Roots backtracking

Le navire filait droit, toujours vers le sud. Sous son bois, l'eau glissait si vite qu'on ne pouvait y voir que des filaments dorés de lumière. Penché par dessus le bastingage, Yilan admirait ces rayons marins et laissait son esprit divaguer. Il allait bientôt falloir ressortir les fourrures.

Diversifier le commerce qu'il avait dit. Trouver de nouveau produit, se lancer dans le braconnage et compagnie. Comme si la prostitution et l'esclavage ne lui suffisaient pas... Asservir le genre humain était une chose, mais voilà qu'il voulait s'étendre aux animaux. Abran Kaï, et sa volonté de détruire tous les emblèmes de la liberté... Yilan Thorn aurait bien vomit sur ses chausses s'il n'y avait pas mieux à faire. Mais ça, ce n'était pas nouveau.

Ce qui n'était nouveau non plus, c'était le sentiment qu'autre l'attendait dans cette mission. Il avait été désigné d'office, c'était sa terre natale après tout. Qui mieux que lui pouvait mener cette chasse ? La vérité était qu'une fois arrivé sur le sol gelé de Saline, il ne saurait pas par où commencer. Les landes étaient immenses et il était impossible de s'y repérer.
Et pourtant, il se sentait comme guidé vers cette destination à la fois familière et inconnue. Il se sentait comme un puzzle auquel il manquait une pièce, un tableau dont un coin n'a jamais été achevé. Le seul moyen de terminer cette oeuvre était-il de se rendre sur la terre de ses ancêtres ? On le saura bien assez tôt.

Le vent était favorable. Un courant chaud provenant des terres gonflait les voiles et poussait le navire vers sa destination. On pouvait tout de même sentir qu'il faiblissait. Il allait bientôt falloir sortir les fourrures, Yilan le savait.

"M’exciter pour quoi ? De la neige et de la glace ?"

Le pirate avait répondu dans le vide de l'océan, sans se retourner vers le mastodonte qui lui avait posé la question. Lorsqu'il le rencontra pour la première fois, Yilan se dit que Kahn était l'exemple type du guerrier des Sables Brûlants. Une masse de muscle à faire pâlir un pachyderme rattachée à un cerveau incapable de retenir plus de dix mots faisant plus de deux syllabes. Mais ça, c'était à leur première rencontre.
Au fil du temps, en observant bien, on pouvait remarquer que ce bodybuilder en peau de cuir profitait de toutes les occasions possibles pour éviter d'utiliser son physique. C'était un peu comme s'il pensait avoir assez travaillé pour l'obtenir et qu'il avait maintenant droit à un peu, voir pas mal, de repos.
C'est cet aspect de la personnalité de Kahn qui avait plu à Yilan. Une montagne de muscles se fondant au milieu d'autres montagnes de muscles, c'était pas très intéressant. Le fait qu'une d'entre elles se démarque un tant soit peu avait poussé le pirate à se lier d'amitié avec. Enfin, amitié, c'était un bien grand mot, vu que Yilan avait un mépris considérable pour cette bande d'esclavagistes débraillés ayant plus de considération pour la bière que pour le genre humain.

"Faut qu'on se prépare à accoster, on arrivera d'ici quelques heures."

Le pirate se redressa. Il lança quelques signes et hurla une série d'ordres afin que les derniers tires-au-flanc se sortent de leur roupillon et s'activent. Il fallait préparer les sacs de vivres, vérifier que les vêtements soient prêts et bien d'autres choses encore. Ils allaient s'enfoncer dans un désert polaire pour une durée indéterminée, qui pourrait s'étendre à plus d'une dizaine de jours. Yilan ne se voilait pas la face, tous ne reviendraient pas. Lui-même risquait d'y rester.
Une bourrasque d'air glacé souffla sur le pont du navire. Bientôt, il allait falloir sortir les fourrures.

"Et toi, tu te sens prêt à affronter le dur temps de Saline ? Tu sais que tu pourrais rester à bord pour entretenir le bateau n'est-ce pas ?"

Le sourire était revenu sur le visage de Yilan. Il n'était jamais très loin après tout. Avec sa provocation, il lança une chope vide à son énorme compagnon de voyage. Il en trouva une pour lui même et entrepris de se servir au tonneau de bière qui trônait au milieu du navire, mais dont seuls les gradés osaient profiter. L'air marin chargé de sel asséchait la gorge, la rincer lui ferait le plus grand bien.

Était-ce de l'embarras que Yilan percevait dans la réponse de son compagnon ? Le pirate prit une grande gorgée de bière pour ne pas de rire. Même s'il aimait se moquer de la montagne de muscle, il ne voulait pas la blesser. C'était après tout un des seuls hommes pour lequel il avait un tant soit peu d'estime.

"Le plan ?"

Le chef de l'opération haussa les épaules. Pourquoi fallait-il toujours qu'il y ait un plan ? Il était de toute façon impossible de prévoir tous les événements qui auraient lieu. Tenter de tout planifier, c'était se borner à ne pas inclure l'imprévu. C'était un peu comme courir dans une forêt en feu avec des œillères, on risquait bien de ne pas voir l'arbre tombant depuis le côté. Yilan préférait prendre ses décision l'une après l'autre, en restant prêt à toute éventualité. Il offrit quand même un semblant de réponse à Kahn.

"C'est à cette saison que les montags se reproduisent. C'est un des seuls moment de l'année où ils s'éloignent des tribus sondag. Autant dire que c'est la seule opportunité pour en capturer. Après, va savoir où il sont vraiment. Si ça se trouve, on va errer dix jours sans croiser le moindre animal..."

Au dessus d'eux, la vigie se mit à hurler. La terre était en vue. Le pirate était un peu surpris d'arriver aussi vite. Il pensait qu'il ferait plus froid. Mais après tout, c'était les mois les plus chauds de l'année, et ils avaient un courant d'air chaud qui les poussaient depuis le début du voyage. Il ne faisait aucun doute qu'une fois sur les terres, la température descendrait drastiquement. Yilan ramassa la fourrure qu'il s'était préparé et s'en recouvrit les épaules. Ils allaient bientôt débarquer.

"Trêve de bavardage mon ami. Il est temps de se préparer. Va secouer les derniers tire-au-cul. On pourra rediscuter lorsqu'on aura monté un campement."

Comme pour illustrer ses paroles, Yilan jeta sa chope sur les hommes qui s'étaient amassés contre le bastingage pour les secouer. Il leur beugla une série d'ordres ponctués des injures traditionnelles des pirates. Puis il scruta lui aussi l'horizon. Il eut une impression étrange, comme si cette terre qui lui était natale lui renvoyait son regard. Il se sentait à la fois attiré et repoussé par cette étendue glacée. La toundra de Saline lui faisait le même effet qu'une belle femme dont il voulait obtenir les faveurs mais n'osait l'aborder, de peur qu'elle le rejette et s'enfuit.
Puis il se retourna. Les cris continuèrent de fuser. Une excitation générale régnait sur le pont, comme pour chaque débarquement.

"Ouais, mais pas tous en même temps. Kahn, trouve un point d'accroche pour une corde."

Yilan n'avait pas su gérer la précipitation de son équipage. Personne n'avait été blessé pour le moment, et il souhaitait que cela reste ainsi. Le capitaine lança un cordage à son ami et alla en chercher un pour lui même. Il s'équipa également d'une lourde masse et d'un pieu qu'il se débrouilla pour accrocher dans son dos. Il avait les mains libres, et attrapa une amarre située à l'avant du navire. Un large sourire fendit son visage, il avait envie d’essayer quelque chose.

"Les enfants, regardez comment on fait bien les choses, et prenez-en de la graines !"

Les plus anciens, ceux qui connaissaient le mieux les tors et les travers de leur capitaine, arrêtèrent immédiatement toute activité pour voir ce qui allait suivre. D'habitude, quand Yilan sortait ce genre d'annonce, il fallait s'attendre soit à une acrobatie impressionnante, soit à un plantage de grande envergure. Dans tous les cas, il ne fallait rien manquer.
Le pirate, accroché à son amarre, se lança par dessus le bastingage et se balança à l'extrémité du cordage. Son inertie lui fourni une bonne vitesse lorsqu'il se lâcha à moins d'un mètre du sol, lorsque la tangente du balancier était parallèle à la plaque de glace. Il perdit presque son équilibre sur les premières longueurs parcourues en glissant, mais se stabilisa à la hauteur du barbare qui se démenait pour ne pas passer sous la couche givrée. Yilan s'étonna au passage de la solidité de la glace.

"YAAAAAAAAAAAAHOOOOOOOOOOOOOOOOOOO !"

Sur le navire, un cri de joie retenti à la suite de celui poussé par Yilan. Ce dernier parcouru rapidement la distance qui séparait son bateau de la plage glacée, laissant une corde se dérouler derrière lui. Arrivé sur la neige ferme, il écarta la couche de poudreuse afin de trouver de la matière assez solide pour planter son pieu. Une première corde fut ainsi tendue entre la terre de Saline et l'équipage des Sables Brûlants. Le déchargement pouvait commencer.

***

Il fallu le reste de la journée pour que l'équipage débarque et établisse un campement de base. De grandes tentes avaient été montées et les hommes s'y entassaient pour se réchauffer autours de braseros. À l'extérieur, des gardes grelottaient, attendant impatiemment qu'on les relève. Dans une tente plus petite, mais bien mieux équipée, Yilan s'était retrouvé avec quelques lieutenants afin d'expliquer la suite des opérations. Certains hommes allaient rester sur le navire afin de le garder et d'éviter qu'il ne soit prit dans les glaces. Les autres partiraient à l'exploration des steppes givrées. Il avait été convenu que, trente jours plus tard, les hommes restés sur la cote repartiraient même si les autres n'étaient pas revenus.

Parmi les hommes conviés à la réunion se trouvait Kahn. Yilan avait observé son ami, mais aussi les objets sur lesquels il s'asseyait. Il s'étonnait de ne pas les voir s'enfoncer plus dans la neige. Ainsi, lorsque chacun se séparèrent, il se décida à mener un petit test. Le pirate retint le barbare derrière, prétextant vouloir lui parler. Dès qu'ils furent seuls, devant l'entrée de sa tente, le capitaine prit le guerrier par surprise et le saisi au col. Il ne pensait pas réussir à le soulever, et fut lui même étonné de la simplicité qu'il eut à le propulser en arrière. Le visage de Yilan devint alors neutre, et il souleva la bâche refermant l'entrée à ses appartements. La scène n'avait pas eut de témoin. Et si ça avait été le cas, il pouvait s'agir d'une petite querelle interne qui serait vite réglée.

"Il va falloir que tu me dise deux ou trois petites choses, je crois."

Cette fois-ci, il était clair que le barbare ne pesait pas le poids qu'il semblait faire. Yilan voulait tirer les choses au clair sur la nature de son compagnon. Il lui faisait confiance et, peut-importe son explication, il le croirait.

Yilan prit quelques instants pour assimiler l'information. De l'extérieur, cela se traduisait par un regard plongé dans le vide et un air contempla-méditatif. À l'intérieur, une part de l'esprit du pirate explorait les tenants et aboutissant de la nature de son ami. Dans un sens, ce n'était pas grave du tout, avoir un élémentaire de l'air avec soi ne pouvait pas être une mauvaise chose, si ? En tout cas, si ça posait problème à Kahn, ce n'était pas le cas de Yilan. Après tout, il en faut peu pour troubler la confiance d'un homme...
Mais ça, ce n'était qu'une partie de son esprit. Le reste avait une occupation bien différente...

"Eh ben dis donc... Me cacher un truc comme ça... On peut dire que tu ne manque pas d'air !"

Les joues du pirate se gonflèrent avant de laisser s'échapper un rire si puissant que les peaux de la tentes vibrèrent gentiment. Et ce n'était pas fini...

"Faut dire que tu caches bien ton jeu, tout à l'heure sur la glace, il me semblait que t'étais en train de t'essouffler !"

Et ça continua ainsi pendant près d'un quart d'heure. Yilan enchaîna les jeux de mots, plus minables les uns que les autres. Il y en avait tellement que même moi j'aurais eut de la peine à les trouver. Quand enfin il s'arrêta, le pirate essuya ses yeux d'où une paire de larmes s'étaient mises à couler. Il posa sa main sur le genou de son ami et lui sourit.

"T'en fais pas mon gros, voilà ce qu'on va faire: ..."


Dès le lendemain, le plan pour éviter que la nature de Kahn ne s'ébruite fut mis en route. Ce n'était pas grand chose, mais cela impliquait entre autre que les deux amis soient séparés durant la majeure partie de la journée. La troupe de pirate avançait lentement dans le paysage enneigé. Pour rendre la marche plus simple, les hommes se suivaient en file indienne, comme des loups, se relayant à l'avant pour marquer la trace.
Afin d'éviter que quelqu'un d'autre ne remarque les soucis que posaient le poids du barbare, ce dernier avait été nommé chef de l'arrière garde par le capitaine de l'expédition. Ce dernier en revanche ne pouvait pas quitter sa place à la tête de la colonne. Après tout, c'était aussi lui qui servait de guide.
Un bien piètre guide, il fallait dire. Il se dirigeait au hasard dans les plaines enneigées. Il n'avait aucune idée de quelle direction il fallait prendre. Les Mondags étaient une race de canidés sauvages, ils n'étaient pas du genre à revenir au même terrier chaque année. Il le savait, et il s'était préparé. Il avait su dès le départ que ce serait un échec. Il avait même préparé ses excuses pour sa rentrée. Et pourtant...

Et pourtant, après plusieurs longues journées de marche, alors que le matin du retour approchait, Yilan Thorn, le sondag exilé, senti dans ses tripes quelque chose de trop naturel pour être vrai. C'était comme une grande gorgée d'eau prise après plusieurs heures passées dans une pièce pleine de poussière. Un sentiment qui pénétra son corps comme un frisson, et se répandit chaleureusement dans tous ses membres avant même qu'il ne se rende compte de quoi il s'agissait.
Un hurlement dans la nuit. La voix d'un animal retentissant sur la lande enneigée. Unique, empli de tristesse, de solitude.
Ce n'était pas au signe auquel Yilan s'attendait. Il ne s'attendait à rien pour tout dire. Mais ce hurlement lui était à la fois étrange et familier. Il ressentait dans ses tripes toute sa signification. Il n'y avait pas d'autre chant pour le suivre. C'était un mondag, à n'en pas douter, mais aucun membre de la meute ne le suivait. Le sondag sorti de sa tente et trouva ses hommes à la fois apeurés et excités. Il leur fit signe de ranger leurs armes.

"Demain, les gars. De nuit, on ne ferait que de se perdre. On les retrouvera demain."

Yilan retourna se coucher, me ne réussi pas à dormir. Ce cri résonnait encore dans ses oreilles. Il le comprenait, mais ne savait pas à qui il était destiné. C'était la voix d'un Mondag solitaire. Un de ses loups qui n'avait pas trouvé de compagne avec qui s'accoupler, peut-être. Mais pourquoi, au fond de ses tripes... Ce sentiment sur lequel il n'arrivait pas à mettre le doigt. Cette impression que quelque chose d'autre l'attendrait.
C'est alors que germa une pensée, une idée. Une espoir...

Demain, peut-être que...

Au sommet d'une de ces dunes blanches ponctuant le quotidien des pirates depuis plusieurs semaines, Yilan Thorn se frotta les yeux afin de les garder ouverts. Il n'avait pas réussi à trouver le sommeil cette nuit. Le sentiment qui l'avait gardé éveillé l'accompagnait toujours alors qu'il scrutait l'horizon immaculé.
Devant lui se tenait un tableau d'une seule couleur, totalement unie. Des nuages couvraient le ciel et là-bas, au loin où le regard se perdait facilement, il rejoignait le sol enneigé, si bien qu'il était impossible de les différencier. D'ici quelques heures, un brouillard allait tomber et il deviendrait impossible de se diriger. Continuer la traque devenait dangereux, car l'heure où les pirates devraient rebrousser chemin était désormais très proche. Mais que se passerait-il si Yilan décidait de tourner ses talons maintenant ? Pour beaucoup de ses hommes, il était impensable de rentrer après avoir entendu le hurlement de la veille. Tout le monde savait que la meute était proche...

C'est alors que, dans ce paysage monochrome, une tache noire fit son apparition. Quelque chose bougeait, quelque chose de vivant, qui luttait difficilement pour le rester. Le sang de Yilan ne fit qu'un tour. D'un signe de la main, il fit signe à son équipage d'avancer. La créature était assez proche pour espérer la rattraper. Si c'était un mondag épuisé par la famine ou une éventuelle blessure, le capturer était envisageable. Dans son estomac, quelque chose se nouait. Ses tripes hurlaient à l'acte contre nature qu'il était en train de réaliser. Il s'y était pourtant préparé, mais il ne s'était pas attendu à ce que son appréhension soit si forte. Il y avait quelque chose de plus. Mais il ne savait pas quoi. Pas encore.

Plus il s'approchait, plus il sentait que c'était bel et bien un mondag qui boitait devant lui. Pourtant, pas de sang. L'animal avait du se blesser après une chute. Le capturer allait être dangereux, mais pas impossible. Yilan fit signe à ses hommes de s'étendre afin de l'encercler. Il s'avança lui même dans le cercle formé par les pirates, s'approchant de l'immense loup noir qui se trouvait devant lui. Le sentiment dans son être s'intensifiait alors que la distance diminuait. Et soudain, une vague de souvenirs s'effondra sur son esprit. Il vit son champ de vision s'élever et compris qu'il venait de tomber à genoux. C'était la première fois qu'il subissait un choc pareil.

Et, devant lui, le mondag s'était retourné, visiblement soumis au même phénomène. Il s'était couché, et enfonçait son museau dans la neige, comme pour refroidir une ardeur depuis longtemps muselée. Mais quand le regard des deux êtres se croisèrent, lorsqu'ils se sont reconnus, enfin, après toutes ces années. Les deux consciences qui, jusque là, se pressaient l'une contre l'autre, provoquant ainsi une douleur indescriptible chez chacun d'eux, se relâchèrent finalement, et se mêlèrent l'une à l'autre...

...Et durant un instant, Yilan n'existait plus. Tout comme le mondag, son mondag, Tij. Tout les deux ne formaient plus qu'un. Leurs corps, restés figés l'un en face de l'autre, s'effondrèrent et furent pris de convulsion. Certains pirates, ne sachant pas comment réagir, s'avancèrent vers le loup géant, se disant qu'abattre la bête tirerait leur capitaine de l'état critique où il se trouvait plongé.
Un homme leva son arme, comme tous ses compagnons, il n'avait pas vu les ombres blanches qui se déplaçaient dans leur dos. Et lorsqu'il voulu laisser tomber sa lourde lame, un hurlement presque animal l'arrêta. C'était Yilan, accroupi, qui de sa simple voix, avait figé tous les êtres aux alentours, humains et animaux. Des grognements se firent entendre aux alentours.

Durant le mélange de leurs esprits, Yilan et Tij avaient partagé leurs souvenirs. Tout deux étaient en chasse, et le pirate pouvait voir le piège tendu par le montags, un d'entre eux jouant au blessé afin de faire approcher leur proie. Son cri s'était autant adressé au bêtes qu'aux hommes, et lui avait offert le laps de temps nécessaire pour qu'il reprenne ses esprits, recentre les enjeux de la situation.

Puis, d'une voix à peine audible, ses yeux plongés dans ceux de Tij, le pirate relâcha quelques mots, que seuls les hommes les plus proches purent entendre:

"Tuez-les tous."

Ce qui s'ensuivit fut quelque peu perturbant pour les hommes aux alentours. Voir leur capitaine se relever et trancher le bras d'un de ses compagnons, ce n'était pas exactement ce à quoi ils s'attendaient. Il n'eurent toutefois pas le temps de s'en faire beaucoup plus, l'équipage ayant une meute entière à affronter. Un enfer rempli de griffes et de crocs, surgissant de la neige avant d'y disparaître presque instantanément, les mondags se déplaçaient et attaquaient sans relâche avec une agilité étonnante au vu de leur taille.

Et Yilan Thorn se dressait dans cette tempête sauvage, tranchant tous les hommes que le croisaient. Ceux qui avaient compris qu'ils avaient affaire à un traître ne résistaient pas très longtemps, devant faire face à la fois à leur capitaine, et à cette bête infernale, au pelage noir contrastant avec la neige et le sang. Dans la tête du sondag, l'univers s'était totalement retourné. Il avait constaté la servitude dans laquelle il vivait, et la liberté que Tij lui offrait. Il avait décidé de renier la première et d'embrasser la seconde. Le massacre qui était en train de se dérouler n'était que l'issue logique de sa décision.
Et pourtant, il s'arrêta. Sa lame tendue vers son prochain adversaire: une montagne de muscle des plus impressionnante qu'il avait appelé ami pas plus d'une nuit plus tôt. Kahn, l'élémentaire de l'air en conflit avec lui même, tout comme Yilan l'était quelques instant plus tôt. Son sabre tendu vers ce compagnon aussi différent que proche, il ne pouvait pas se décider à l'affronter, et s'il ne pouvait pas le combattre, il ne lui restait plus qu'à le faire résonner.

"Kahn..."

Reculant d'un pas à chaque fois que le mastodonte en faisait un, Yilan faisait tourner les rouages de son esprit aussi vite qu'il le pouvait. Un long discours serait inutile. Il lui fallait être simple, concis, percutant.

"...Réfléchis, Kahn. Fais ce que te dicte ta nature. Choisis ta vie: fais comme moi et sors de ta cage."

Et encore une fois, ce barbare n'écoute pas. On a beau tenter d'être clair, quand il s'échauffe, les mots ne servent plus à rien. Yilan le connait bien, et sait bien que si Kahn avait vraiment désiré le décapiter et ramener sa tête en trophée à Abran, il aurait déjà essayé. Il était clairement énervé, mais ne devait pas comprendre ce qui était en train de se passer. Après tout, la trahison du pirate était peut-être un morceau trop gros à digérer...

Autour des deux hommes, un festin funeste avait commencé. Les loups géants dépeçaient avec expertise les cadavres humains. On ne chasse pas un chasseur aussi facilement. Certaines bêtes gardaient un œil sur les deux intrus. Pour le moment, aucun des deux ne semblait avoir des intentions hostiles envers la meute. Seul Tij semblait avoir un véritable intérêt sur ces hommes. Il avait tiré la carcasse d'un des pirates entre eux, celui qui menaçait de l’exécuter un peu plus tôt, et dévorait sa chair en surveillant le barbare. Il ne se montrait pas particulièrement menaçant, mais il était clair qu'au moindre mouvement de Kahn, le loup au pelage noir serait prêt à défendre Yilan, son humain.

Et Yilan savait comment calmer son ami, ou du moins pensait le savoir. Il baissa son arme, sa tête bascula en arrière et un rire se mit à résonner du fond de sa gorge. Il savait qu'ainsi, il le surprendrait, que Kahn se souviendrait peut-être de l'homme se tenant devant lui et que, dans la situation présente, ils seraient certainement en train de se battre si l'un des deux désirait vraiment tuer l'autre.

"Tu croyais vraiment que j'avais un plan ? Tu croyais même qu'on aurait eu une chance contre cette meute ? On est sur leur terrain Kahn, on ne les a jamais chassé, c'étaient eux qui nous pistaient ! Ils nous ont laisser nous épuiser dans la neige et le froid avant de nous tendre un piège !"

Yilan s'avança vers le géant, les bras écartés. Il montrait l'espace où ils se trouvait, ce terrain de neige infini. Il voulait lui faire comprendre qu'ils n'étaient pas chez eux, qu'ils s'étaient aventurés sur une terre hostile, et que pour y survivre il fallait suivre ses règles, et ne pas tenter d'imposer les siennes.

"Regarde autours de toi ! Combien de mes chiens ont été blessés ? Tu crois qu'en me battant avec ces ordures à la botte d'Abran j'aurais pu survivre ? Regardes bien, et demandes-toi pourquoi tu tiens encore debout: ils n'ont pas besoin de toi pour être repus. Et tiens, observe un peu, regarde ce à quoi on s'attaquait !"

Sans s'en rendre compte, Yilan était en train de s'échauffer lui aussi. Lui qui pensait avoir un contrôle absolu sur sa personne était en train de hurler plus fort qu'il ne l'avait jamais fait auparavant. Au fond de son être, une bête sauvage montrait des crocs qui n'avaient pas servi depuis longtemps.
Et autour des deux hommes, de nouvelles ombres blanches apparaissaient. Elles étaient immenses. Bien plus grandes et bien plus grosses que n'importe quel animal ayant participé au massacre des pirates: les femelles dont le ventre de certaines était encore tendu par la progéniture qu'elles portaient. D'autres, maigres, étaient suivies par des petites boules de poils dansant sur le manteau blanc et rouge. La meute entière était enfin réunie, ses membres les plus faibles, les plus vulnérables, ne craignant pas le moins du monde la menace de deux hommes.

"Voilà ceux que tu appelles mes chiens Kahn. Regardes-les et répètes moi ça tu veux, car je ne vois pas d'autres gentils toutous bien dressés que ceux qui gisent à nos pieds. Vas-y répètes, prouves-moi que tu es le bon cabot d'Abran Kaï, que je puisse terrasser sans regret le seul de ces hommes que je pouvais appeler ami !"

Les loups géants ne prêtaient toujours pas la moindre attention aux humains. Ils gardaient toutefois leurs distances. Seul Tij, assis entre les deux, continuant son repas funeste. C'était un tableau sauvage, une symphonie de crocs et de bestialité où les chiots recevaient leur première leçon de vie et où seuls les deux pirates sonnaient faux.
C'est à cet instant que l'ensemble de sa vie apparu à Yilan. Il perçu tout ce qu'il avait balancé, tout ce qu'il avait perdu lorsqu'il avait rejoint les pirates d'Abran Kaï. Il pensait alors trouver une vie d'aisance et de libertés, mais il s'était finalement retrouvé enchaîné. C'est sur cette vie qu'il crachait maintenant, sur tous ces pirates imbéciles et sur lui aussi. Sa rage était retombée, des larmes coulaient sur ses joues. Il continua de parler, et il n'y avait aucun sanglot dans sa voix.

"Tu m'as dit il y a quelques jours des mots qui me sont resté. Tu m'a dit que c'était la merde, que ta nature était de la merde, mais je ne peux pas croire ça. Tu es en vie, mais tu ne sais pas ce que c'est de vivre. Tu as toujours été soumis aux Sables Brûlants et tu as oublié ce que c'est de vivre. Ce n'est pas ta nature qui est merdique, mais le fait que tu l'ais oubliée. Laisses tomber ton masque, Kahn, redeviens qui tu es vraiment."

Il était calme, serein, heureux de s'être détaché de cette existence où il ne pouvais pas vivre sa vie. Il parlait maintenant avec son cœur, certain que Kahn saurait entendre raison. Il ne connaissait pas tous ses secrets, loin de là, mais il sentait que ce géant brutal et barbare vivait une existence contradictoire. La même existence que Yilan vivait jusqu'à ce qu'il retrouve Tij.

***

Yilan sorti de la tente. Il inspira à plein poumon l'air glacé et fut parcouru par un frisson revigorant. Le paysage s'étendant devant, derrière et tout autours de lui avait retrouvé son aspect immaculé. La nuit avait effacé les traces du massacre de la veille.

Yilan ferma les yeux un instant.

Il tenta de se ramener les sentiments qui avaient pris possession de son corps. La liberté retrouvée, qu'il avait su partager... C'était un nouveau mon qui s'ouvrait devant lui. Une page blanche qu'il pourrait marquer de sa trace. Plus jamais il ne laisserait quelqu'un lui dicter sa conduite. C'était lui, désormais, qui tenait la plume de son destin.
Du bruit se fit entendre derrière lui. Deux silhouettes émergèrent de dessous la neige. Une était noire, l'autre rouge, et les deux levèrent les yeux vers le sondag, l'interrogeant du regard. Où va-t-on ? Que fait-on ? Le loup fut le premier à lâcher prise. Il se dressa sur ses grandes pattes et se dirigea vers l'entrée de la tente d'où dépassait Okko. Il approcha sa truffe de l'étrangère et commença de la renifler. Yilan sourit devant la curiosité de Tij, et son regard se perdit à nouveau dans le lointain.

"On va suivre la meute quelques jours..."

Maintenant qu'ils n'étaient plus que deux, ils étaient sûr de ne plus manquer de provisions. Ils risquaient même d'avoir de la peine à tout transporter. Tij allait en porter une bonne partie, ce qui allait permettre au sondag de partir à la rencontre de ce pays où se trouvaient ses racines et de passer du temps avec son mondag.

Son mondag...

Une pensée le frappa. Qu'allait-il se passer désormais ? L'idée que Tij reste avec la meute l'avait hanté toute la nuit. Tellement de choses s'étaient passées durant la dernière journée. C'était beaucoup, et même Yilan allait avoir besoin d'un peu de temps pour récupérer. Les pirates, la meute, Tij, Kahn... Okko...

Cette brute de femme rousse, un, ou peut-être une, élémentaire qui avait su surprendre Yilan. Lui qui savait toujours garder un masque balançant entre flegme et indifférence n'avait pas réussi à contenir sa surprise. Encore du changement, encore un de ces basculements de vie qui la rendent si intéressante. Il sourit à cette idée alors que ses yeux vinrent à nouveau se fixer sur Okko.

"On va pas traîner, sinon on va les perdre."

Yilan se faufila à côté de la rousse. Il retourna dans la tente pour rassembler ses affaires. Quelques vêtements qu'il garderait au sec, la peau sur laquelle il allait dormir, quelques vêtements chauds... Il fit attention à garder assez de place pour la nourriture et la tente. Inconsciemment, il choisi de laisser certaines choses qu'il aurait peut-être prises avec la veille. C'était une lutte de survie contre la nature qui allait commencer, et il ne voulait manquer de rien. Il voulait qu'elle ne manque de rien.

Les jours filèrent comme les nuages au dessus du drôle de couple qui errait dans le paysage immaculé de Saline. Ils suivaient la trace de la meute, guidés de temps en temps par Tij. Le mondag balançait souvent entre les deux. Son lien avec ses semblables était trop fort pour les quitter tout le temps, mais il retournait souvent sur ses pattes pour s'assurer que Yilan ne disparaitrait pas encore une fois.

Aux heures de marche s'interposaient les heures de repos qui se constituaient essentiellement de sommeil. À peine avaient-ils étendu leurs nattes à l'intérieur de la tente que le sondag et l'élémentale s'écroulaient de fatigue. Leurs échanges s'en trouvaient diminués, et le silence qui avait pris la place de la gêne des premiers jours n'était rompu que pour quelques mots nécessaires, sans politesse, sans rudesse, juste le strict minimum.
Les repas étaient frugaux et pris à même la marche. Seul le déjeuner avait quelque chose qui ressemblait à de la consistance vu qu'il palliait également aux ressources épuisées durant la nuit. Tout était mangé froid, ou chauffé par leur corps sous les couches de leurs vêtements. Leur survie ne tenait qu'au fil de l'économie drastique de leurs ressources, tant physiques que vivrières.

Mais la fin de ce périple fut finalement annoncé un jour de brouillard d'où retenti le hurlement distinct d'un des énormes loups dans le silence glacial. Yilan s'était arrêté brusquement. Des souvenirs revenaient à son esprit, et il crut deviner la signification de ce signal. Le son d'une corne confirma son instinct. L'expression de son visage mêlait l'excitation et ainsi qu'une certaine crainte lorsqu'il se retourna vers Okko.

"Changes de forme. Vite, avant qu'ils ne te voient..."

Très vite, les sirènes se multiplièrent devant eux. Tij apparu soudainement. Il était tendu. Pas de grognement, pas de menace. Il se dressait juste devant eux, comme un obstacle, un avertissement.

"...Dans ces circonstances, ils risquent de vouloir tuer tout homme ne faisant pas partie de leur tribu."

Les sourcils froncés, les yeux fixés droit devant lui, son sourire prenait un aspect carnassier. L'attitude de Yilan n'était pas du tout la même que celle du mondag. Il semblait prêt à se jeter à la gorge de tout ce qui surgirait devant lui.

"Je n'sais même pas s'il me laisseront en vie."