Les salinéens marchaient souvent par pair : frères spirituels, deux bras armés mués par la même volonté, ils partageaient le champ de bataille comme leur quotidien, échangeant d’un regard d’innombrables discours aux paroles parfois sibyllines qu’eux seuls savaient interpréter. Bjørn ne faisait pas exception à la règle ; dans la croyance populaire, nombreux l’imaginaient lié à Harald et, dans l’absolu, ce n’était pas tout à fait faux : depuis qu’il était devenu son bras droit Bjergsen ne le quittait plus, ombre parmi la sienne, vouant sa vie à défendre celle du monarque – mais son rôle lorsqu’ils combattaient n’était pas de calquer ses mouvements sur les siens, d’accorder ses propres offensives sur les siennes. Harald se battait en solitaire, entouré de ses huscarls, les entraînant dans une danse macabre pour mieux assurer ses arrières ; ce qu’ignoraient les civils, ce que les adversaires n’avaient pas encore compris, néanmoins, c’était la manière dont marchaient ces huscarls. Bjørn possédait son pendant, un second huscarl à peine plus jeune que lui dont l’art martial complétait le sien, striant de flèches les arrières du châtain lorsqu’il n’était pas lui-même à ses côtés, balayant les rangs de son fléau pour écraser la chair que n’avait pas encore tranché le labrys de son aîné. Milo était un bras d’élite qui avait misé sa vie sur l’autel de l’allégeance mais si le Roi était absent, alors ce sacrifice se destinait à Bjørn ; et vice versa. Ce dernier était un ami fidèle, alors lorsque Milo s’était expatrié dans les contrées reculées de Saline pour trouver refuge chez ses géniteurs, alité par l’incident qui avait coûté à Bjergsen sa stabilité quelques semaines plus tôt, encore assouvi par le pouvoir monstrueux de Viimer Skygge, le châtain n’avait pas hésité à profiter de son premier jour de libre pour lui rendre visite.

Fils de Cardrak, usité à la capitale, habitué aux artères animées de la capitale, Bjørn se sentait toujours décalé lorsqu’il mettait les pieds dans les villages parsemant les immensités enneigées de Saline. Il y régnait une ambiance moins nerveuse, plus détendue, parsemée des bonnes volontés des paysans qui, s’ils ne partageaient pas les us et coutumes des citadins – ou même la bienséance – n’en restaient pas moins bercés de la mentalité chauvine des Glaces. Il avait quitté Cardrak dans l’après-midi et le crépuscule recouvrait déjà les chaumières desquelles s’échappaient de minces volutes de fumée lorsque Bjørn arriva à Kveta. Sautant au bas du dolyak sur lequel il avait passé la grosse partie du périple, il salua le batelier d’un signe de tête las alors que les bêtes levaient paresseusement la tête, lorgnant sur le nouvel arrivant sans pour autant y porter attention. De braves animaux, songea Bjergsen en se détournant de la ferme de dolyaks ; mais terriblement stupides.

Les habitations peuplant Kveta étaient parsemées de ça, de là sur le territoire inhospitalier propre à l’approche de la toundra. La ferme de dolyaks étant en périphérie pour des raisons logiques – l’odeur, le bruit, ce genre de choses – Bjørn avait encore une bonne dizaine de minutes de marche à effectuer pour rejoindre le foyer de Milo. Le confort que lui offrait ce dernier lui semblait d’ailleurs accueillant au possible ; le voyage ne fut pas le plus confortable et la fatigue commençait à peser sur ses épaules. Il n’espérait rien d’autre qu’un bon repas chaud, une cheminée et un coin de table pour y prélasser ses jambes – tout autant qu’il avait hâte de s’informer de l’état psychologique de son ami, évidemment. L’ironie cosmique néanmoins ne l’avait visiblement pas entendu de cette oreille : foulant le chemin sinueux traversant Kveta, Bjergsen perçut quelques éclats de voix non loin de lui. Incapable d’en discerner le fondement, sa curiosité l’obligea à tourner la tête avec curiosité : là, un peu plus loin, se dessinaient trois silhouettes. Le ton se haussait, dessinant des variations au gré de la colère des protagonistes et Bjørn n’avait pas besoin de davantage pour deviner que la plus menue de celles-ci, coincée au milieu des deux autres, était en position de faiblesse. Les esprits échaudés par la guerre étaient courants et là où la décence équilibrait la plupart d’entre eux, certains, élevés maladroitement par une gamine engrossée trop tôt ou vicié par un sang trop peu mélangé, se retrouvaient submergés par la nervosité, voire une certaine paranoïa. Il était simple de pointer du doigt les siens lorsqu’on doutait jusqu’à soi-même.

Ses pieds s’étaient déjà détournés de leur objectif lorsque Bjørn songea à intervenir ; l’espace le séparant du groupe isolé se réduisait drastiquement lorsqu’il capta les premiers mots et une inquiétude stria son regard alors qu’il devinait le fond de la pensée des deux hommes accablant l’adolescente qu’il devinait maîtrisée. Une main se leva et déjà il se mettait à courir ; s’il était blâmable de beaucoup de torts, Bjergsen ne s’en retrouvait pourtant pas démuni de son sens de la justice et son avant-bras interposa le coup qu’il ne s’était pas imaginé aussi violent. Ses talons s’équilibrèrent solidement dans la poussière et son regard se fit plus dur, plus intransigeant, croisant celui, plus étonné, du coupable. La nuit ne les englobait pas encore tout à fait mais, si ses intentions étaient héroïques, le salinéen paraissait alors le plus dangereux, souligné d’un rayon timide de lune alors qu’il dominait l’altercation de sa taille imposante. D’un mouvement de poignet sa main saisit celle, encore refermée en poing, de son vis-à-vis pour mieux dessiner un angle dangereux avec son bras, l’obligeant à reculer alors que les yeux sombres de Bjergsen se portaient déjà sur le second garçon qui retenait encore la jeune fille.
« - Lâche. l’ordre était sec, chargé de promesses sous-entendues et le huscarl ne se fatigua pas à être plus explicite : repoussant le premier avec violence, l’obligeant à trébucher tout autant qu’à s’éloigner, il se présentait là, mains libres, prêt à obliger l’accusé à s’exécuter – ou à exécuter sa propre sentence, moins sage, moins propre, moins glorieuse. »

Après sa rencontre avec Dana Jansson - qui était à ses yeux une femme charmante, accueillante - et sa visite de Cardrak, Chioné put partir de la cité, faisant un bilan mitigé de sa journée. Certes, elle avait mal commencé par le fait que la jeune Cardrakienne n'avait pas pu la renseigner sur le symbole que Chioné avait vu tatoué sur la main du dernier meurtrier de sa mère - et, de fait, aucun habitant de la cité n'aurait pu la renseigner, comme l'avait laissé sous-entendre Dana -, mais elle l'avait bien finie quand la jeune femme lui avait fait visiter la cité. Donc en somme, une relative bonne journée.

Ce dont elle était loin de se douter, c'est que cette journée allait au final ne pas aussi bien finir que ça. En effet, au détour d'une ruelle, alors qu'elle cherchait - un peu désespérément, il faut bien l'avouer - la sortie de ce dédale de rues qui se croisaient et s'entrecroisaient, elle croisa deux hommes, d'apparence très clairement patibulaire, avec leurs visages pâles et leurs yeux sauvages, comme s'ils n'étaient pas humains... L'un d'eux grogna :

Alors, ma jolie, on est perdue ? C'est dangereux de se balader toute seule... Surtout quand on est aussi mignonne que toi...

Laissez-moi passer, je suis pressée.

Holà, du calme ma jolie ! Viens donc voir par ici ce que tu vaux...

Lâchez-moi !

Les deux hommes s'étaient jetés sur la demoiselle et la tenaient fermement de façon à l'empêcher de se débattre vraiment. Elle ne pouvait même pas utiliser sa magie, vu qu'elle avait toujours sa paire de gants régulateurs... La poisse ! Elle tenta de se débattre malgré tout, pour tenter de se libérer des griffes de ses agresseurs, quand elle aperçut le même symbole qu'elle avait dessiné à Dana quelques temps plus tôt sur la main de son agresseur de droite :

Spoiler:

Elle marmonna un "Que...?" avant de se retrouver presque totalement maîtrisée et maintenue contre un mur. Elle jura : et zut, son attention avait été détournée par le dessin... Chioné ferma les yeux, prête à accepter son sort - car ce n'était certes pas avec de la poudre de neige qu'elle pourrait faire quelque chose, et elle n'arrivait pas à prendre sa forme démoniaque pour pouvoir riposter tranquillement - quand quelqu'un arriva. Quelqu'un qui mit un de ses agresseurs en déroute et menaça le second, qui la maintenait encore, d'un simple mot. "Lâche". Un ordre sec, qui eut son effet en lui faisant relâcher la jeune fille, qui tomba sur les genoux, avant de s'enfuir à son tour.

Choquée mais saine et sauve, la Reine des Neiges se releva en tremblant légèrement, la tête tournée dans la direction qu'avaient prise ses agresseurs pour s'enfuir : tant pis, elle les aurait une prochaine fois, et elle ne les raterait pas. Elle se tourna vers celui qui venait de la sauver et lui dit, un léger sourire aux lèvres :

Merci d'être intervenu... Mais, qui êtes-vous ?

Les bougres s’enfuirent sans demander leur reste et Bjørn resta interdit quelques secondes en les observant déguerpir. Pas réellement obstiné, ces garçons ; ni même assez sûr d’eux pour tenter de le provoquer en supériorité numérique. Plus soulagé que déçu néanmoins le salinéen arracha son regard de leurs silhouettes disparaissant dans l’obscurité pour reporter son attention sur la jeune fille échouée sur le sol. Elle semblait jeune ; bien trop jeune pour avoir à subir ce genre d’altercations, songea-t-il avec amertume, presque content d’avoir pris la décision de venir se perdre à Kveta ce jour-ci. Cela n’enlevait probablement rien à son traumatisme et cette réalisation mi-figue mi-raisin, coûtant si cher à son âme protectrice envers les siens, il la laissa se relever sans avoir le temps de songer à proposer son aide. Au moins était-elle encore assez saine d’esprit pour retrouver son équilibre, quel qu’il soit, sans son aval. L’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres gercées lorsqu’elle le remercia, comme s’il semblait amusé de cette marque de reconnaissance sans pour autant paraître moqueur. Dans son esprit, n’importe qui aurait fait de même, mais il se rappela bien vite que si cela avait été réellement le cas il n’aurait pas eu à intervenir dans un premier temps.

« - Inutile de me remercier. prit-il néanmoins le temps de répondre en guide de ‘pas de quoi’ avant d’hocher légèrement la tête, chassant le dépit qui refusait de soulager ses tripes pour mieux se concentrer sur la question de la jeune fille : plus de peur que de mal, après tout. Bjergsen Jansson. Je viens de Cardrak rendre visite à un ami. expliqua-t-il ensuite en inclinant sa nuque pour la saluer avec un peu plus de bonne manière, se présentant sous son patronyme salinéen puisque pensant avoir affaire à une fille du pays. Comment t’appelles-tu ? Tu n’as pas l’air de Kveta. Que fais-tu ici aussi tard ? »

C’est vrai qu’à bien l’observer, la blondinette n’avait rien d’une fermière des lieux. Sa coiffure sophistiquée, ses vêtements plus propres et mieux taillés que la normale du coin.. Il lui semblait improbable qu’on puisse se perdre aussi loin dans les terres salinéennes, mais peut-être se trompait-il. Ou peut-être rendait-elle également visite à de la famille, qu’en savait-il. Cela ne lui semblait pas être une heure régulière pour les convois grand public et quelque chose lui disait que la jeune fille n’avait pas traversé les plaines enneigées de l’arrière-pays seule à dos de dolyak comme il avait pu le faire : elle n’aurait pas tenu une seconde contre une bête sauvage, tout du moins le pensait-il compte tenu du gabarit de la demoiselle. Perplexe, Bjørn laissa son regard observer la frêle silhouette de la tête aux pieds sans indiscrétion mais empreint d’une réelle curiosité. Rien de surprenant à ce qu’il ait eu à intervenir ; la pauvre n’aurait pas pu se débrouiller seule contre les deux goujats précédents. Quant au tatouage que la blondinette n’avait pas été sans remarquer, Bjergsen y était resté aveugle : il n’était pas réellement observateur et sa concentration se perdait sur un tout autre problème bien plus délicat à ce moment-là.

Chioné regarda celui qui s'était interposé entre elle et ses agresseurs : imposant - il devait faire au moins deux mètres et des billes, ce qui rendait Chioné toute petite à côté, avec son mètre soixante-douze -, portant plusieurs couches de vêtements, large d'épaules, il avait des cheveux châtains coupés courts et des yeux marrons. Rien de bien remarquable, si ce n'est les nombreuses cicatrices qui parsèment les parties de son corps visible pour la Reine des Neiges. Bref, il en imposait et Chioné comprenait comment il avait pu faire fuir ses agresseurs.

Il lui répondit d'une grosse voix rauque :

Inutile de me remercier.

Chioné esquissa un timide sourire, pendant qu'il reprenait en répondant à sa question :

Bjergsen Jansson. Je viens de Cardrak rendre visite à un ami.

Elle lui rendit son salut en s'inclinant en même temps que lui, bien élevée qu'elle était. Même si lui ne s'était contenté que d'incliner sa nuque. Peut-être qu'il ménageait son dos... Elle se demanda si c'était bien le cas, mais n'osa pas poser la question ; de toute façon, il renchérit sans lui laisser le temps d'en placer une :

Comment t’appelles-tu ? Tu n’as pas l’air de Kveta. Que fais-tu ici aussi tard ?

Chioné se mordit la lèvre avant de répondre :

Je m'appelle Chioné, et j'étais venue jusqu'à Cardrak pour chercher... ce que je pense avoir trouvé avec ces hommes. Je ne l'avais pas trouvé en arrivant ici, et du coup je me suis rabattue sur une visite de la cité, en compagnie de Dana... Vous la connaissez ? Vu que vous portez le même nom de famille...

La coïncidence était trop grande pour que Chioné ne la remarque pas. Après, elle pouvait se tromper, il y avait bien plus d'un âne qui s'appelait Martin, comme dirait sa mère... Bjergsen confirmerait ou infirmerait son intuition, elle verrait bien ce qu'il dirait.

Chioné.. au moins le patronyme sonnait-il originaire du coin, songea Bjørn alors que la demoiselle faisait preuve d’une éducation bien qu’un brin timide. La belle était probablement réservée ; il ne semblait pas y avoir de place pour l’expansion au milieu de ses traits gracieux – c’était probablement là que s’arrêtait sa comparaison avec les filles du coin, d’ailleurs, qui avaient une tendance marquée aux forts caractères forgés par le froid et la rudesse des hommes qui façonnait le quotidien des Glaces. Non, Chioné semblait plus délicate et si cela perdait de son charme aux yeux de Bjørn elle n’en restait pas moins intrigante, en tout bien tout honneur, évidemment. La réponse de celle-ci, d’ailleurs, fit tiquer le barbare qui haussa un sourcil intrigué ; qu’avait-elle bien pu trouver avec ces hommes outre les ennuis ? La question lui brûla les lèvres mais il réfréna sa curiosité, en outre déplacée, pour mieux ciller à la suite des informations, cette fois-ci clairement étonné. Dana ? Le Monde était décidemment petit, pensa-t-il en laissant entendre un petit ricanement nasal amusé. Cette jeune fille fourrait décidément son nez partout.. Bjergsen n’avait pas de difficultés à l’imaginer aider une Chioné égarée au détour des artères de Cardrak mais s’il saluait sa grandeur d’âme il avait tendance à la trouver bien trop invasive pour encourager son comportement sociabilisant.

« - Je la connais, oui. acquiesça Bjørn, laissant passer un temps tandis qu’il se visualisait les deux jeunes femmes visiter la capitale comme si c’était là la meilleure chose à faire dans les conditions actuelles.. ils vivaient par des temps étranges, assurément. Nous sommes cousins. rajouta-t-il en reprenant contenance, se redressant pour mieux hausser une épaule avec désinvolture, relâchant l’adrénaline qui commençait déjà à s’effacer. Ce que tu es venue chercher, hm ? »

Un coup d’œil en direction du chemin qu’avait emprunté les deux fuyards l’informa qu’ils n’étaient plus dans le coin et s’il ne voulait se montrer indiscret, la curiosité titillait un peu trop Bjørn pour qu’il ne puisse retenir la question. Comme son physique pouvait le laisser supposer, néanmoins, il n’était pas de ceux qui s’encombraient de distinction plus que nécessaire et la délicatesse n’était pas son point fort ; s’il conservait une allure polie il n’était pour autant pas prêt à reconsidérer son côté brut de pomme, quand bien même sa vis-à-vis se trouvait être un petit bout de femme en détresse. Quoiqu’elle semblait parfaitement se remettre de cette interlude, remarqua le salinéen sans pour autant le relever ; comme il le considérait un peu plus tôt, les esprits échaudés par cette absurdité qu’était devenue Terra Mystica les forgeaient malheureusement au gré des éventualités malheureuses sinuant le chemin de tout un chacun. Libre à elle de répondre la vérité ou d’éluder, quoiqu’il en soit. Bjørn ne comptait pas insister.

« - Kveta n’est pas le meilleur coin pour se perdre, tu sais. Tu as un endroit pour dormir, au moins ? s’enquit-il avec un brin plus de bonté d’âme ; trouver une auberge dans un endroit aussi paumé était hors-de-propos et Bjørn, un peu stupidement peut-être, se sentait responsable de cette gamine égarée à défaut de se contenter de l’avoir déjà sauvé une fois. »

La Reine des Neiges reprenait très vite ses esprits, autant pour faire bonne mesure que parce que c'était sincère. Elle se sentait mieux avec un grand costaud comme Bjorn, mais un jour, elle devrait faire abstraction de ce genre de sentiment. Surtout quand elle rejoindrait les Féral, enfin, si elle les rejoint un jour...

Bjorn confirma que lui et Dana étaient de la même famille. Cousins, plus précisément. Que le monde était petit, quand même... La probabilité pour que deux personnes de la même famille vivent dans le même endroit n'étant pas élevée, la jeune femme se retint de pousser un soupir : la sienne était encore loin...

Chioné hésita lorsque Bjorn lui demanda ce qu'elle était venue chercher en ces lieux. Elle avait déjà fait chou blanc avec Dana, et elle doutait que Bjorn puisse l'aider davantage. Mais en même temps, qui ne tente rien n'a rien, aussi prit-elle son courage à deux mains et lui dit :

Hé bien... Je cherche des gens qui portent ce symbole. Ils sont liés à l'assassinat de ma mère et... je veux comprendre pourquoi avant de chercher à me venger, ou non.

Elle lui tendit le papier sur lequel elle avait dessiné, quelques temps plus tôt en compagnie de Dana, le symbole qui hantait son esprit depuis un moment :

Spoiler:

Bjorn eut le temps de lui demander si elle avait un endroit où dormir avant de prendre le papier ; la Reine des Neiges haussa les épaules en secouant la tête négativement. A vrai dire, elle ne s'en était pas vraiment préoccupée...

Bjørn se saisit du papier que Chioné lui tendit, intrigué, saisissant son signe de tête en signe de dénégation du coin de l’œil avant de déplier la feuille froissée. Le signe n’était pas compliqué à déchiffrer mais le salinéen resta quelques instants à l’observer, presque soucieux sans se permettre de trop le montrer ; tout au plus haussa-t-il un sourcil, immobile à la faveur du crépuscule. Alors comme ça, elle cherchait à venger la mort de sa mère, assassinée par ces gens. Si Dana n’avait pas su la renseigner, Bjergsen n’en tombait pas des nues : elle n’était de retour à Cardrak que depuis peu et son adolescence dans la Toundra ne lui permettait pas de savoir grand-chose des actualités citadines. Lui, en revanche.. outre sa proximité avec les gens de Saline et sa popularité certaine, son rôle aux affaires royales le tenait au courant du moindre trouble de son pays. Ce sigle était remonté, une fois ou deux, lors de sombres histoires sectaires de l’arrière-pays ; rien qui ne savait perturber la bienséance du continent, et l’affaire avait bien vite été classé. De toute façon, les témoignages étaient trop vagues pour qu’ils puissent en retirer quoi que ce soit.

« - L’assassinat de ta mère.. Mes condoléances. se décida-t-il enfin à articuler, refermant le papier pour le lui rendre tout en la considérant avec un peu plus de recul ; une sombre histoire de vengeance ne lui apporterait rien de bon et elle semblait encore si jeune.. peut-être n’était-ce qu’une impression ; peut-être était-elle bien moins vulnérable et inoffensive qu’elle le paraissait, mais Bjergsen se refusait à la jeter ainsi en pâture à des intentions bien plus sombres lorsque ses yeux reflétaient encore une certaine pureté. Je suis désolé, je ne sais rien. il accompagna le mensonge d’un signe de tête contrit, imperturbable. »

De ce qu’il avait entendu dire, les gens qui portaient ce sigle étaient des chasseurs de démon ; des illuminés, comme l’avait soupiré Harald en disposant des insurgés d’un petit signe de main à l’époque où ils étaient venus se plaindre de cela la première fois. Les démons en Glace étaient des répudiés, des gens de Zelphos qui fuyaient le régime totalitaire mais le peu de fervents d’Azraël, s’ils existaient bien, ne faisaient de toute façon pas long feu, secte pour les chasser ou non. Il y avait une raison pour laquelle les Glaces se tenaient encore, imprenables, contre la folie des colons démoniaques, et il fallait être bien sot pour s’y aventurer seul sans alternative ou de plan rondement mené. Essuyant un soupir ennuyé, Bjørn s’agenouilla devant Chioné, n’ayant ainsi plus qu’à relever légèrement le menton pour plonger son regard dans le sien, lui accordant une position d’égal à égal lorsque jusqu’ici il l’avait toujours surplombé de sa taille indécente. Si elle n’était plus effrayée, le salinéen ne tenait pas à lui faire davantage peur ; mais si elle avait un quelconque rapport avec des supposés démons, ou bien feu sa mère, alors il lui fallait essayer de tirer les choses au clair, peu importait le fait qu’il était profondément dubitatif à ce sujet.

« - Chioné, je ne sais pas ce que ces gens te veulent, mais tu devrais faire plus attention. Est-ce qu’ils t’ont dit quoi que ce soit qui sortait de l’ordinaire ? Sais-tu pourquoi ils se sont attaqués à ta famille ? Et ton père, est-ce qu’il sait de quoi il en retourne ? s’enquit-il, précautionneux, aussi doux que pouvait l’être un barbare des Glaces, tout en soutenant son regard sans brusquerie. »

Le long silence qui vint renforça Chioné dans sa déception : Bjorn non plus n'en savait pas plus que Dana. La jeune femme retint un soupir et se contenta de hocher la tête lorsque Bjorn lui présenta ses condoléances et ses excuses.

Alors qu'elle avait baissé la tête, autant pour cacher sa déception et sa résignation, Bjorn s'agenouilla devant elle et lui prit doucement le menton pour lui faire relever la tête, planta son regard dans celui de la demoiselle et lui demanda sans détour :

Chioné, je ne sais pas ce que ces gens te veulent, mais tu devrais faire plus attention. Est-ce qu’ils t’ont dit quoi que ce soit qui sortait de l’ordinaire ? Sais-tu pourquoi ils se sont attaqués à ta famille ? Et ton père, est-ce qu’il sait de quoi il en retourne ?

Autant de questions auxquelles Chioné avait la réponse, mais sans avoir le droit de la donner. Mise à part la première. Les événements étaient encore récents pour que la jeune femme réponde :

Non, ils ne m'ont rien dit de spécial, mis à part le fait que ce n'était pas une bonne idée de se balader toute seule, surtout quand on est aussi jolie. Je cite. Mais sinon, non, je ne sais pas pourquoi ils se sont attaqués à ma famille. Quant à mon père, je ne l'ai jamais connu, en vingt ans d'existence. Autant dire qu'il n'est pas au courant de ce qu'il s'est passé...

Il était beaucoup trop dangereux de révéler ce qui attire les ennuis chez Chioné ; mais tant qu'elle ne ferait pas totalement confiance à Bjorn, elle ne lui dirait pas la vérité à ce sujet. Il fallait continuer à entretenir le secret pour le moment, même si elle espérait pouvoir le lui dire un jour.

Mais qui était-elle exactement, ce petit brin de femme qui ne savait rien mais qui se retrouvait inévitablement trempée dans des eaux troubles qui ne saillaient pas à son teint de porcelaine ? Simple innocente née au mauvais endroit, au mauvais moment, fréquentant les mauvaises personnes sans même en avoir conscience ou, tout au contraire, complice d’un mal corrompant les terres glacées de Saline, répandant ses poisons sur Selian et Silena, bifurquant sur la Toundra, gangrénant leurs stabilités de l’intérieur ? À moins que ce ne fut un mélange des deux ; si elle en savait plus qu’elle ne voulait bien l’admettre – ou le lui avouer – elle n’en restait pas moins dépourvu de contrôle, d’une réelle volonté de nuire et plus que tout autre chose, peut-être, cela plaçait Bjørn dans une situation délicate. Pouvait-il réellement la blâmer dans pareilles conditions ? S’il savait les colons de Zelphos capables de revêtir des formes trompeuses il n’en restait pas moins persuadé que Chioné, dans cette fierté relative des Glaces qu’elle dégageait, dans les nuances de ses cheveux ou dans les détails de son regard qui n’était pas sans rappeler son continent, était sincère ; autant que faire se peut, certes, dans la limite de la confiance qu’elle lui accordait, mais honnête. Un silence s’installa quelques secondes tandis que Bjergsen marquait un temps, considérant la gamine avant de lui adresser un fin sourire affable, presque encourageant ; qu’il ait à le regretter plus tard n’avait pas d’importance, il avait pris sa décision.

« - Et moi qui t’assomme de mes questions.. navré, je me mêle de ce qui ne me regarde pas. il accompagna l’excuse d’un petit hochement de tête contrit. Mais, et c’est le moins que je puisse faire, laisse-moi te proposer le gîte et le couvert pour ce soir. si elle tenta de répondre, même si ce fut pour acquiescer, Bjørn l’interrompit gentiment tandis qu’il se remettait debout. J’insiste. »

Sans même attendre une autorisation assurée, Bjørn lui fit signe de le suivre d’un signe du menton avant de tourner les talons, persuadé que Chioné lui emboîterait le pas quand bien même il ne lui avait pas réellement laissé le choix. Ce n’était ni tyrannique, ni réellement malsain : elle avait beau avoir vingt ans – ce qui en faisait d’elle bien plus une femme qu’une enfant – Bjergsen était habité de cet instinct paternel appuyé qui l’incitait à agir d’une manière probablement trop protectrice envers les ‘jeunes’ de Saline ; si les barbares des Glaces étaient tous frères, c’était chose logique que de veiller sur la progéniture des uns et des autres avec la même attention. Au final, ils formaient une grande famille soudée et c’était, au demeurant, ce qui leur permettait de ne pas sombrer dans l’individualisme sauvage de Feu, tout aussi fragmenté que les Glaces mais moins, bien moins habité du patriotisme patent du continent enneigé. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Bjørn s’assura que la jeune fille le suivait pour lui désigner une maisonnette un peu plus loin dont les lumières découpaient le crépuscule.

« - En théorie, ce n’est pas chez moi à proprement parlé.. mais je les connais bien et ils forment une grande fratrie, ce qui ne les dérange jamais de mettre à profit une chambre ou deux si besoin est. Et il est évident qu’on ne va pas te laisser dormir dehors, n’est-ce pas ? si la boutade avait des allures de blague, Bjergsen n’en oubliait pas pour autant les ombres qui tournaient autour de la demoiselle et, presque paranoïaque, jeta un coup d’œil autour d’eux pour s’assurer que le duo avait bien disparu – ou, pire, qu’ils ne s’étaient pas mis en tête de revenir avec quelques amis ; on ne savait jamais, avec les fanatiques.. »

Chioné s'en voulait presque de ne pas pouvoir tout dire à Bjorn ; elle aurait voulu être totalement honnête, mais Leyna l'avait bien prévenue. "Ne jamais dire que tu es une Féral". Comme si le dire lui attirerait les foudres de nombre de personnes qui n'aimaient pas le patriarche... En même temps, ça pouvait se comprendre, certains mortels n'aimaient pas les démons en général, alors bon, ça serait suicidaire que de le crier sur tous les toits.

Un silence s'était installé, mais il fut vite rompu par un Bjorn dont un fin sourire éclairait le visage, presque encourageant, qui déclara :

Et moi qui t’assomme de mes questions.. navré, je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Mais, et c’est le moins que je puisse faire, laisse-moi te proposer le gîte et le couvert pour ce soir. J’insiste.

Il n'avait même pas laissé à Chioné le temps de répliquer ou de protester ! Mais cela ne choqua pas la demoiselle, qui sourit à son signal de le suivre. Au fond, il avait bon cœur, ce qui contrastait fortement avec l'image qu'il pouvait renvoyer : imaginez un gros costaud qui renferme un petit cœur tout gentil tout mignon...

Après avoir marché cinq minutes - qui passèrent beaucoup trop vite pour Chioné - Bjorn finit par lui montrer une petite maison, repérable dans le crépuscule avec ses lumières, et lui dit :

En théorie, ce n’est pas chez moi à proprement parlé.. mais je les connais bien et ils forment une grande fratrie, ce qui ne les dérange jamais de mettre à profit une chambre ou deux si besoin est. Et il est évident qu’on ne va pas te laisser dormir dehors, n’est-ce pas ?

La Reine des Neiges lui adressa un sourire reconnaissant, qui voulait tout dire, avant de tourner la tête vers derrière elle : ses agresseurs n'étaient peut-être pas loin, cachés dans l'ombre, prêts à agir... Mais avec Bjorn et ses amis, elle ne risquait pas grand-chose. Du moins, elle l'espérait.

Bjørn frappa quelques coups à la porte de la chaumière dont les lumières striaient l’épaisseur d’encre de la nuit tombante à travers les fenêtres ; la fumée se dégageant du toit trahissait un feu de cheminée et, si le salinéen avait eu un odorat particulièrement doué, sans doute aurait-il pu saliver à l’odeur de viande qui trahissait son rôti d’un fumet engageant. Une nouvelle fois, il posa sur Chioné un regard encourageant, toujours armé de son fin sourire affable, presque protecteur, avant de reporter son attention sur le panneau qui pivota bien vite pour dévoiler une vieille femme, à la soixantaine bien tassée, à l’embonpoint certain mais dont le regard maternel dégageait une telle chaleur qu’il était étonnant de voir la neige s’accumuler devant sa porte. En reconnaissant Bjergsen, son visage s’éclaira d’un sourire lumineux et elle n’hésita pas à serrer le grand gaillard dans ses bras ; sa joie en était presque capable et le concerné ne put résister quant à arquer ses lèvres avec amusement, posant timidement une main dans le dos de son aînée qui ne tarda néanmoins pas à le relâcher.

« - Bjergsen ! Ça alors, si je pensais te voir ici.. oh, je vois que tu es accompagné ! Mais entrez, entrez, voyons, où sont mes bonnes manières. elle leur fit signe ce faisant pour allier le geste à la parole, refermant la porte derrière eux, remplaçant le froid caractéristique des Glaces par une douce chaleur qui ne tarda pas à les prendre aux tripes ; le visage rougissant très légèrement, Bjørn n’attendit pas une quelconque invitation pour retirer son manteau. Ah ! Milo va être si content de ta visite, il est encore alité mais il se remet bien, je te rassure. Et qui donc est ta petite amie ?s’enquit la matriarche en se saisissant de son bien pour le ranger tout en posant sur Chioné une paire d’yeux curieuse. »

Dans l’arrière-pays, il était rare que qui que ce soit parle le mysticien ; s’ils connaissaient le dialecte, ils en préféraient pour autant leur langue maternelle, celle qui avait servi à forger des alliances ou briser quelques ennemis, aussi était-ce sans surprise que leur hôte s’exprimait-elle en salinéen. Si cela sonnait naturel aux oreilles de l’huscarl qui ne s’en étonna guère, hochant simplement la tête aux paroles de celle-ci, cela n’était probablement pas le cas pour Chioné ; s’il assumait qu’elle fut une fille du pays en se trouvant sur sa route, il ignorait à quel point il se trompait et, reportant son attention sur la concernée qu’il s’apprêtait à laisser répondre, réalisa dans son expression et l’œillade qu’elle lui jeta comme un appel à l’aide que le discours de la madonne n’avait été qu’un amas de charabia sans logique. S’éclaircissant la gorge pour étouffer un petit rire amusé, Bjørn posa une main sur l’épaule de la jeune fille pour répondre à sa place dans le même dialecte dans un premier temps.

« - Chioné. Il se trouvait que nous allions au même endroit et je lui ai proposé de faire escale ici, si vous nous l’accordez. l’interpellée hocha vivement la tête en signe de dénégation, ravie d’avoir des invités, tandis que Bjergsen reprenait, cette fois-ci en mysticien : Malheureusement, elle ne connait pas un mot de salinéen. Je compte sur vous pour ne pas l’égarer.sur ce, il glissa un clin d’œil à la demoiselle pour mieux la relâcher, s’éloignant alors vers l’homme du foyer qui venait à leur rencontre. »

Comme soucieuse de ne pas froisser sa nouvelle invitée, la mère de Milo s’excusa auprès d’elle et lui proposa de la débarrasser de ses vêtements d’hiver tout en l’invitant à l’appeler par son prénom – Olga – avant de lui demander si elle avait faim, oh diantre vous devez probablement être exténuée, qu’est-ce qui vous amène par ici ?
Si Olga était accueillante et chaleureuse, elle n’en restait pas moins bavarde, presque cliché de ces mères-poules qui enfantaient les guerriers pour mieux leur ouvrir les bras en retour de guerre de ses talents culinaires et de son affection inépuisable – tant, d’ailleurs, qu’elle en avait à revendre pour les inconnus que les siens lui ramenaient au rythme de leurs aventures effrénés !

Chioné resta derrière Bjorn pendant qu'il tapait à la porte de la chaumière, peu rassurée malgré la présence du Cardrakien. Il posa sur la jeune femme un regard affable, continuant de sourire, lorsque la porte s'ouvrit sur une vieille femme, la soixantaine, avec un certain embonpoint. Chioné nota la chaleur du regard maternel de la vieille femme, et l'apprécia à sa juste valeur.

Elle s'écarta légèrement lorsque la vieille femme serra dans ses bras le Cardrakien, comme si cela faisait une éternité qu'ils ne s'étaient vus. Elle le relâcha ensuite et lui parla dans une langue inconnue à Chioné, qui regretta amèrement son manque de culture du monde. À part le mysticien et un peu le selian, que lui avait enseignés sa mère, elle ne connaissait pas les autres langues du monde...

La vieille femme invita Bjorn et Chioné à entrer, tout en discutant avec le Cardrakien. La jeune fille resta très discrète, écoutant silencieusement le discours qui lui était incompréhensible, lorsqu'elle sentit la main de Bjorn sur son épaule. Il parla encore un instant dans la langue inconnue avant de passer au mysticien :

Malheureusement, elle ne connait pas un mot de salinéen. Je compte sur vous pour ne pas l’égarer.

Elle lui adressa un sourire reconnaissant et laissa la vieille femme s'occuper d'elle, lui proposant de venir se restaurer en l'appelant par son prénom, Olga. La Reine des Neiges ne se fit pas prier et accepta l'invitation avec un grand sourire aimable et poli.

Elle répondit à la curiosité d'Olga en racontant son histoire, qu'elle avait déjà raconté à Bjorn quelques temps plus tôt. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait en sécurité quelque part. Le repas se passa bien, tous riant, plaisantant - en mysticien comme en salinéen, comme le lui expliqua Olga - et Chioné en profita pour apprendre quelques mots de salinéen, à la grande joie d'Olga et de sa famille.

Mais tout repas a une fin, et celle-ci vint rapidement. Chioné aida Olga à débarrasser - même si celle-ci protestait que non, c'était inutile, une invitée n'avait pas à aider la maîtresse de maison pour ranger le repas, même si Chioné notait que la vieille femme appréciait malgré tout - avant qu'elle ne lui prépare un lit près du feu. La Reine des Neiges s'y glissa après avoir remercié la vieille femme pour son hospitalité, et s'endormit profondément, ayant oublié qu'elle était poursuivie...