La première fois.

Nathaniel plissait les yeux pour se protéger de la poussière omniprésente qui planait autour de lui, étouffant les quelques rayons solaires qui filtraient au travers des lourds nuages chargés de pluie. Les mains en avant, courbé, exténué, il avançait lentement, entouré d'une bulle luminescente, il était une luciole dans une tempête. Ironiquement, plus il s'approcha de la masse noir qui se dessinait dans les ombres, plus il se mettait à pleuvoir et, lorsqu'il fut assez proche pour percevoir dans les ténèbres le regard scintillant de la bête, il rompit son bouclier que les gouttes rendaient handicapant. Aussitôt, la terre sur son visage coula, se mêlant au sang que ses plaies laissaient échapper, ses cheveux se plaquèrent contre son front, et ses vêtements lui collèrent à la peau. Plus que jamais, il semblait misérable et insignifiant face au dragon.

L'œil remuait dans tous les sens, affolé, rageur, il brillait d'une furieuse impuissance. La masse inerte du corps reptilien tenta quelques fois de bouger, mais ses muscles refusèrent. Il mourait, emportant avec lui ses centaines de crimes et horreurs, et sous son regard de chien agonisant se levait la justice. Nathaniel avait tiré la lame de son fourreau, la pointant lentement vers le cœur de l'animal légendaire. Les reflets bleus de l'épée coulèrent sur les écailles humides du dragon, son souffle gonflait sa poitrine qui écartait par intermittences les rangées de son armure naturelle, dévoilant quelques pans d'un cuir épais. Dans une longue plainte suivie d'un souffle chaud, la créature prononça quelques paroles, un appel draconique lancé au jeune homme.

« - Que veux-tu, humain ? »

Le langage ancestral s'était répandu en écho dans la vallée, les lourdes syllabes enveloppant la scène d'une atmosphère particulière. Nathaniel connaissait le draconique pour l'avoir étudié, du moins était-il capable de comprendre cette simple question, quoi qu'il s'agissait certainement d'une offre. Après tant d'orgueil, de provocations et de moqueries, le dragon s'inclinait et s'offrait à celui dont il s'était moqué. Le démon, acculé et au bord de la mort, sur le fil du rasoir, abandonnait ce qui lui restait. Nathaniel plongea son regard sans haine ni joie dans la pupille dilatée du monstre et autour de laquelle ruisselaient des vaisseaux sanglants. Peut-être avait-il lu dans l'expression du jeune humain qu'il avait compris ses mots, car il retint son souffle, surpris. Le mage le fixa, quelques instant, puis, sans trembler, enfonça sa lame dans le cœur de la bête, entre deux rangées de plaques. La pointe de l'épée perça le cuir plus facilement qu'aucune autre arme n'aurait pu le faire, et transperça l'organe vital du dragon, déversant sur le sol humide son fluide vital, les éclaboussures recouvrant l'humain, son visage trempé de sang et de pluie.

La paupière du dragon se referma sur son œil éteint, sa respiration rauque et difficile cessa d'animer son poitrail quand il délivra son dernier souffle. Dans sa chair, la lame de Nathaniel perdit de son éclat, pour finalement ne devenir plus qu'acier et argent baignant dans un sang de plus en plus froid. Sans qu'aucune émotion ne perturbe ses mouvements, il retira son arme d'un mouvement sec du cadavre, s'éloignant avec la satisfaction d'avoir accompli son œuvre. Le dragon n'avait jamais rien eu d'autre à lui offrir si ce n'était sa mort, et Nathaniel était certain qu'il s'agissait bien de la dernière chose qu'il était prêt à lui céder. Essuyant sa lame contre sa tunique, il la rangea dans son fourreau, remontant la pente à la rencontre de Rhys, qu'il entendait jurer.

La Mangkr s'était adossée à un arbre, à la lisière de la forêt qui bordait la vallée dans laquelle s'était écrasée leur proie. A moitié allongée dans l'herbe, elle souffrait des blessures que leur combat avait engendrées, la plupart de ses vêtements, encore enfilés sans une once de sophistication, étaient déchirés et laissaient entrevoir quelques parcelles de sa peau ensanglantée. C'était sa jambe droite, qui semblait la plus touchée. Probablement cassée, elle ne pouvait plus la bouger et grognait en serrant les dents à chaque mouvement, même le plus minime, qu'elle devait exercer avec. Nathaniel vint se poster face à elle, trempé, sous les branches de l'arbre qui les protégeait de l'averse. Il fléchit les jambes, posant sur ses plaies et son membre probablement cassé un regard compatissant, plein d'empathie.

« - Nous avons réussi, annonça-t-il alors, assez fier d'eux, retroussant ses manches puis portant doucement ses mains vers le genoux de sa coéquipière, sa magie illuminant ses paumes, prêtes à guérir Rhys de ses blessures. »

Il avait fait le geste machinalement, ne portant pas attention aux crocs que montrait Rhys, se préparant à affronter ses démons, à absorber la noirceur qui torturait son âme, la douleur qui sciait sa chair. Mais la mangkr le repoussa, le projetant en arrière dans l'herbe humide, plongeant son visage face contre ciel.

« - Pas avec moi, gamin ! »

C'était pourtant prévisible. La première fois, il avait cru que c'était l'orgueil qui avait poussé la femme à refuser, mais il n'en était rien. Elle-même, peut-être, s'était-elle persuadé qu'elle agissait par fierté, mais les mois qui avaient suivi cet évènement l'avaient convaincu qu'elle avait toujours refusé pour ne pas le blesser. Ce matin là, il s'était relevé, sans colère ni rien. Il s'était remis debout sous l'arbre, l'avait fixé jusqu'à ce qu'elle brise le silence d'une de ses remarques adorables.

« - Et aide-moi à me lever au lieu de rester planter là comme un abruti ! »

Au début, il encaissait ce genre de choses, agacé, bien qu'il était trop heureux de leur prise à ce moment, mais ces petites piques étaient devenues habituelles, de telle manière qu'il avait appris à les aimer. Il s'était mis à sa hauteur, l'avait soutenue par l'épaule et ils s'étaient relevés en s'appuyant contre l'arbre, le tout dans un florilège de jurons. Sautillant sur sa jambe valide et appuyée sur lui, qui mesurait sa taille, ils retrouvèrent la route qui menait au village le plus proche.

La pluie tombait régulièrement, douce désormais, et les accompagna le long du sentier entre les arbres qui le bordait. Ils étaient pitoyables, tous les deux, couverts de sang, du leur et d'un autre, sales, pleins de terre, boitant, exténués, mais ils étaient indéniablement satisfaits. Enfin, Nathaniel l'était. Accompagné de ce fardeau que devenait de plus en plus Rhys à chaque pas, les insultes n'y étaient pas pour rien, il brillait néanmoins, certain de suivre sous le regard bienveillant de Maria un chemin tout tracé.

« - Pas mal, pour une première fois, avait-il murmuré. »