusqu'alors, les attaquaient vague par vague, profitant des colonnes de la grande salle où ils avaient atterris pour jouer la montre. Hëryn se déchaîna en une tornade de crocs et de griffes dont aucun ne réchappait parmis ceux qui l'approchaient d'un peu trop près. Sur sa tête, Hardek participait largement aux dégâts, maniant son marteau avec une salutaire dextérité.

Mais l'effondrement du mur méridional avait fragilisé le haut de la bâtisse, qui souffrait des attaques de la dragonne. Une faille aparut. Puis une deuxième. Des fragments pleuvaient sur les combattants. Ses coups endommageaient les piliers, sa queue heurtait parfois un mur ou une poutre.

Le plafond s'effondra sur elle et la blanche sentit son épaule gauche plaquée à terre par une colonne. Elle chercha à s'en débarrasser, jusqu'à ce qu'une violente douleur lui indique qu'elle ferait mieux de s'y prendre autrement. Elle était indisponible, Hardek envoyé à terre par sa chute, et les nains mineurs s'étaient dispersés dans le hall. Mais alors que le combat tournait en leur défaveur, la porte du fond s'ouvrit et une vague supplémentaire de garde en sortit...

Et elle le vit.

Hëryn

Hëryn


Dragon

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Hëryn Sand-g10Dim 11 Jan - 17:26
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Histoire de Hëryn - fin



- Neuf : La Tisseuse de Givre -

Le fameux Karmonand Jornfeld. Du moins, estima-t-elle qu'il s'agissait bien de lui, car son nom semblait être gravé sur son front. Il ne ressemblait guère aux autres nains, et tout son être respirait le mépris et la condescendance pour les créatures qui lui faisaient face. Plus grand que la moyenne, maigre au visage long et émacié, il n'avait pas cette allure de cube ou de sphère des autres nains, mais ressemblait plus à un humain rustaud que l'on aurait rapetissé. Ses yeux étaient si clairs qu'ils en paraissaient vides. Une longue chevelure lisse et grise encadrait son visage, agrémentée d'une barbe toute aussi longue et tout aussi lisse.

Un silence de mort avait suivi son entrée, et Hëryn elle-même avait cessé de se débattre pour tourner son regard de glace vers lui.

« Je savais que tôt où tard il me faudrait redouter la faim d'un lézard géant tel que toi, serpent, déclama Jornfeld d'une voix morne et traînante, mais je ne m'attendais pas à ce que pour cela, tu daignes t'allier avec... tes ennemis de toujours. »

Sa commissure se releva légèrement et son regard fit le tour de la salle, s'arrêtant une fraction de seconde sur Hardek – puis sur Joer.

« Tiens donc. »

L'homme en armure noire aux côtés du nain lui souffla quelque chose. Jornfeld acquiesça d'un bref hochement de tête. Les gardes encore valides s'étaient regroupés entre leur chef et le reste de la troupe hétéroclite. L'épaule toujours coincée, Hëryn ne bougea pas, narines pincées, ses yeux formant deux fentes brillante sous ses épaisses arcades.

Joer s'avança d'un pas, sa hache pointée vers Jornfeld, le regard mauvais et l’œil brillant d'une lueur farouche.

« Plus jamais. Plus jamais je ne fuirai devant un traître tel que toi. Désormais, il n'y a que deux issues. Ma mort ou la tienne. Et je gage que ce soir, c'est ta tête qui roulera. »

La remarque fit sourire le mage. Un léger sourire ironique et mauvais.

« Tu gages ? Parce que tu as passé un pacte avec un dragon, tu crois que tu peux me déposséder librement, et de mes terres, et de ma vie ?

-Ces terres ne sont pas à toi ! cracha Hardek à travers son heaume, tous ici savent quelles machinations ont été les tiennes pour faire falcifier ces documents qui n'ont aucune valeur !

-Ma lignée est de sang bleu, martela Karmonand, et ces papiers ont étés authentifiés par l'un des plus grand expert que compte le Conglomérat !

-Mensonges !

-Et depuis quand le fait que tu sois de sang bleu ou vert te donne le droit de nous asservir ? Rugit Guldford, la monarchie a cessé en montagne depuis des siècles ! Ce n'est pas un abruti comme toi qui va la rétablir, Conglomérat ou non ! »

Une clameur hostile monta des maigres rangs des nains. La dragonne laissa un grondement grave et puissant remonter de ses entrailles. Jornfeld croisa les bras devant lui, visiblement contrarié.

« J'ai toujours su qu'il était inutile de bavasser avec des rustres de votre trempe, Rochkvarm. Vous venez de me conforter dans mon intuition. Vous tous, croyez-vous sincèrement que vous seriez encore debout si je n'avais obtenu des vivres du Conglomérat ? Pensiez-vous vraiment que toute cette nourriture vous tombait du ciel, avec un hiver sévissant depuis tout ce temps ? Vous seriez morts. Morts de froid et de faim, sans mes négociations auprès des puissants de la Montagne. Qui paie cette garde qui vous protège des périls des montagnes ? Hein ? Qui ?

-Sans toi nous serions libres et capables de nous nourrir tous seuls, cracha Meyna, droite et fière. »

Deuxième clameur et nouvelle fureur de Jornfeld.

« ASSEZ ! »

Le despote frappa du pied, aussi raide et froid qu'une lance de glace. Il darda un regard noir sur la naine rousse, suivit d'un grand geste du bras, qui résumait, au fond, sa pensée.

« J'ai été tolérant et magnanime. J'aurais pu vous chasser de vos terres sans plus de procès. Vous ne voulez pas de ma clémence ? Eh bien soit. Je n'en ferais pas un cas personnel. Je n'aime pas les solutions extrêmes. Mais... comme nous l'a gentiment rappelé notre ami Vnunk, il n'y aura qu'un gagnant ce soir. Je ne permettrais pas que l'on enfonce les portes de ma demeure de la sorte. »

Hëryn tenta de nouveau de forcer le passage, faisant tomber quelques gravats. Les regards se tournèrent de nouveau vers elle.

« Tu ne toucheras pas un seul de leur cheveux, tempêta Hëryn, qui parvint, dans un sursaut de colère, à briser la colonne d'un coup de queue, pas tant que je serais debout ! »

Et pour signifier qu'elle l'était effectivement, elle se remit enfin sur ses quatre jambes, dominant tous les Humanidés présents de plusieurs mètres. S'il voulait un adversaire, il en avait un. Un nuage de glace ponctua la fin de sa phrase mentale, alors que le rang de garde reculait spontanément. Elle sentit Hardek raffermir sa prise sur sa corne. Elle ne souhaitais pas mettre les nains entre elle et la mauvaise troupe qui leur faisait face, plus par peur de les écraser qu'autre chose. Mais d'instinct, elle sut aussi que le vieux forgeron ne la lâcherait pour rien au monde : il avait un compte à régler et n'était pas du genre à s'écarter pour laisser la politesse, même à un dragon cent fois plus gros que lui. Alors elle s'adressa à ceux qui l'entouraient, en bas :

« Reculez, j'en fais mon affaire. »

De nouveau, elle sentait le sang du dragon lui battre les tempes. Elle se revit, petite chose jeune et téméraire face au Har'koa et ses dents de sabre. Sa queue décrivait des huit dans son dos, alors que son échine se hérissait pour déployer les piquants de sa crête. Jornfeld sentit le danger, et il s'avança, inconscient du lien entre elle et ceux qu'elle prétendait protéger.

« J'ignore ce qu'il t'a promis en échange de ton aide, dragon. Mais laisse-moi te dire que tu fais fausse route. D'une part, je préfère t'avertir : tes flammes ne te seront d'aucun secours... »

Ses flammes ? Hëryn retint à grand peine un regard carnassier. Ainsi il pensait qu'elle était des Montagnes. Un dragon de feu. Voilà un avantage intéressant. La surprise en est toujours un.

« Je ne souhaite pas t'affronter, tu as suffisamment saccagé mon château pour me ruiner. D'autre part, que sais-tu de ces nains qui se disent tes amis ? Ils ont leur histoire, qui, je peux te l'assurer, vaut largement celle qu'ils ont pu me mettre sur le dos en bien des points. Ta race est reconnue pour sa sauvagerie, mais aussi pour sa sagesse... C'est donc à cette dernière que je fais appel. Laisse-donc les mortels régler leur différent entre eux. Je me charge de satisfaire ta volonté par ailleurs. »

Hëryn ne répondit pas tout de suite. Elle avait analysé le ton, les mimiques, et tentait de deviner où son interlocuteur voulait la mener. Il semblait bien trop confiant pour ne pas avoir de plan de secours. Et Hëryn se souvenait des paroles de Meyna : Jornfeld était un mage. Elle n'avait pas le souvenir d'avoir vu un nain user de magie. Joer et Guldford n'en était pas du tout friand. Alors que la magie était, pour les dragons, une seconde nature, voire même une nature tout court.

« Je suis curieuse de savoir ce qu'un être tel que toi pourrais me proposer. En quoi pourrais-tu me satisfaire ? Qu'as-tu donc que je ne puisse avoir par moi-même ? »

Jornfeld se gratta la barbe quelques secondes, l'air pénétré.

« De l'or, dit-il en souriant, dévoilant du même coup plusieurs dents d'un éclat jaune vif, beaucoup d'or. Je sais que les tiens raffolent des métaux précieux. Et les miens sont connus pour être de fins limiers en ce domaine. Or, argent, platine, cuivre, pierres précieuses, même d'autres métaux d'un autre genre : fer, titane, mithril, sélène, ou même... stratium, en petite quantité. Il n'est rien que je ne puisse t'offrir en échange d'une paix durable. À toi de choisir, et je m'engage à te le faire livrer dans les plus brefs délais... »

Hëryn fronça le museau. Il voulait l'acheter ? Elle n'y connaissait rien en politique, mais le terme lui évoquait clairement Guldford en train de présenter un verre de très belle facture à un client, qui lui proposait de l'or en échange. Elle n'était pas un gobelet ciselé, ça non !
Eh puis, qu'aurait-elle fait de tout cet or ? Le manger ? Mère disait souvent que manger des métaux précieux était très utile pour se reconstituer des écailles. Mais elle n'avait même pas de nid à elle où stocker quoi que ce soit. Hardek lui avait parlé du mithril et du stratium, des métaux aux propriétés très intéressantes. Mais encore : qu'aurait-elle pu en faire ? Elle n'était pas forgeronne, et n'était pas de ceux qui considérait qu'un dragon avait besoin de se décorer de bijoux comme les Humanidés.
Mais ce qui confirmait Hëryn dans son choix n'était ni les paroles des bipèdes, ni leurs propositions. Ses sens de reptile captait tout un univers qui leur échappait : odeurs, température, courant d'air... champs magiques. Et tout indiquait que Jornfeld n'avait rien d'un honnête commerçant. Il empestait le vernis, le soufre et le sang séché. Rien de bien naturel, même pour un nain aussi maigre et blafard. Et la température corporelle de l'humain à ses côtés était anormalement basse.
Que devait-elle faire ? Attaquer par surprise pendant qu'il attendait sa réponse ? Répondre malgré tout ? Mais quoi ?

« La première arme d'un dragon est son esprit, Hëryn, pas ses crocs ! » répondit la voix de Mère sortie de sa mémoire.

« Comme c'est étrange, siffla-t-elle, moqueuse, on m'a promis exactement la même chose dans le parti opposé. »


La surprise se peignit quelques secondes sur le visage de Joer, très vite effacée. Jornfeld eut un petit rire aigu.

« Oh oui, bien sûr, suis-je bête, j'aurais dû m'en douter. »

Il passa ses doigt sur sa ceinture incrustées de saphirs.

« Et Maître Vnunk aurait-il l’obligeance de nous dire où il serait aller pêcher une telle richesse ? Demanda-t-il, sarcastique. »

L'intéressé sourit à son tour, trop heureux de remuer le couteau dans la plaie que lui avait ouvert la blanche :

« Un bon commerce, bien géré, vaut autant sinon plus que tes magouilles et fricotages peu recommandables. Moi au moins, je peux m'essuyer la bouche avec les mains sans craindre une infection. »

Le teint blafard de Jornfeld vira au cramoisi.

« Tu vas me payer ça, chien galeux ... »

Et Hëryn, malgré le ton extrêmement bas, entendit le soupir de l'homme couvert de fer à l'oreille du mage :

« Laissez-moi le dragon, et vous avez le nain. »

Jornfeld, le regard toujours ancré dans celui de Joer, hésita. Puis acquiesça d'un ferme mouvement du menton, les narines pincés en une expression de pur courroux.

L'homme à l'armure noire bondit. Si vite, si haut que Hëryn comprit du même coup qu'il n'était pas humain. Il tenta de la frapper au côté, mais sa rapière heurta les piques de son coude et il dut s'écarter pour ne pas finir écrasé. La mâchoire de la blanche le rata du peu, et l'étrange soldat jugea qu'il l'avait peut-être trop sous-estimée. Par ce froid, les réflexes de la dragonne n'avait rien à voir avec ceux que sa taille laissait supposer...
Hëryn arqua le cou et envoya ses cornes à la rencontre des gardes. Hardek frappa dans le tas, sa masse faisant éclater un ou deux crânes au passage. Hëryn se recentra sur l'homme qui l'avait attaquée. Jornfeld avait reculé jusqu'au pas de la porte. Bizarrement, aucune inquiétude n'émanait de lui. Il semblait même confiant.


Le non-humain revint à la charge : il semblait s'être focalisé sur elle, jusqu'à en oublier le vieux guerrier et son armure runique, toujours planté au sommet de son crâne. Son arme rencontra l'armure d'écailles de diamant, et le son produit surpris par sa clarté. Hëryn sentit le choc pénétrer sa chair, mais les écailles ne frémirent pas, et elle non plus : il était rudement fort, néanmoins, elle avait de nombreux avantages sur lui. À commencer par le froid polaire qui filtrait du plafond béant. Il frappa encore, pour la détourner de Jornfeld et des gardes. Il essayait de passer derrière elle, et allait y parvenir si elle ne trouvait pas un moyen de le rabattre devant elle. L'idée vint de Hardek.

« Utilise tes postérieurs, lui souffla le nain, il ne s'attendra pas à ce que tu prennes le risque de te déstabiliser. Une fois qu'il passe à ma portée, je lui règle son compte par-dessus ! »

La dragonne vrombit pour confirmer qu'elle avait entendu et accepté. Elle continua de le balader dans les airs au gré des morsures et regards. Lorsque l'homme glacé tenta d'entailler son flanc pour la cinquième fois sans y parvenir, elle visa, leva sa patte arrière droite et la détendit dans sa direction à une vitesse fulgurante, à la manière d'un kangourou boxeur. L'homme fut envoyé dans le décors, son armure tintant telle une grosse cloche creuse.

« Désolée, confia-t-elle à Hardek, déçu, je ne contrôle pas toujours très bien ma force. Je ne pense pas qu'il soit mort, il était déjà froid quand il bougeait... ce n'est pas un humain.

-Je sais, grinça-t-il toujours près de son oreille. J'ai reconnu l'odeur. Un vampire. C'est à ton sang qu'il en veut, blanches écailles.»

Mais le vieux nain n'eut pas à regretter l'affaire, leurs manœuvres contre la créature avait laissé toute latitude aux mercenaires de s'en prendre aux autres rebelles. Et c'était un carnage.

Seuls Meyna, Guldford et un certain Bern se battaient comme des diables, les autres maniaient leurs armes de fortune trop maladroitement pour inquiéter les mercenaires qui leur faisaient face. Malgré tout, même blessés, parfois gravement, aucun ne baissait les bras. Ce qui ne fit qu'embraser le monde intérieur de Hëryn. Leur courage valait bien un dragon, et elle se sentait fière de les avoir choisis pour amis. Le présent lui donnait raison : elle avait rangé sa haine, pour le mieux.
Le problème était que leur trop faible nombre la faisait passer pour seule chance de victoire, à condition que le mage ne se mêle pas de l'histoire, ce qui était peu probable. Elle n'avait pas la moindre idée de quel genre de magie il pouvait bien user, et si seulement elle était en mesure de le contrer, avec son seul instinct draconique et quelques années d'entraînement en solitaire.
Elle était trop imposante pour pouvoir gérer tous les fronts à la fois. Un cri terrible lui fit lâcher sa proie du moment : Joer gisait à terre, un bras en moins.

La vision se figea dans le temps. Le sol maculé de sang, les larmes dans les yeux du nain, son regard désespéré alors qu'un deuxième coup allait lui être administré. Il sembla alors à Hëryn que quelque chose surgissait au loin, très loin, dans sa mémoire, un recoin sombre de son esprit qu'elle ignorait. Un brasier d'une puissante inconnue jusqu'alors, même lorsqu'elle avait vue cette hache en face d'elle, alors coincée et démunie. Là, maintenant, le mal était fait. Il lui apparaissait dans toute son horreur et sa froideur : les Humaidés ne le faisaient pas pour manger, pour survivre ou pour se défendre face à la Nature. Mais entre eux, pour des choses stupides. Des choses qui ne valaient rien à ses yeux. La chose bestiale qui remuait dans ses entrailles l'envahit tout à fait, et Hëryn fut transformée. La dernière chose de sensée qu'il y eut de sa part fut une phrase mentale dirigée vers Hardek, sur un ton renfermant plus de glaçon que la Toundra :

« Hardek, descend. Et couvre-moi. »

Le nain lui dit quelque chose qu'elle n'entendit pas. Elle n'entendait plus rien. Elle ne voyait plus que le corps supplicié de Joer qui se cramponnait à ce qu'il restait de son membre, et celui qui le dominait avec morgue. De l'ire liquide avait remplacé son sang et glaçait l'atmosphère aussi sûrement que la lave en fusion l'aurait porté à ébullition. La fureur la plus primale s'était emparée de la dragonne et l'animait tel un pantin sans autre but que celui qui était désormais imprimé dans ses prunelles : détruire.

Tout se passait au ralentit, tous prenaient lentement conscience du changement. Tout ce qui s'interposait entre l'écailleuse et son but fut pulvérisé sans autre forme de procès, sans la plus petite considération sur son intégrité à elle. Le soldat qui tenait Joer ne leva la tête que pour contempler une gueule béante garnie de dents acérées. Il mourut sans le moindre bruit, broyé sous les quarante-mille kilos de pression de la mâchoire qui le happa avec la rapidité d'un serpent. Le métal craqua comme la coquille d'un crustacé. Hëryn ne se contenta pas de sa prise. Elle le mâcha et le mâcha encore jusqu'à ce que la chose soit réduite à l'état de bouillie sanguinolente. Elle arracha consciencieusement tout ce qui pouvait être arraché, et cracha le résultat aux pieds d'un Jornfeld épouvanté.
Enfin de la peur. Une telle émotion sur son visage emplissait le cœur de Hëryn avec la force d'une armée. Rien ne pouvait plus l'arrêter. Qu'il essaye. Même sa propre mort ne l'empêcherait pas de lui faire subir le même sort...

Elle l'entendit bafouiller des mots étranges, et la magie fit vibrer l'air autour d'eux. Une violente douleur éclata à l'arrière de son crâne, la déconcentrant quelques secondes. Le temps au mage de s'enfuir. Hëryn poussa un rugissement que n'aurait pas renié la foudre. L'onde de choc prit Jornfeld au dépourvut. Il se prit les pieds dans le bas de sa robe et trébucha. La dragonne avait passé la tête par la porte, mais ses épaules ne passaient pas. Sa fureur était la plus forte, elle enfonça les côtés comme un bélier, un coup à droite, un coup à gauche, les murs entiers tremblaient sous l'assaut de son corps. Ses griffes achevèrent de faire éclater la roche fragilisée par le froid.
Elle n'eut aucun mal à rattraper le fuyard en quelques pas. Il se retourna et relança le sort. Cette fois elle s'y était attendu, et son esprit draconnique envoya une claque mentale en réponse aux balbutiements arcaniques. Jornfeld tituba, avant de lancer un autre sort qui l'entoura comme un bouclier, aux reflets pourpres et orangés.

Hëryn sentit qu'il était temps d'abattre sa carte maîtresse. Elle prit une grande inspiration, tel que le nain l'espérait, mais en lieu et place de flammes mortelles, ce fut un froid tout aussi létal qui déferla sur le maître des lieux, faisant apparaître sur toute sa trajectoire un tapis translucide aussi rigide que l'acier. La blanche n'avait pas calculé à la dépense : toute son énergie y passa. De son corps irradiait une magie qui fit miroiter l'air. La glace formait alors de longs entrelacs acérés comme des ronces, qui se propageaient vers Jornfeld à la manière de vipères furieuses. Les figures étaient d'une beauté éthérée, mais en cet instant, personne n'était en mesure d'en profiter. Le bouclier de Jornfeld ne le protégeait pas du froid. Il l'apprit à ses dépens. Le sortilège spontané de Hëryn l'encercla en quelques secondes, dessinant une prison glacée et sans pitié autour de lui.

La dragonne chancela, la glace continuant de s'étendre comme animée d'une volonté propre. Des arcs et volutes naissaient, brillants et transparents, autour d'elle. Hëryn se sentit partir. Le monde devint un tourbillon de couleurs et de formes distordues, alors que des éclats de voix et des chocs résonnaient en d'étranges écho. Sa tête heurta durement le sol et se fut le noir complet.

Elle demeura entre deux mondes un temps qui lui sembla infini. Dans l'obscurité sans fin, passé, présent, et même futur, se croisent, se mélangèrent en une série effrayante de flash, de mots, de sensations. Puis plus rien. La dragonne flottait dans le néant, le corps déconnecté de son esprit, en proie à un calme d'une profondeur absolu. Tout était terminé, à présent. Et son esprit voguait dans les dimensions astrales, libre.

...

Sa méditation éthérée fut cependant interrompue au moment où elle s'y attendait le moins, et son retour à la réalité fut plus brutal que le départ. Quelque chose d'incroyablement dur l'emprisonnait et bloquait tout mouvement. Hëryn grogna, peinant à rouvrir les yeux, même la faible lueur du jour filtrant dans la pièce était difficile à supporter pour ses yeux.

Doucement, ses prunelles s'habituèrent, et elle put entrevoir les formes de ce qui l'entourait. Elle était étalée à terre, ses ailes toujours repliées contre ses flancs, enroulée dans une myriade de fils de glace de tout diamètre, qui s'étalaient dans la pièce et au-delà. Ses yeux allaient et venaient, stupéfaits, sur la prison de glace qui formait d'incroyables motifs, dont certains rappelaient étrangement une toile d'araignée, ou de la dentelle fine. De sa patte avant gauche, elle parvint à briser les fils les plus fins. Mais un énorme tronc formé de multiples spirales enserrait son ventre et s'enroulait autour d'elle jusque... Son museau se releva et elle aperçut alors le résultat de la magie qu'elle avait invoquée.
Jornfeld, le visage inexpressif, aussi bleu qu'un lapis-lazuli, se tenait droit au milieu d'une rosace de pointes de glaces qui l'avaient transpercé de part en part. La scène était figée dans la glace pour l'éternité, tant qu'aucune flamme assez chaude ne viendrait la faire fondre.

Puisses-tu ne jamais trouver ni paix ni réconfort là où tu vas, ragea Hëryn, qui malgré sa convalescence n'avait rien oublié de leur combat.

Ce qui l'inquiétait plus que le piège glacé, était le silence qui régnait dans les environs. La lutte avait cessé. Depuis combien de temps était-elle inconsciente ? Impossible de le savoir. D'un mouvement de tête, elle libéra son nez et réussit à tourner son regard pour faire entrer la porte dans son champ de vision. Pas étonnant que nul ne soit venu la délivrer ou l'étriper. La glace avait tout envahit. Hëryn gigota, furieuse. Impossible de briser quelque chose d'aussi gros. Par Kilgarath, comment avait-elle pu faire ça ? C'était pour le moins imbécile de sa part, elle allait mourir de faim et de soif si elle ne se sortait pas de là. Au hasard, elle rugit vers le ciel. S'il restait une âme vive quelque part, peut-être entendrait-elle.



Dès que la magie avait commencé à se manifester au-delà de la porte, les mercenaires avaient lâché leurs armes et fuit. Après tout, ils étaient sous contrat. Sous contrat commercial uniquement, aucune question d'honneur là-dedans. Et leur peau valait bien plus que quelques pièces pour prise de risques. Seul le vampire s'était relevé et avait tenté d'escalader la muraille en formation, taillant à toute vitesse ce qui lui barrait le chemin. Mais la glace se formait trop vite pour qu'il parvienne à se dépêtrer du bourbier dans lequel il s'était mis. Il se retrouva donc coincé dans les bras de glace magique, la pression sur ses os devant difficilement supportable à mesure que les brins grossissaient autour de lui, le broyant dans une étreinte glaciale. Il était mort quand Hëryn s'était éveillée.
Les survivants s'étaient réunis au centre de la salle, sur le seul lieu épargné par les chutes de débris du plafond. Ils étaient huit. Joer était dans un état lamentable, sa perte de sang, colossale, et aucun nain présent n'était capable de le guérir. Ils en étaient à se recueillir dans un religieux silence lorsque le premier cri de la dragonne avait atteint leurs oreilles.

« C'est Euryn ! Avait hurlé Guldford comme si la fin du monde était advenue. »

Il s'était levé et avait couru à perdre haleine, Hardek sur ses talons vociférant injures et quelques réflexions patentées à propos d'une cervelle de moineau. Pourtant, l'ancienne forteresse était bel et bien déserte, ou tout du monde ses derniers habitants ne tenaient pas à croiser leur route, car ils parvinrent de nouveau face à la porte scellée de glace sans rencontrer âme qui vive. Meyna déboula dans leur dos en leur hurlant de s'écarter. Elle passa en trombe devant eux et abattit sa hache comme une folle sur les tronçons de glace. Les deux nains mâles la regardèrent, médusés, se défouler telle une furie pour se frayer un passage. Haut d'un mètre soixante, le trou qu'elle avait fait était suffisant pour les laisser passer. Ils trouvèrent la dragonne en train de ronger la glace en désespoir de cause. Elle rugit de nouveau quand ils entrèrent dans son champ de vision.

« Du calme ! Lui cria Hardek, ébranlé par ce qu'il voyait, du calme, ce n'est que nous ! On va te sortir de là, blanches écailles, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire ! »

La dragonne baissa le museau vers eux, mais s'abstint de leur parler. Elle se sentait soudain trop faible, et s'affaissa dans son carcan sans un bruit. Meyna eut un temps d'hésitation. Hache à la main, elle jeta un regard étrange à Hëryn. Ses yeux allèrent jusqu'à rencontrer ceux, morts, de Jornfeld, et un frisson grimpa le long de son échine.

« Vous nous avez offert la victoire, dit-elle doucement près de la tête de la blanche, alors, pour cela, je vais vous libérer. J'espère simplement ne jamais avoir à le regretter... »

Hëryn fit pivoter sa pupille verticale vers elle, et glissa quelques mots exténués dans son esprit :

« Si tu avais quelque chose à regretter, Meyna-danse-hache, il fallait le regretter avant d'en venir là. »

La naine se redressa, le menton relevé, un léger sourire venant atténuer ses traits sévères. Puis elle se tourna vers le tronc de glace. Ils entamèrent un labeur de plus d'une heure, durant laquelle leurs haches et leurs marteau avaient consciencieusement cassé la glace qui la retenait. Les muscles endoloris, fatiguée et assoiffée, Hëryn n'avait pourtant pas bronché quand ses alliés lui avaient demandé de l'aide. Il fallait sauver Joer. Son confort personnel passerait après.

Rarement en deux siècle de vie elle n'avait volé dans de telles conditions. Le nain blessé dans ses pattes avant, Meyna et Guldford cramponnés à sa crête, elle se battait contre un vent contraire, affaiblie et ses ailes encore endolories par leur emprisonnement. Se poser près d'une ville naine était trop dangereux. Il lui fallait trouver de l'aide en chemin.

Si les éléments déchaînés n'étaient pas vraiment alliés, la chance daigna leur sourire, sous la forme d'une caravane naine en route pour Tilamus, passant ce jour-là sur la grande route enneigée. C'est ainsi que Hëryn allait faire la connaissance de Malnur Fmogörd, joailler, orfèvre et mécanicien de son état, marié à une certaine Fmelda Veinbald, et de leur premier fils, alors nouveau-né. Et les circonstances de leur rencontre resteraient à jamais gravées dans les yeux et la tête de l'artisan nain, pour le meilleur comme pour le pire.

« Là, de la lumière ! cria Meyna, perchée sur le dos de la dragonne, cramponnée à une pique. Il y a du mouvement sur la route en bas ! »

Hëryn se retint de lui signaler qu'elle l'avait remarqué depuis plusieurs kilomètres. Elle se contenta de descendre doucement, Joer inconscient au creux de ses griffes, serré contre son poitrail pour ne pas être exposé aux vents. Elle piqua légèrement, accélérant vers la route escarpée où se trouvait la caravane, qui visiblement n'avançait pas très vite dans toute cette neige.

« Allez, bon sang, du nerf ! Beugla Malnur, on en a pour trois décade à ce ryhtme là !

-Je n'peux pas l'pousser plus, monsieur, baragouina le cocher qui menait la bête de son chariot, il peine déjà comme un fou. »

L'artisan nain grommela dans sa barbe et tourna les talons. Tout ça à cause d'un hiver un peu plus froid et un peu plus long que la moyenne. Alors que son commerce commençait à fructifier. Humpf.
Malnur jugea que le froid était en effet un peu trop froid pour sa peau pourtant résistante, et entreprit de passer le temps en reprenant quelque ouvrage à l'arrière de l'un des chariots.
Il s'essayait à l'inclusion d'un beau rubis quand un cri effrayé lui fit sortir le nez de son travail. Attentif, il réajusta ses lunettes et sortit en trébuchant sur le marche-pied.
Les soldats qui gardaient le convoi semblaient tétanisés, les chariots s'étaient immobilisés et les quelques occupants- dont lui – étaient tous sortis, les yeux rivés vers le ciel. Les cris affolés se renouvelèrent et il en comprit bientôt l'origine. Un énorme dragon blanc fonçait sur eux, deux petites silhouettes accrochées à son dos. Incapable de manœuvrer en ces lieux face à une telle menace, les nains le virent descendre puis remonter avec une aisance d'hirondelle, pour se poser devant la file de chariot, leur barrant la route de son corps interminable.
Alors que la panique gagnait les rangs, un nain sauta depuis l'épaule du dragon et s'avança en agitant les mains. Il se présenta, désarmé, devant Malnur.

« Paix, marchand. L'un des miens est gravement blessé. Il lui faut un bandage au minimum, pour endiguer l’hémorragie ! Aidez-nous ! »

Malnur, blanc comme un linge, les regarda tour à tour. Quand le vieux guerrier fit un pas dans sa direction, il tira un stylet ouvragé de sa poche et le menaça.

« Ne-vous-approchez-pas-de-moi ! Vous ne savez pas qui je suis, bande de voleurs ! Toute la montagne vous tombera dessus si vous m'attaquez !

-Mais vous êtes sourd ? S'emporta Meyna, on est pas des voleurs ! On a besoin d'un guérisseur de toute urgence ! »

Malnur jeta un regard épouvanté au dragon qui déposait le corps inanimé d'un nain sur la neige, enveloppé dans une cape de fortune. Son cœur se mit à battre au rythme de mille tambours de guerre. Bon sang, mais pourquoi ça tombait sur lui ?!
Il finit par se ressaisir : le dragon, aussi étrange que cela puisse paraître, ne semblait pas hostile. Il dégageait un froid terrible, mais restait à distance, immobile, ses yeux de serpent fixés sur Malnur.

« Je... nous nous rendons à Tilamus, finit-il par articuler face aux deux intrus, si vous demandez à votre... euh... à ce dragon de nous laisser passer, nous pouvons transporter ce nain jusqu'à la demeure du grand Galdeck. L'un des meilleurs en son domaine.

-Il va mourir, si on ne fait rien maintenant, martela Meyna, personne dans votre convoi n'est habilité à donner des soins ?!

-Si, moi, dit une naine à la peau mate et aux cheveux blonds, je peux m'en occuper le temps de parvenir en ville. »

Malnur se tourna vers sa femme et lui lança un regard indéchiffrable. Puis, d'un geste agacé de la main, leur donna permission.

« Très bien très bien ! Après tout, un peu de charité dans ces temps troublés n'est jamais de trop ! Faites-les monter avec nous ! Ma douce, je te laisse gérer ça, si tu n'y vois pas d'inconvénient.

-Cela me convient tout à fait. »


Les gardes aidèrent Guldford et Meyna à soulever le corps et le transportèrent. Alors, le dragon blanc se dirigea d'un pas lourd sur lui, et son énorme tête se retrouva en un instant à moins d'un mètre de lui. Une voix féminine mais terriblement puissante et ferme envahit son crâne, le faisant sonner comme un bourdon de cathédrale :

« Si jamais il meurt par ta faute, nain, c'est à moi que tu devras rendre des comptes. Et toute la Montagne ne m'empêchera pas de te voler la tienne en échange si tu nous trompes. »

Malnur arrêta de respirer. Il n'était pas aventurier, ni garde, ni soldat, ni même ingénieur... Son cœur s'arrêta de battre. Jamais de ses trois-cent-vingt ans de vie il n'avait connu pareille frayeur. Il lui semblait que les yeux céladons l'avaient engloutis, hypnotisés, que le froid qui émanait du museau blanc le pétrifiait millimètre par millimètre. Il déglutit lentement, et hocha tout aussi lentement la tête, incapable de détourner les yeux de ces deux traits de pinceaux noir qui le fixait avec l'autorité d'un empereur et la férocité d'une armée. Même alors que la créature s'était envolée, il restait debout, immobile, le souffle court.

Joer fut installé dans un lit, Madame Fmogörd veillant sur son sommeil sans rêve avec pansements et baumes. Guldford et Meyna montèrent eux aussi. Hëryn, elle, reprit son vol, même si elle ne s'éloignait guère de la route. On pouvait apercevoir son ombre passer au travers des nuages à intervalles réguliers. Elle planait haut, en silence, son regard d'aigle rivé sur le chariot qui les contenaient tous les quatre. Et Malnur frissonnait à sentir sur lui le regard terrible de cet ange gardien aux allures de démon.


« Je vous dois la vie, je pense qu'il n'y a rien que je ne pourrais faire pour vous remercier. »

Joer s'inclina devant la naine, une légère rougeur paraissant sur son nez et ses pommettes. Malnur lui, fixait nerveusement la jeune fille pâle qui se tenait droite derrière eux tous. Il parvint à s'en détacher pour sourire au nain qui s'inclinait poliment.

« Allons, ce n'est rien. Il est tout naturel de venir en aide à son prochain dans de telles situations... Vos amis sont certainement ceux qu'il faut remercier le plus !

-Je le sais, dit Joer en lançant un coup d'yeux malicieux aux quatre personnages derrière lui, mais je ne néglige pas votre dévotion. Maître, si je puis vous être utile en quoi que ce soit, je me ferais un plaisir de rembourser ma dette.

-Votre... dette, pouffa Malnur, allons, ne soyez pas si conventionnel, mon ami. D'autre aurait trépassé pour moi que ça. Vous êtes une sacré nature. »

Joer et Guldford parlèrent ensuite de leur petite société d'import/export à Fmogörd, qui fit mine de s'y intéresser. Hëryn en profita pour observer les vitrines de la boutique du nain. Ce qu'elle y trouva la fascina : des diamants. Les bijoux qui y étaient exposés étaient tous d'une beauté sans nom, mais elle restait fixée sur cette vision des pierres taillées : exactement comme ses écailles. Si seulement elle pouvait en avoir un... Sa main se glissa souplement derrière le verre et se saisit de la plus petite pierre. Elle le tourna et le retourna entre ses doigts.
Quand Malnur avisa sa manœuvre, elle se rattrapa en lui servant la fameuse phrase enseignée par ses amis :

« Combien cela coûte-t-il ? »

Le joailler, passé la surprise, se rembrunit et lui présenta avec un charmant sourire une somme en or astronomique.

« Je n'ai pas d'or, affirma la dragonne. »

Le sourire s'évanouit du visage de Malnur, et une goutte de sueur perla au coin de son front.

« Ah... euh... hum... cela est embêtant en effet, mais voyons... Hum. Il y a très certainement un moyen de vous satisfaire... »

Hëryn le dévisagea avec un certain amusement. Il n'était absolument pas dupe de son état de jeune pousse inoffensive, et semblait bien mal à l'aise en sa présence.

Il se gratta la barbe, soucieux de savoir ce qu'il se passerait s'il lui refusait le diamant, mais incapable de le lui céder sans contrepartie. Sa trésorerie n'allait pas apprécier un tel manque à gagner... Une écaille peut-être ? Elles valaient certainement plus cher que tous ses diamants réunis, mais... Une deuxième perle naquit. Non non non, il ne pouvait pas lui demander une chose pareille, elle allait se transformer et le manger sur-le-champ. Et adieu la montagne d'or pour ses vieux jours...

« J'avais un apprenti parti pour Fort-Granite il y a quelque temps, finit-il par proposer, et je n'ai plus personne pour m'aider à l'atelier, en attendant que mon fils prenne la relève... Si vous êtes assez habile de vos mains humaine, je vous propose le poste. Le diamant sera votre paiement. C'est équitable ! »

Puis comme pour détendre l'atmosphère, il lança :

« Et cette boutique, dans la famille depuis plus de cinq cent ans, s'appelle « Au Dragon d'Argent » ! Avouez que vous y seriez parfaitement à votre place ! »

Et les voleurs n'en serraient que plus découragé, malgré la tripotée de pièges en tout genre qu'il avait fait installer des années auparavant, pensa-t-il. Hëryn semblait indécise. Un travail ? Elle se souvenait encore de la tentative de Joer à Luütra. Mais là, c'était différent. La Montagne offrait bien plus de refuge que la plaine qui entourait Luütra, et puis ce n'était que pour acheter le diamant... Elle tripota encore la pierre entre ses doigts, son éclat et sa texture l'emplissant de satisfaction.

« Eh bien, pour quoi pas, minauda-t-elle, même si je n'aime pas passer mes journées sous forme humaine, je peux peut-être vous aider pour vos bijoux. »

Elle s'avança vers l'une des vitrines. Malnur la suivit, intrigué.

« Peut-être puis-je essayer de reproduire ceci ? Dit-elle en désignant un splendide collier d'argent. »

Hëryn repensa à ce sort étrange qu'elle avait lancé presque inconsciemment face à Jornfeld : pouvait-elle le reproduire, du moins à plus petite échelle ? Elle essaya. Elle écarta ses doigts et tenta d'imiter mentalement les fils argentés. La glace se matérialisa, difficilement au début, de plus en plus vite ensuite, suivant docilement le schéma mental qu'elle lui donnait. Un bijou d'une finesse inégalable naquit sous les yeux ébahis de Malnur et Joer. Hëryn avait voulu reproduire celui de la vitrine, mais les fils magiques étaient presque deux fois plus fins, leur éclat pâle beaucoup plus subtil que celui du métal, et les quelques détails supplémentaires, uniques.

« Alors ? Demanda-t-elle à l'expert, qui n'osa pas mettre les doigts sur sa création de peur de la faire fondre,

-C'est... c'est... balbutia le nain, gêné, magnifique... je crois qu'il n'y a pas de mots pour décrire... comment... comment faites vous ça ? »

Hëryn haussa les épaules.

« Je ne sais pas. À vrai dire, j'ai laissé parler mon instinct et mes émotions pour moi. Mais je peux certainement m'améliorer avec le temps. »

Malnur hocha la tête. Il finit par prendre la réplique magique du collier, et constata avec un sifflement qu'il était tout aussi robuste qu'un vrai. Mais plus léger.

« Je ne le sens presque pas... murmura-t-il en ajustant ses lunettes sur son nez, on dirait... bon sang, si seulement les nains étaient mages ! »

Joer et Hëryn se regardèrent. Leur échange durant un battement de cil, mais le message n'avait besoin d'aucune expression pour être compris de part et d'autre.

« Eh bien c'est avec joie que je vous engage, dit Malnur en tendant sa main à Hëryn, mademoiselle, euh...

-Hëryn.

-Iéryn. Ereyn. Eureyn... Enfin bref... »

Meyna sourit à Hëryn, et s'avança d'un pas.

« Je vais certainement repartir pour la vallée d'Elkaarant. J'ai des choses à récupérer là-bas, et je vais aider Hardek à évacuer les lieux. »

Elle se tourna vers le vieux nains, que le voyage jusqu'à Tilamus avait achevé de rendre insupportable.

« Humpf, ça sent le gros bourgeois plein d'or mal gagné, avait-il grondé quand il avait franchi le seuil du Dragon d'Argent. »

Ils discutèrent encore de l'avenir immédiat de la vallée abandonnée, des conséquences dramatiques de l'Hiver, et du prochain repas.
Hardek frappa son torse de son poing et lui répondit, un ton plus bas :

« La bataille de Yarnfolldür ne sera écrite nulle part, aucun livre n'en parlera jamais, mais aujourd'hui, tant que chacun d'entre nous vivra, elle sera contée. La révolte des fils de la montagne, et le vol de la Tisseuse de Givre seront pour nous l'histoire à conter à nos enfants, petit-enfants, arrière-petits enfants... Oui, personne ne retournera à Yarnfolldür. Mais cela n'a pas d'importance. Car la mémoire ne meurt pas. Surtout pas celle des nains. »



- Dix : Le Dragon d'Argent -

Les jours devinrent des années. Et les années... un siècle. Au contraire de sa population très active, la Montagne en elle-même ne changeait pas, et Hëryn commençait à en connaître les nombreux sommets, même si elle veillait scrupuleusement à voler suffisamment haut pour que nulle paire d'yeux naine ou humaine ne puisse repérer ses allées et venues depuis Tilamus ou d'autres villes. Quand elle ne passait pas ses nuits dans l'arrière-boutique des Fmogörd, Hëryn allait se percher sur le Moque-Tempête, une pointe très haute mais ridiculement peu large qui trônait à quelques kilomètres de la passe menant au val encaissé d'Elkaraahnt. Elle s'y était creusé un nid de fortune, elle y passait ses nuits, malgré les remontrances de Joer qui ne comprenait pas son allergie aux lits bipèdes. Elle avait renoncé à lui expliquer et lui avait finalement arrêté ses soliloques.

Malnur Fmogörd la traitait désormais comme sa propre fille, même s'il ne parvenait toujours pas à lui serrer la main sans trembler. Les bijoux du Dragon d'Argent ne s'étaient jamais aussi bien vendu, et les nains en tiraient une gloire énorme. Hëryn avait droit à sa ration de diamants quand les stocks de matière première le permettaient, et laissait volontiers les honneurs aux nains, se présentant d'elle-même comme « simple commerçante et négociante à l'étranger ».
Des termes qu'elle avait appris par cœur et dont elle ne cherchait pas vraiment à saisir le sens tout bipède. Elle savait que Malnur était un nain cent fois trop fier pour avouer que, même si ses créations surclassaient celles des autres races, ses meilleures pièces provenaient de la magie d'un dragon. Ni sa réputation, ni son cœur n'y auraient survécu.

Donc, elle s'envolait avec son maigre bagage, vers les horizons qui enchantaient son cœur : la Toundra et les blizzards terribles des Glaces. Et, après divers périples, se posaient au hasard d'une ville ou d'un village, et, redevenue petite femme frêle et pâle, proposait humblement les créations naines tout droit venues de Tilamus. On les admira. On les acheta.
Et puis, des dizaines de voyages plus tard, on se les arrachait.
Et la dragonne de rire de la futilité des Humanidés, alors qu'elle portait sur son cuir plus de diamants splendides qu'aucun d'entre eux n'en aurait jamais !



Aujourd'hui, en l'an 114 après l'Hiver Eternel, le soleil décline sur la capitale de la Montagne et la dragonne de glace s'apprête à partir.
On avait bavassé toute la soirée à propos de tant et tant de choses que même son esprit de dragon avait du mal à s'y retrouver. Mais la femme de Malnur était passionnée d’ingénierie, et les progrès de son peuple dans ce domaine la portaient aux nues. Ils en avaient donc débattus, sept autour de la table dressée pour l'occasion, dans la nouvelle demeure cossue des Fmogörd, attenante à la boutique et aux ateliers. Une fois le dessert englouti, la blanche avait chaleureusement remercié les nains pour un si copieux repas, et Malnur lui avait fait ses dernières recommandations concernant les prix, le transport, le remboursement de ses rations... Une comptabilité de nain.

Elle prit congé du couple, et adressa un geste amical par la fenêtre à Guldford, qui passait dans son minuscule jardin, sa barbe désormais blanche comme ses cheveux à elle. Hëryn réapparut derrière la boutique, sa besace élimée en bandoulière.

« Tu repars déjà ? S'exclama Baarnet, le fils premier du nom du couple nain, alors qu'elle traversait l'atelier où il officiait. Tu retournes aux Glaces ?

-La saison chaude des Montagnes ne va pas tarder à arriver, plaisanta-t-elle, et j'ai un commerce qui m'attend !

-Alors fais attention, hein. Tu sais... c'est la guerre, et tout... blablabla... »

Le jeune nain imita la voix de son père et la dragonne pouffa volontiers devant cette imitation grotesque. Elle avait beau rester soigneusement à l'écart, elle devait avouer que la vie des Humanidés avait ses charmes, et le Dragon d'Argent était l'un des commerces florissants de Tilamus. Sa dernière œuvre, une cascade de diamant plus fine qu'une toile d'araignée, avait été vendue le jour même. Et Malnur avait reçu une invitation de la part d'un grand du conglomérat, nouvelle qui avait émoustillé tout ce petit monde.
Mais rien n'aurait pu lui couper définitivement ses ailes, pas même une promesse alléchante de la part de Malnur, ni les jeux avec les juvéniles de ses amis, pas même toute les pierres rares du Dragon d'Argent. Tel était le crédo éternel d'un dragon sauvage. La liberté plus que tout !

La jeune femme courut depuis le petit portail jusqu'en bas de la rue, et disparut dans les petites ruelles qui descendaient le long de la montagne. Dans les rayons du soir, une ombre immense passa en planant par-dessus les dernières maisons, se fondant dans les nuages des sommets.
Hëryn mit cap droit au Sud.


FIN



Hëryn

Hëryn


Dragon

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Hëryn Sand-g10Dim 25 Jan - 19:26
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Résumé de l'Histoire


Hëryn Diamond_by_dae_th...-d4sejqf-4c5f0cf


  • An -277 avant l'Hiver Eternel : Naissance de Hëryn, quelque part sur la côte Est du continent des Glaces.

  • An -200 avant l'Hiver Eternel : premier vol douloureux de Hëryn, premier combat avec un Har'Koa, disparition de Mère.

  • An -191 avant l'Hiver Eternel : rencontre avec Tur'Laan, le grand dragon d'or solitaire de la Toundra occidentale. Début de l'apprentissage de la magie et de la transformation par Hëryn.

  • An 0, début de l'Hiver Eternel : mort de Tur'Laan sous la montagne, début des errances solitaires de Hëryn sur les Glaces

  • An 10 de l'Hiver Eternel : rencontre de Joer et Guldford dans la Toundra à l'extrême Nord des terres salinéennes, sous forme humaine.

  • fin de l'An 10 de l'Hiver Eternel : fuite de Hëryn depuis Luütra après que les deux nains aient découvert sa vraie nature.

  • An 29 de l'Hiver Eternel : départ des Glaces de Hëryn. Arrivée en Terre. Rencontre de l'elfe Nelmaël Dyurmeë, arrivée sur les contreforts des Montagnes.

  • An 34 de l'Hiver Eternel : retrouvailles entre les nains et Hëryn. Arrivée dans la vallée enclavée d'Elkaraahnt. Bataille de Yarfolldür et désertion de la vallée par les nains.

  • An 35 de l'Hiver Eternel : Venue de Hëryn à Tilamus, engagée par Malnur Fmogörd, directeur du commerce "Au Dragon d'Argent", officiellement en tant qu'attachée commerciale, officieusement en tant qu'orfèvre.

  • An 80 après l'Hiver Eternel : Le Dragon d'Argent devient le commerce le plus en vue dans le secteur de la joaillerie.

  • An 114 après l'Hiver Eternel : Hëryn travaille toujours au Dragon d'Argent, à Tilamus. Départ pour les Glaces.



...et la suite


En l'an 114 :

  • Epreuve : Entendez-vous sur la plaine, le vol noir de jais...

  • Pierre gelée, Coeur de Dragon, avec Rägmor.

  • Dragon Gelé, Coeur de Pierre, avec Rägmor

  • Par un soir d'hiver, un souffle de givre, avec Alys Caliwiel

  • Ceci me sera précieux, avec Mélozia

  • C'est l'histoire d'un nain et d'un dragon qui... ah vous la connaissez ? avec Drakarta Friyas




En l'an 115 :




Hëryn

Hëryn


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Double compte : Arnast'Arr Etherninmion
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Les Amis


Rägmor






Hëryn 01_avatr-gmor-49a440f

Race : Giguêtre
Âge : 25 ans
Camp/affiliation : Indépendant
Lieu de rencontre : Montagnes de la Toundra

Qui est-ce ? : Un Giguêtre, soit un héritier de l'antique race des Géants de Pierre, autrefois gardiens de la Nature sur Terra. Fier et robuste, Rägmor est taillé comme un guerrier, et c'est en digne représentant de sa race qu'il gravit une montagne déserte sur demande de ses ancêtres, dont il suit scrupuleusement les enseignements. C'est au sommet de cette même montagne que le Giguêtre vint à la rencontre de la dragonne, alors en plein repas.
Tous deux héritiers des premiers nés de Terra, ils ont beaucoup à apprendre l'un de l'autres, parmi les derniers de deux peuples très différents mais loin d'être antagonistes.



  • Pierre gelée, Coeur de Dragon

    Résumé : S'il y a bien un endroit dans lequel Hëryn ne s'attendait pas à faire telle rencontre, c'était bien celui-ci. Au beau milieu des montagnes extrêmes-occidentales de la Toundra, son terrain de chasse favori, la blanche est interrompue en plein festin par l'arrivée d'une créature plutôt singulière : un jeune Giguêtre. Elle apprend ainsi que cet homme à l'allure de roc est en réalité un héritier de feu les Géants de Pierre, une race antique ayant côtoyé les dragons dans les premiers jours de Terra. Chacun porteur d'une mémoire sans âge, les deux jeunes héritiers partagent, plus ou moins volontairement, un peu de leur sagesse propre l'un avec l'autre. Peut-être même ont-ils plus à apprendre qu'ils ne le pensent...


Alys Calywiel






Hëryn 01_avatalys-49c6a03

Race : Elfe
Âge : 20 ans
Camp/affiliation : Indépendant
Lieu de rencontre : Bord du fleuve, près du QG Neo-Voëlkara

Qui est-ce ? : Une jeune elfe gracieuse et charmante, rencontrée par le plus grand des hasards alors que Hëryn décide de survoler Terre pour rentrer en Montagnes après sa tournée des Glaces. La blanche se pose près du quartier général des Néo-Voëlkara sans le savoir. Alys, qui était sortie ce jour-là, tombe nez à nez avec la dragonne sur les rives du fleuve.
Hëryn adore les elfes, et ce n'est pas Alys qui la fera changer d'avis à ce sujet...



  • Par un soir d'hiver, un souffle de givre

    Résumé : L'Hiver arrive, sur Terre, et avec lui une immense silhouette ailée de par de-là l'océan. Comme un souffle de givre sur les forêts qui bordent le fleuve, Hëryn se pose loin de l'agitation de Sent'sura, ville dangereuse s'il en est. Mais, une gorgée d'eau bien froide plus tard, elle ne s'attend pas à croiser une... elfe, emmitouflée dans un manteau qui accentue son allure menue. Loin de se montrer agressive envers cette représentante d'un peuple historiquement lié au sien, la dragonne de givre entamme la conversation, n'en restant pas moins méfiante. Elle apprend ainsi l'existence de la guilde "Néo-Voëlkara" dans les environs.



Drakarta Friyas






[img][/img]

Race : Nain
Âge : 192 ans
Camp/affiliation : Indépendants
Lieu de rencontre : Tilamus - Devant le Dragon d'Argent

Qui est-ce ? : Un drôle de nain, qui préfère les beaux jardins aux belles tavernes, rencontré par hasard dans la rue alors qu'il faisait du tourisme.




  • C'est l'histoire d'un nain et d'un dragon qui... ah, vous la connaissez ?






Les Ennemis






Les Autres


Mélozia






[img][/img]

Race : Elemental
Âge : ?
Camp/affiliation : Adorateurs de Nayris/ Aile ténébreuse à l'époque
Lieu de rencontre : Tilamus, Au Dragon d'Argent

Qui est-ce ? : Une magnifique et intriguante femme, aux cheveux de feu et à la peau d'albâtre, qui se présenta au Dragon d'Argent pour passer commande. Hëryn ne sait rien d'elle, si ce n'est qu'elle est de noble lignage.




  • Ceci me sera précieux

    Résumé : La duchesse Mélozia, venue au Dragon d'Argent un jour de Raël, y demande à passer commande. Mais attention, pas n'importe laquelle ! Ses exigences sont drastiques. La noble met Hëryn et ses compagnons nains à l'épreuve, et devient ainsi l'une des clientes les plus remarquées et remarquable du célèbre établissement de Tilamus.



Nom






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Race : _
Âge : _
Camp/affiliation : _
Lieu de rencontre : _

Qui est-ce ? :


Résumé des RPS + liens



Hëryn

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Hëryn Sand-g10Sam 29 Aoû - 13:35
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Journal de bord





RPS en cours :


  • C'est l'histoire d'un nain et d'un dragon qui... ah vous la connaissez ? avec Drakarta Friyas

  • Dragon Gelé, Coeur de Pierre, avec Rägmor






RPS prévus:


  • Un rp à Fort Granite, se déroulant en ellipse de "Ceci me sera précieux".

  • Une quête personnelle pour développer l'apprentissage de l'épée suite au rp avec Rägmor.

  • Quête personnelle pour un artefact.






RPS terminés :


  • Epreuve : Entendez-vous sur la plaine, le vol noir de jais...

  • Pierre gelée, Coeur de Dragon, avec Rägmor.

  • Par un soir d'hiver, un souffle de givre, avec Alys Caliwiel

  • Ceci me sera précieux, avec Mélozia






RPS en attente ou abandonnés :

  • J'entends le loup, l'élémental et le dragon chanter, avec Mérilda et Stribog




Hëryn

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